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Article : DIALOGUES-II : La thèse défendue dans Le paradoxe du Sapiens

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Analogies biologiques: méfiance...

Christian Steiner

  01/04/2010

Je n’ai pas très bien saisi ce qu’était un système anthropocentrique – si ce n’est, en vrac, que
- c’est « un organisme »
-  c’est « un superorganisme »,
- « constitués d’humains et de technologies »,
- « disposant de l’équivalent d’un cerveau »,
- « doté d’un cerveau capable de prendre des décisions les plus rationnelles possibles »,
- « doté des instruments sensoriels et moteurs »,
- « aussi nombreux (…) que (…) les filières technologiques modernes »,
- qu’il peut prendre la forme « des Etats ou des structures politico-administratives (…) des entreprises ou des structures économico-financière »…

Un ou deux exemples concrets, pour illustrer ces entités hautement abstraites, auraient été les bienvenus !

Mais le texte faisant abondamment référence à la science, notamment aux sciences naturelles et aux sciences de l’ingénieur, je me bornerai à faire quelques remarques générales dans ce domaine, qui m’empêchent de vous suivre dans votre « thèse »

Primo : le superorganisme n’est pas une notion définie biologiquement, ni même scientifiquement. C’est une spéculation d’Edward Wilson, datée, qui a tenté d’explorer la pertinence de l’analogie entre une société d’insectes sociaux – dont il était spécialiste – et un organisme vivant : les termitières et les ruches (ou le groupe d’insectes constituant la termitière ou la ruche) pouvaient-elles être considérées comme des organismes vivants sui generis ? Il se trouve que non : une termitière ne se réplique pas (ni le groupe d’insectes), c’est la reine qui se réplique ; et les propriétés structurelles d’une termitière en particulier (son « phénotype » pour continuer l’analogie) ne se transmettent pas plus, au contraire de ce qui se passe dans le cas de la reproduction d’un organisme vivant. Cette notion est donc restée une image, un concept non opératoire dans le champ des sciences naturelles (les entomologues continuent d’étudier les sociétés de fourmis sans ressentir la nécessité d’introduire ce concept : c’est bien qu’il est superflu, et/ou qu’il ne répond pas à un véritable problème), de même que dans celui des sciences humaines (pas besoin de parler de superorganisme là où le terme de société ou de groupe suffit).

Deuxio : un système, dans l’acceptation cybernétique du terme, qui me semble être celle employée ici, est défini comme un ensemble constitué d’éléments en interaction, capable de répondre à des perturbations extérieures et tout en gardant un équilibre intérieur (en terme de condition de température, de pression, de composition chimique, etc.). Cette notion a été développée originairement en ingénierie pour tous les systèmes « autorégulés » (à l’origine : un canon antiaérien couplé à un radar de poursuite, mais aussi un thermostat etc.). Elle a ensuite été appliquée avec un certain succès par des biologistes tels que Henri Laborit, pour penser un organisme en tant que « système » maintenant un équilibre interne (homéostasie) par le jeu des différentes composantes du système nerveux, circulatoire, etc.

Cette notion de système reste cependant une description éminemment structurelle. Appliqué à un organisme vivant, il permet de décrire les divers organes impliqués dans la réponse comportementale à un stimuli (attaque/approche, fuite/évitement, neutralité). Mais dès lors que des processus historiques entrent en jeu (par exemple : une lionne essayant de chasser un zèbre), on sort de son domaine d’application ; le concept peut certes servir à montrer comment l’un des organismes va se décider à un comportement de fuite et l’autre à un comportement d’attaque, mais ne va absolument rien pouvoir nous dire de l’issue de la chasse. Ce que je veux dire, c’est quand bien même certains processus historiques sont modélisables – par exemple par les programmes « évolutionnistes » qui modélisent la sélection naturelle – il faut « faire tourner les algorithmes » pour connaître une issue possible. Mais ça ne restera qu’une issue possible parmi un grand nombre d’autres. Les processus historiques sont des phénomènes intrinsèquement imprédictibles (météorologie, tectonique des plaques, évolution des êtres vivants, des populations, des écosystèmes, du relief de la Terre à l’échelle de la centaine, du millier, du million d’année). Seuls les objets dépourvus de caractéristiques historiques, c’est-à-dire dont les événements passés n’ont aucune influence sur le comportement que l’on cherche à étudier (typiquement les objets de la physique réductible à des grandeurs physiques   centre de gravité, masse, vitesse, etc.) sont prédictibles dans le cadre de modèles déterministes.

Donc : décrire la chose en terme de système, ce n’avoir que la moitié de la réponse, dès lors que ce qui est en jeu est l’évolution, le processus historique (puisque, si j’ai bien compris, c’est de l’avenir de nos sociétés dont il est finalement question ?)

Tertio : réduire les êtres humains à des « agents » purement égoïstes (fusse à travers leur politique) est une simplification qu’on peut interroger : l’on sait toute l’importance des liens sociaux, des liens affectifs, donc du souci de l’autre, de l’intérêt à l’autre, de l’importance de constituer et de maintenir des sociétés. La vie sociale est notre deuxième milieu vital, celui qui assure notre vie psychique, la constitution et le développement de nos personnalités etc. (notre premier milieu vital étant l’environnement).

Quatro : ne mentionner que deux grands types de causes   biologique et technologique , c’est oublier que dans la conception des systèmes techniques, la dimension idéologique, « onirique », religieuse ou philosophique, bref, la dimension culturelle au sens large, a toute son importance   lire Alain Grass à ce sujet (Le Choix du feu), qui montre combien c’est la vision du monde puritaine (désir d’épuisement du monde par haine du monde) qui a présidé à la constitution et la diffusion de nos mégasystèmes techniques actuels, basés sur la combustion des ressources fossiles – ainsi que du système économique que cela soutient, qui lui aussi à sa façon « consomme » littéralement toutes les ressources naturelles et « humaines »).

Bonnes questions

Jean-Paul Baquiast

  02/04/2010

Bonnes questions de Christian Steiner. J’espère que dans la suite des dialogues avec Philippe Grasset, je pourrai apporter des réponses. Le livre je pense le fait déjà.

Soutien à defensa

Vincent

  12/04/2010

En ces temps troublés, il est bien agréable de trouver sur Internet des espaces de réflexion et de connaissance tels que celui qu’anime Philippe Grasset et l’équipe de defensa.org.
Bien qu’on imagine aisément que leur travail est fait avec passion et plaisir, il n’en reste pas moins que je considère que leur apport mérite une rémunération, au même titre qu’une entrée au musée ou à une exposition. L’intelligence et la culture ne se nourrissent d’amour et d’eau fraiche…
Faisons vivre Philippe Grasset! A mon abonnement annuel, j’ai ajouté un don ponctuel pour apporter mon soutien aux difficultés actuelles.
Philippe Grasset, comme Emmanuel Todd ou Paul Jorion sont des intellectuels dont la lecture change une façon de voir le monde (en tout cas la mienne).
Un grand merci à vous