Nicolas Piot
07/09/2025
Pour moi effectivement les Russes jouent aux échecs, dans le sens où la force des pièces compte bien sûr et la supériorité numérique est un avantage, mais la position reste primordiale et on peut mettre mat un adversaire en supériorité numérique.
Et il y a il me semble à mon petit niveau d'échecs une forte notion de Judo/aikido aux échecs où on tente d'attirer l'adversaire dans des pièges en l'attirant à attaquer quelque part pour au final le mettre dans une position de faiblesse. On lui montre une pièce bien tentante à prendre, qui l'amènera à sa défaite. Et on perd souvent quand on est trop enferré dans son plan sublime, et qu'on perd de vue ce qu'est en train de manigancer l'adversaire.
Mais pour moi, les américains jouent au monopoly beaucoup plus qu'aux échecs : jeu très basique où celui qui gagne est celui qui aura réussi à acheter le plus de terrains, et construit des hôtels pour faire payer les autres.
Ah tiens, ce n'est pas l'ex métier de Trump ça? construire des hôtels? A gaza beach par exemple!
Ou bien celui qui gagne, c'est celui qui a construit 800 bases militaires partout dans le monde. Ca pourrait ressembler à du Go dans la notion d'encerclement et d'occuper l'espace, mais c'est du monopoly.
jc
12/09/2025
Le jeu.
[ Ce qui suit est une lecture qui se veut thomienne de l'article du jour. ]
Thom accorde une très grande importance au jeu, qu'il considère aux frontières du pouvoir humain* :
"En permettant la construction de structures mentales qui simulent de plus en plus exactement les structures et les forces du monde extérieur – ainsi que la structure même de l'esprit –, l'activité mathématique se place dans le droit fil de l'évolution. C'est le jeu signifiant par excellence, par lequel l'homme se délivre des servitudes biologiques qui pèsent sur son langage et sa pensée et s'assure les meilleures chances de survie pour l'humanité." ;
et le véritable mathématicien est pour lui un joueur "qui ne bourdonne pas dans le vide" :
"On sait que vers l'âge de dix-huit mois, le nouveau-né commence son babillage; il prend conscience de ses possibilités articulatoires, et -disent les spécialistes- forme à cette époque les phonèmes de toutes les langues du monde. Les parents lui répondent dans leur propre langue, et, peu de temps après, le bébé n'émet plus que les phonèmes de cette langue, dont quelques mois plus tard, il maîtrisera le vocabulaire et la syntaxe. Je verrais volontiers dans le mathématicien ce perpétuel nouveau-né qui babille devant la nature; seuls ceux qui savent écouter la réponse de Mère Nature arriveront plus tard à ouvrir le dialogue avec elle, et à maîtriser une nouvelle langue. Les autres ne feront que bourdonner dans le vide -bombinans in vacuo. et où, me direz-vous, le mathématicien pourrait-il entendre la réponse de la nature? La voix de la réalité est dans le sens du symbole."
Thom va même jusqu'à écrire (je ne connais pas le contexte) ce qui suit qui, pour moi, rapproche la mathématique d'un art sacré :
"Selon beaucoup de philosophies, Dieu est géomètre, il serait peut-être plus logique de dire que le géomètre est Dieu."
* : Thom a écrit un article éponyme qui figure dans la deuxième édition revue et augmentée (1980) du livre "Modèles mathématiques de la morphogenèse".
[ PhG signale -et m'apprend- que le jeu de go fut, pendant un temps récemment révolu (fin XIXème), considéré en Chine comme un art sacré que l'élite dirigeante se devait de pratiquer.
Pour moi la mathématique est une discipline analytique qui doit être étudiée au même titre que la dialectique et la rhétorique : il s'agit d'une discipline -le terme est pour moi adéquat- car elle apprend à exiger de se convaincre soi-même# avant d'espérer convaincre les autres. Je ne sais pas quelle est la place des mathématiques dans la formation de l'élite dirigeante chinoise actuelle, mais je sais qu'à Sciences Po et à l'ENA elle est quasiment nulle, et que les mathématiques enseignées à l'école polytechnique (certains énarques en viennent) ne sont pas des mathématiques analytiques (au sens ci-dessus), mais essentiellement seulement des mathématiques utiles pour l'ingénieur (qui ne font autorité que dans des débats techniques marginaux).
# : Pour moi la mathématique telle que Thom la conçoit exige une forme d'intelligence introspective totalement hors de portée de l'intelligence artificielle. ]
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Philippe Grasset : "• Une démonstration des différences stratégiques et culturelles fondamentales entre les USA et la Chine au travers de la pratique de deux jeux qui résument ces stratégies : les échecs et le jeu de go. • Il s’agit du champ géopolitique, mais également du champ culturel et civilisationnel. (...) La dimension stratégique de ces deux jeux est un fondement conceptuel de très grande importance, renvoyant aux activités politiques les plus essentielles, dont la stratégie comme art de la guerre ou de la non-guerre pour remporter la guerre : les échecs est ce jeu bien connu dans le monde occidental et le Go, ou “jeu de go”, peut être pris comme son équivalent sinon plus en importance, en Chine." ; "l’OCS, (...), une alliance “de convergence” qui pourrait (...) dessiner une sorte d’amorce de jeu de go métapolitique."
Andrés Berazategui : "Derrière les stratégies des États se cachent des actions rationnelles. Cependant, contrairement à ce que prétend généralement la sagesse conventionnelle occidentale, la rationalité n'est pas universellement la même pour toutes les nations: les cultures conditionnent les mentalités et, par conséquent, les processus décisionnels.".
Suivent quelques citations thomiennes (commentées entre crochets) concernant certains mots-clé apparaissant dans les citations ci-dessus :
1. Concept
1.1 "Il faut au contraire concevoir que tout concept est comme un être vivant qui défend son organisme (l'espace qu'il occupe) contre les agressions de l'environnement, c'est-à-dire, en fait, l'expansionnisme des concepts voisins qui le limitent dans l'espace substrat : il faut regarder tout concept comme
un être amiboïde, qui réagit aux stimuli extérieurs en émettant des pseudopodes et en phagocytant ses ennemis."
1.2 : La pensée conceptuelle est une embryologie permanente."
[ Il m'apparaît très clairement que le rôle du joueur de go consiste essentiellement (exclusivement ?) à phagocyter l'ennemi. A contrario il me semble que le joueur d'échecs cherche essentiellement à percer les lignes ennemies pour en éliminer le roi. Pour moi la pensée occidentale est clairement une pensée conceptuelle.
Depuis quelques années déjà j'ai pris l'habitude de genre (attribuer un genre) aux concepts que je rencontre. Pour moi percer est masculin et entourer est féminin. (Thom associe des verbes à chacune de ses catastrophes élémentaires, la plus simple étant associée au verbe être. Il associe les verbes percer et entourer à la plus compliquée, qui est la catastrophe ombilic parabolique, à la base de ses modèles de formation des organes sexuels.)
La pensée chinoise fondamentalement féminine ? La pensée occidentale fondamentalement masculine ?
2. Rationalité (et logique)
2.1 "Le rationnel, au fond, n'est qu'une déontologie dans l'usage de l'imaginaire."
2.2 "L'imaginaire a cette caractéristique d'abhorrer les frontières nettes, les objets bien délimités dans leur apparence. Quoi de plus concret qu'une pierre, forme saillante permanente s'il en fut ? C'est pourquoi la pensée rationnelle (la logique en est une forme extrême) s'efforce de ramener la propagation des prégnances à des constructions combinatoires de formes saillantes : réduire l'imaginaire au symbolique, tel est son idéal, réduire toute propagation à une construction de solides, comme l'enfant avec un jeu de cubes (et le démiurge du Timée n'en était pas si loin)."
2.3 "La théorie des catastrophes m'a réellement donné la clé d'un mode de pensée qui m'a permis de voir les choses sous un angle qui échappe, apparemment, à la manière standard de voir les choses. Essentiellement parce qu'on fait un saut dans l'imaginaire – mais un saut contrôlé : le saut doit être contrôlé. (...) Le contrôle de l'imaginaire c'est, je crois, l'essence de la rationalité."
2.4 : "La classe engendre ses prédicats, comme le germe engendre les organes de l'animal. Il ne fait guère de doute (à mes yeux) que c'est là l'unique manière de théoriser ce qu'est la Logique naturelle."
( Pour Thom la logique naturelle est embryologique. )
[ La citation 2.2 me paraît particulièrement bien adaptée au jeu de go. Et il me paraît difficile de contester que l'organon aristotélicien joue un rôle fondamental dans la logique occidentale. Quid de la logique chinoise ? ]
3. Stratégie (et intelligence)
3.1 "... pour découvrir la bonne stratégie, il faut s'identifier à l'un des facteurs permanents du système. Il faut en quelque sorte entrer « dans sa peau ». Il s'agit là presque d'une identification amoureuse."
3.2 "[L'intelligence] c'est la capacité de s'identifier à autre chose, à autrui."
[ La citation 3.1 me semble particulièrement bien adaptée au jeu d'échecs par identification du joueur avec son roi, dont il s'agit de sauver la peau (quitte à sacrifier ses propres pions, chevaliers, fous, tours et reine). Cette identification ne peut être une bonne stratégie que si l'adversaire a la même. Le problème ne se pose pas au jeu de go qui indique que le facteur permanent auquel s'identifier ne peut être que l'adversaire lui-même (dont il s'agit de discerner les intentions).]
4. Champ
[ Je ne sais pas quel sens PhG attribue à ce mot dans les citations ci-dessus. Je commence par champ de bataille, échiquier (au jeu d'échec), tablier (au jeu de go). Il apparaît aussitôt une différence qui me paraît essentielle : initialement l'échiquier est garni alors que le tablier est vide.
Dans le champ géopolitique il me semble plus utile d'être un bon joueur d'échec qu'un bon joueur de go lorsque le champ de bataille est garni, et c'est l'inverse lorsqu'il est dégarni. La façon dont la Chine place ses pierres en mer de Chine, le long de la route de la soie et en Afrique et refuse de s'opposer frontalement aux USA suggère fortement que les stratèges chinois jouent plus au go qu'aux échecs. ]
5. Métapolitique
Il est tentant d'étudier les notions de champs géopolitiques, culturels et civilisationnels dans le cadre de la notion thomienne générale et abstraite de champ morphogénétique (un temps appelée chréode, en référence à l'embryologiste Waddington), notion unificatrice qui permet d'oser des analogies entre des situations dynamiques à priori sans rapport entre elles :
5.1 "Les situations dynamiques régissant l'évolution des phénomènes naturels sont fondamentalement les mêmes que celles qui régissent l'évolution de l'homme et des sociétés" (et des espèces, Thom l'écrit ailleurs).
5.2 "L'histoire est fondamentalement non aporétique., parce qu'elle est essentiellement descriptive. C'est seulement lorsqu'elle soucie de théoriser en tant que matériau de la sociologie# qu'elle rencontre des problèmes : ainsi du rôle de l'individu dans le devenir historique" (Apologie du logos, p.481)
# " L'aporie fondatrice de la sociologie est l'opposition entre la permanence de la société -en particulier la structure du pouvoir- et la fluence continuelle des individus qui fait problème. ]
[ Je suis régulièrement Dedefensa depuis maintenant plus de dix ans. J'ai acquis la conviction que l'intuition haute de PhG lui souffle que l'influence de l'individu sur le devenir historique est nulle. Pour moi Thom ne dit pas autre chose en 5.1, 5.2 et #, apportant ainsi de l'eau au moulin de PhG pour qui il y a bel et bien une métahistoire commune par delà la diversité apparente des histoires des évolutions des espèces, de l'homme, des sociétés, des civilisations, des cultures, etc. ]
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Appendice.
Pour certains occidentaux la mathématique a une prétention à l'universalité -et Thom est parmi ceux qui défendent le plus fermement cette position impérialiste#-. En parcourant l'article de Wiki sur les mathématiques chinoises (où j'apprends que la mathématique était l'un des six arts sous la dynastie Zhou) j'ai été étonné de voir que les chinois ne savaient résoudre qu'un cas très particulier du théorème de Pythagore (théorème de Gougu) alors que les grecs savaient à la même époque résoudre le cas général.
La Chine peut-elle devenir un grand pays des mathématiques ? Réponse du mathématicien médaillé Fields d'origine chinoise Shing-Tung Yau : http://www.chine-info.com/static/content/french/RegardsurlaChine/Soci%C3%A9t%C3%A9/2022-11-17/1042853330185101312.html
[ Pour moi, au flair et rien qu'au flair, la pensée chinoise est une pensée fondamentalement féminine, alors que les mathématiciens occidentaux qui comptent sont tous des hommes, à l'exception notable d'Emmy Noether, saluée non seulement par ses pairs mais aussi par Albert Einstein en personne. Mais une lacanienne m'a dit un jour que la pensée thomienne était féminine… ]
# Cf. l'article "Logos phénix", qui figure dans la deuxième édition de "Modèles Mathématiques de la Morphogenèse".
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