Une tragédie postmoderne — Volume 20, n°18 du 10 juin 2005

de defensa

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Une tragédie postmoderne


Début de cette réflexion sur un constat extra-ordinaire: s'il n'y avait eu les sondages, nous n'aurions rien eu de cet ébranlement extra-ordinaire qu'est le référendum français. Aujourd'hui, la Révolution passe par les outils qui ont servi à liquider la Révolution.


Imaginons ce qu'auraient été ces mois exaltants et stupéfiants de la campagne du référendum français, depuis à peu près le mois de mars, sans les sondages... (Mars, justement, parce que paraissent — à partir du 13 — les premiers sondages donnant le “non” vainqueur.) Rien, ou quasiment. Et l'on aurait voté; et peut-être le “non” serait-il sorti vainqueur, nous donnant un coup de massue incompréhensible, interdisant toute réaction, toute réflexion, interdisant la moindre mesure en profondeur de cet événement.

On le sait parce que tous les experts n'ont cessé de s'exclamer de plus en plus fortement à ce propos, l'histoire statistique ne fournit aucun précédent d'une suite aussi marquante de renversements de tendances dans une campagne de cette importance. Le point complémentaire de cette remarque, — complémentaire et supplémentaire pour ouvrir notre analyse, c'est que ces renversements de tendances, en même temps qu'ils animaient et dramatisaient le débat, l'ont fait progresser en profondeur et en intensité dans cette profondeur. Le débat n'a pas été “bon”, il n'a pas fait progresser, ni la compréhension de la question européenne soumise au vote (la Constitution), ni la compréhension de la situation européenne. Mais il a été intense, pathétique, et il a fait deviner, sentir, percevoir que les enjeux étaient fondamentaux. Cette montée de l'émotion et de l'intuition collectives (le mot est essentiel, bien sûr) n'a été possible que parce que les sondages ont formé la trame d'un théâtre extraordinairement tragique. Cette “tragédie postmoderne” ne l'a été, — une tragédie, — que parce que les sondages ont fourni le rythme, le tempo de la tragédie. Mais tout cela n'est pas gratuit. La situation théâtrale évoluant de la sorte, nous nous sommes aperçus qu'il y avait effectivement, “sous les planches” si l'on veut, une véritable tragédie. Sans les sondages, sans cette mécanique statistique qu'on voit en général comme un instrument de manipulation de la vérité, la mise en lumière de la vérité fondamentale de cette tragédie postmoderne n'eut pas été réalisée.

Ce constat mérite qu'on s'y arrête: comment, de quelque chose, naît le contraire de ce qu'on voulut y mettre?


Comment une technique de maîtrise et de manipulation postmoderne devient un instrument pour révéler l'âme d'un peuple et la crise d'une époque

La technique du sondage est essentielle dans la démocratie moderne, disons la “démocratie médiatique”, voire la “démocratie virtualiste”. Son utilité, sa nécessité ont certainement évolué dans leurs causes depuis que la technique est apparue, mais sans aucun doute dans le sens d'un renforcement. Au départ, il y a le besoin naturel de savoir, de connaître l'opinion du public, et, d'une façon plus élaborée déjà, de prévoir, ou disons plutôt d'extrapoler (de projeter) ce que seraient éventuellement les résultats d'une élection, de l'élection à venir. Ce constat est encore assez neutre, même s'il se colore de démarches dont on sent bien qu'elles peuvent très vite devenir suspectes: extrapoler, projeter, ce n'est plus très loin d'influencer, voire de modifier ou, pour tout dire à ce propos, — de manipuler.

Par ailleurs, on peut plaider que cette évolution n'est pas que pernicieuse. Elle peut être considérée, assez justement lorsqu'elle est placée dans le contexte de l'évolution, non seulement de la démocratie mais de notre société en général, voire de notre civilisation, comme utile, voire même nécessaire. Il n'est pas nécessairement mauvais de connaître mieux l'opinion des gens, ne serait-ce que pour la rencontrer, voire satisfaire l'objet de cette opinion. Il y a, pour satisfaire ces différents jugements, suffisamment de catégories de sondages: les sondages simplement informatifs, qui s'apparentent aux techniques de marketing et de vente et ne sont pas liés à une échéance électorale, et les sondages ponctuels, qui concernent une échéance électorale.

Pourtant, cette diversité scientifique qui pourrait sembler exonérer le sondage d'intentions identifiées (notamment l'intention pernicieuse qui porte le principal soupçon de manipulation) en en faisant une opération relative aux circonstances, a semblé se réduire considérablement ces dernières années, disons ces deux ou trois dernières décennies. La cause en est le développement du phénomène des communications dans ce que ce phénomène a lui-même engendré une très grande accélération des événements dans la perception que nous en avons.

Le phénomène de communication que nous connaissons aujourd'hui, sous sa forme statistique et électronique, est une fatalité du développement technologique et du marketing au service du système capitaliste. Il a été aussitôt adopté comme un instrument de promotion extrêmement dynamique et efficace du système politique, puis, toujours selon la même logique, comme une garantie dynamique de la survie du système politique.

Le système politique produisant de moins en moins de substance à cause du poids grandissant (notamment à cause du moyen des communications) du système économique, il était important de protéger son existence en donnant une impression de dynamisme grandissant: tout ce qui bouge semble vivre utilement, donc justifier son existence. Les communications ont allongé le cycle de promotion du monde politique pour son acte principal d'existence, — l'échéance électorale, — et de facto installé l'impression que les échéances électorales ne cessaient de se rapprocher. Dans certains cas, on connaît l'impression actuelle d'être “constamment en campagne électorale”. Ainsi ne s'attarde-t-on pas, ni à l'action politique ni au bilan de cette action, en renforçant l'impression de la future échéance électorale, donc en suggérant l'idée que comptent exclusivement la future action électorale et le futur bilan de la future action électorale.

Ainsi s'est installée la “tradition” des sondages réguliers, portant sur les partis, les hommes, les dossiers, etc., — hors échéances électorales, mais comme si le temps courant était une élection potentielle. En soi, cette pratique est devenue une manipulation, on dirait: par la force des choses. La manipulation n'est pas nécessairement tromperie ou malhonnêteté, à moins qu'il faille réviser la définition de ces deux mots.

La manipulation est devenue une action politique, ou plutôt médiatique, de recherche d'effets, pour faire évoluer la soi-disant “opinion publique” en fonction des résultats des sondages. Un homme politique se trouve à un tel niveau, insuffisant pour lui (le niveau est toujours insuffisant, d'ailleurs), à cause de telle ou telle circonstance, plus ou moins précisément identifiée (parfois la question posée cite la circonstance, parfois c'est l'évidence des événements, etc.); comment changer l'opinion des gens, quelle mesure politique pour y parvenir, quelle déclaration suivie ou non d'effets, quelle promesse tenue ou pas, etc. C'est là qu'est la manipulation: elle l'est à ciel ouvert, sans que des illégalités soient absolument nécessaires, même si des remarques soupçonneuses peuvent être faites sur les techniques (l'énoncé de la question, l'échantillonnage, le dépouillement, etc). Cette sorte de manipulation est irrésistible. Elle est devenue une partie intégrante de la vie politique. La plupart des commentateurs conformes du système s'en satisfont et proclament que la démocratie en est renforcée. C'est aujourd'hui une de ces “vérités” implicites qu'on ne peut plus écarter... Soit, il faut bien vivre avec. Mais alors, ce qui va suivre fait aussi partie du cycle du “renforcement de la démocratie”.

Le dernier point à mentionner de cette courte analyse technique de l'évolution du sondage est sa publicité nécessaire, qui achève de faire sortir le sondage de la sphère scientifique pour le faire entrer dans la sphère politique, — et, plus encore pour aujourd'hui: dans la sphère médiatique et virtualiste, qui est la principale sphère d'activité de la politique dans notre temps historique. La publicité des sondages est nécessaire, en effet, parce que c'est la fonction même du processus envisagé ici (manipulation), pour effectuer le travail d'influence qu'on attend de lui. Ce faisant, on expose ce processus à l'autre face de sa publicité: la critique, voire l'auto-critique des esprits qu'elle prétend influencer, voire conduire. (Comment? C'est nous qui pensons cela, qui voulons voter dans ce sens? Mais nous ne le voulons pas! Etc.) Le risque de l'inattendu et de l'imprévu se dresse soudain, à côté de l'habileté de la manoeuvre d'influence.

Nous avons assisté à cette opération révolutionnaire qui consiste à extraire les sondages de la sphère scientifique prétendument objective pour les faire entrer, comme acteur à part entière, dans la bataille politique et électorale.


Comment l'esprit se rebelle avec habileté devant la mécanisation du monde, lorsque cette mécanisation conduit inéluctablement à nier l'existence même de l'esprit

Nous envisageons ici un autre aspect des sondages, en les plaçant, d'un point de vue à la fois plus psychologique et plus politiquement fondamental, comme une opération qui fait partie de la “mécanisation du monde” et de la recherche de l'uniformisation de la pensée qui font partie in fine du processus démocratique. C'est une constatation qui découle de façon assez naturelle de l'observation que la démocratie est perçue, dans la conception que s'en fait l'ère moderne, non comme un régime “naturel” (découlant de la nature) mais comme un arrangement humain, par conséquent artificiel, tendant à installer un régime tendant lui-même à l'idéal politique. L'un des outils fondamentaux pour cette démarche est évidemment le recours général du système à la mécanique (à partir de la machine), qui est elle-même une rupture radicale avec la nature.

Au niveau de la pratique politique, il y a une recherche de la conformation des esprits pour atteindre à un stade où tous les citoyens en viendraient naturellement (!) à adhérer au même régime, aux mêmes normes, etc. C'est le grand phénomène du conformisme de pensée, qui a largement infecté toutes les élites occidentales et en grande partie la population américaine (beaucoup moins pour les populations de certains pays européens). Il s'agit d'uniformiser ce qui serait perçu comme étant évidemment l'“attitude raisonnable” par excellence.

Considérés de ce point de vue, les sondages deviennent un cycle constant de “mécanisation de l'opinion”, les opinions populaires étant remises dans les mains des analystes et statisticiens des instituts de sondage, et l'objet éventuel de stimuli, de manoeuvres, éventuellement de manipulations, qui sont elles-mêmes pour une bonne partie des processus mécaniques. Nous observons d'ores et déjà cette idée, sur laquelle nous revenons un peu plus loin, que ces processus sont effectivement mécaniques, dans un processus général qui l'est lui-même complètement, ce qui alimente l'hypothèse qu'il n'y a pas de réelle conscience des manipulations dans la mesure où de telles attitudes pourraient être jugées illégales ou anti- démocratiques.

Nous observons également que ces différentes situations relèvent de ce que nous désignons comme du virtualisme. Il s'agit de créer un univers fictif où, d'une part, le conformisme qui est créé doit apparaître comme cette attitude “naturelle” qu'il n'est pas, où, d'autre part, une action doit être entreprise pour convaincre le sondé (l'électeur virtuel) que son attitude et son choix sont à la fois les bons et à la fois la marque d'une démarche marquée par le libre arbitre et la liberté de l'esprit.

Ce dernier point doit être commenté plus avant. Nous revenons au constat du besoin de publicité des sondages, et d'une publicité à la fois explicative et avantageuse. Il s'agit de convaincre le sondé/l'électeur virtuel qu'il fait, comme dirait l'autre, “le bon choix” qui est l'attitude raisonnable qui importe, et qu'il montre une remarquable maturité en le faisant puisqu'il le fait en toute indépendance d'esprit.

Certains ont remarqué que les sondages provoquent dans le public un processus de dédoublement. Le public regarde les résultats des sondages comme s'ils concernaient autre chose que lui-même, alors qu'il est par nécessité statistique englobé dans le résultat du sondage. Cette probabilité pose un problème en risquant de détacher le citoyen de l'électeur qu'il devra être lors du scrutin réel. La pression virtualiste importe par conséquent d'autant plus: refaire constamment l'identification entre le citoyen et le sondé, et la refaire évidemment toujours par le même procédé de promotion des qualités du sondé dont le citoyen est récompensé comme d'autant de lauriers lorsque la ré-identification s'effectue. C'est le récit glorieux du “comportement citoyen”, de la “responsabilité politique”, etc.

L'efficacité de la méthode est avérée. Elle n'en présente pas moins des effets qui peuvent s'avérer pervers par rapport aux buts recherchés par le système, et qui s'avèrent effectivement pervers comme l'a montré la campagne du référendum. A vouloir convaincre le citoyen qu'il est un sondé et un futur électeur doté de grandes qualités morales et civiques, on finit par le convaincre du fait en plus de le convaincre de suivre une conduite civique exemplaire. Il peut alors être amené à faire preuve d'indépendance d'esprit et de libre arbitre pour autre chose que pour accepter la voie raisonnable qui lui est suggérée. Il est finalement convaincu de se penser assez mûr du point de vue politique pour penser de lui-même.

La voie devient alors redoutable pour le système. L'esprit qui pense par lui-même et expérimente la liberté comme le bien le plus précieux en vient rapidement à mettre en cause ce qui menace le plus directement sa liberté. Dans notre univers régi absolument par la mécanisation, il n'est pas de pression plus réductrice et plus oppressante que la mécanisation. Ce jugement presque de bon sens se renforce d'une dimension quasiment éthique, en opposant les attributs puissants, libérateurs et esthétiquement grandioses de la nature à la fonction réductrice et artificielle de la mécanisation. Investi de la liberté dans la sphère mécanisée du système (et du sondage pour ce qui nous préoccupe) dont il découvre rapidement qu'il prétendait faire de lui un simple instrument de la manipulation, l’esprit qui pense par lui-même finit par avoir la tentation d'user de cette liberté pour un comportement devenu alors évident: s'y opposer.

Observons que ces processus divers que nous tentons de décrire ne sont pas nécessairement conscients au niveau individuel, bien au contraire. La campagne du référendum a montré qu'il s'agit de réactions collectives et communautaires plus qu'individuelles. La manipulation n'est pas ressentie consciemment, de même qu'elle n'est pas faite consciemment par ceux qui la font. Nous privilégions l'hypothèse qu'il y a dans la mécanisation et la manipulation des apprentis-électeurs une agression elle-même ressentie inconsciemment, contre laquelle l'esprit riposte également d'une façon inconsciente. La manipulation mécanique engendre une révolte, exprimée naturellement par la contestation du système, d'autant plus forte qu'elle est inconsciente dans ses motifs réels et qu'elle est ressentie comme une libération: la confrontation avec le système est une libération.


Comment la mécanisation de la connaissance des intentions collectives, en étant mise en cause par ceux-là même qu'elle prétend manipuler, finit par leur donner une psychologie collective

Auparavant (les XIXème et XXème siècles), la libération se faisait par l'acte brutal du désordre. La rue était le cadre privilégié d'une libération qui passait nécessairement par la révolte violente. Ce faisant, tous les motifs de dévoiement, donc de manipulation politique et d'appréciations fausses, existaient. La violence poussait à cela, dans la mesure où son caractère d'urgence et son caractère de pression insupportables, invitaient sinon forçaient à des accommodements immédiats. On trouvait évidemment dans ces accommodements le dévoiement, la manipulation politique et l'appréciation fausse. La révolte naturelle de février 1917 à Petersbourg débouchait aussitôt (octobre 1917) sur la dictature et la violence d'État affirmées, affichées et même justifiées.

Ces débordements ne sont plus possibles parce que la mécanisation et la publicité des procédures (l'accompagnement statistique de la démocratie et les communications entourant et commentant en permanence la vertu du système) les interdisent en condamnant et en ridiculisant la violence de facto (l'esprit lui-même de l'individu potentiellement révolté en vient à cette conclusion). Mais cette mécanisation et cette publicité des procédures ont atteint un tel degré de perfection mécanique qu'elles induisent massivement les effets pervers dont elles sont chargées. Dans le cas du référendum, la puissance de ces procédures (et aussi leur caractère automatique autant qu'économiquement nécessaire: qui songerait à respirer aujourd'hui sans ses trois sondages hebdomadaires qui justifient les instituts statistiques veillant sur notre vertu démocratique?) a éveillé l'“esprit public” à une possibilité que l'habitude, le verrouillage du système, la perception de la perfection de la mécanisation lui avaient semblé interdire: la possibilité de se révolter contre le système en disant, dans ce cas, “non” à la Constitution. Point n'est besoin pour cela de lire le texte de la Constitution (dans lequel tel ou tel opposant trouverait, à côté d'articles qui doivent être dénoncés selon son point de vue, des articles qui constituent un réel apport, — puisque chacun sait que dans le salmigondis de ce texte soumis aux référendums européens effectivement, on trouve à peu près tout).

Justement, l'un des caractères bruyamment dénoncé par les partisans du “oui” fut, dans cette bataille, le plus intéressant et le plus enrichissant. Le “non” a regroupé des oppositions marquées par l'absence de cohésion, voire par des oppositions fondamentales entre elles. Les souverainistes et les altermondialistes s'opposaient à la Constitution, autant que, un apport britannique de plus au débat, The Economist de Londres. C'est justement ce désordre qui fait toute la vertu du “non” qui n'aurait jamais existé sans les sondages de la mécanisation du système, puisque personne ne s'en serait avisé. Ce désordre de l'opposition remplace le désordre des rues des XIXème et XXème siècles qui ne peut plus être. L'avantage est que, loin de la pression de la violence, on ne se fait aucune illusion. Chacun sait ce qu'il pense et qu'il pense différemment de son allié de circonstance. Cette claire conscience des choses dans les circonstances apaisées de la mécanisation des processus fait que nul ne doit abroger ses convictions et que le désordre créateur subsiste sans interférences de pressions manipulatrices (celles des révolutionnaires professionnels type Lénine). Les partisans du système hurlent que c'est un travers épouvantable, mais dans le cas du référendum ils n'ont guère eu de chance d'être entendus puisque le résultat de l'aventure n'imposait aucune remise en ordre directe (nouvelle politique, nouveau gouvernement, etc). Cela fait que, jusqu'au bout, chacun a joué son jeu et aucune confiscation n'a pu être réalisée par l'une ou l'autre faction de l'opposition (comme Lénine était finalement parvenu à faire en instituant son parti bolchevique comme seul garant de la liberté et du bonheur du monde [les “lendemains qui chantent”]).

Ainsi, c'est, au contraire, ce désordre du “non” sans violence ni excès dommageables qui fonde toute la puissance et l'intérêt de la méthode. C'est ce désordre qui est libérateur dans la mesure où son objectif n'est pas de casser des vitrines et de dépaver les rues mais de débusquer les vices fondamentaux du système. Ce faisant, il met à jour que le système de mécanisation du monde, derrière son apparence et le commentaire que les communications lui permettent de se faire à lui-même, n'est en fait que désordre. Le désordre du “non” retrouve la vertu première du contre-feu: comme la meilleure arme contre le feu est le contre-feu, la meilleure arme contre le désordre du système est le désordre du “non” au référendum (en attendant la suite).

Il y a là un constat révolutionnaire à faire. Au contraire d'hier où seuls les actes brutaux de rupture (violence) offraient une possibilité d'exprimer les grands courants historiques contre le système et ses manifestations contrôlées et manipulées, aujourd'hui des processus extrêmement subtils, incontrôlables et inattendus ont pris le relais, — comme le montre la campagne référendaire. Il y a un changement décisif: hier, les actes brutaux de rupture étaient eux-mêmes aussitôt manipulés et récupérés au nom du volontarisme historique; c'était un effet “de Charybde en Scylla”, passant de la bureaucratie capitaliste à la bureaucratie marxiste-léniniste. Rien de semblable aujourd'hui, où l'inattendu et le caractère incontrôlable empêchent les manipulations et les récupérations. La campagne du “non” fut exemplaire à cet égard, son principal défaut selon ses accusateurs étant sa principale vertu: son absence de cohésion et son absence de dirigeants ont rendu d'autant plus efficace son travail de destruction du désordre caché du système par son propre désordre. La “mission” du “non” n'était certes pas de proposer une alternative, un nouveau système (sous une forme embryonnaire) à la place du système, mais bien de contribuer un peu plus à la déstabilisation du système. La panique extraordinaire de ceux qui se jugeaient comme les gardiens du système au nom de la raison montre à suffisance que la mission a été parfaitement remplie. Ce fut donc un événement parfait et il laissera une trace profonde.


Faut-il en revenir à une sorte de “providentialisme” pour comprendre notre temps? Ou comment les grands courants de l'Histoire trouvent aujourd'hui des opportunités exceptionnelles de s'exprimer, contre la volonté des élites dont le but est de servir de verrou moral, — car le verrou a sauté

L'extraordinaire caractéristique de l'événement du référendum tient à ce qu'il s'avère au bout du compte une attaque mortelle contre le système alors qu'il est né entièrement du système lui-même. La mécanisation du système, par sa perfection (sondages nécessaires) a inventé littéralement un débat qui n'aurait pas dû avoir lieu si l'on s'en tient aux capacités de la dissidence (inexistantes) et aux espérances de l'opposition au système (le “oui” gagnant d'avance, selon cette mécanisation). En concrétisant la possibilité du “non”, le système a créé de toutes pièces un débat qui n'avait aucune raison d'être. La situation déplacée soudain vers cette opportunité, le débat s'étant imposé dans la réalité d'une façon complètement naturelle et, dirions-nous, “autorisée”, sa potentialité explosive est apparue. On peut même estimer que l'explosion a eu lieu.

Quelle explication donner? Celle du hasard n'est pas satisfaisante, parce que ce qui est survenu était la chose la moins possible, la moins envisageable, dans les circonstances et par les moyens où elle est apparue. On ajoutera que ce n'est pas la première fois que le système, avec toute sa formidable puissance, se conduit lui-même à créer des armes redoutables pour ses adversaires (l'exemple d'Internet, premier diffuseur mondial des informations dissidentes et anti-systèmes). Là aussi, le hasard semble devoir laisser la place à des explications plus historiques, ayant à voir avec une fatalité anti-système. Cela laisse beaucoup d'espace de réflexion pour d'autres hypothèses, beaucoup plus élevées, voire spirituelles. Il est possible qu'on soit conduit à considérer dans ces événements la manifestation d'une adaptation postmoderne de la vieille théorie du “providentialisme”.