Une doctrine-Potemkine?

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Une doctrine-Potemkine?

11 avril 2009 — Parfois, nous nous donnons à bon compte l’impression de rajeunir, lorsque nous observons ce que la “réforme” de Robert Gates au Pentagone a de déjà-vu, – déjà dit, déjà fait et ainsi de suite. Dans ce cas, et nous référant au budget FY2010 que le secrétaire à la défense a rendu public, nous nous référons à la “nouvelle stratégie”, – cette dénomination imparfaite parce qu’on n’en trouve pas d’autres. Cet accent mis sur les conflits “asymétriques”, dits “de basse intensité”, enfermés également dans le mot “contingency”, a un formidable goût de déjà-vu. Après tout, ce fut l’une des premières réformes au sein du Pentagone, celle que mit en place l’administration Kennedy à son arrivé aux affaires, en 1961, – avec le développement de la stratégie COIN (Counter-Insurgency). Cela nous donna le Vietnam, indirectement et involontairement mais sans aucun doute; cela n’est pas encourageant. Certains, comme Daniel Luban et Jim Lobe, le 11 avril 2009 sur Antiwar.com, jugent effectivement qu’il s’agit d’un “retour en grâce de COIN”.

Pour autant, il y a, à côté, une autre impression qui, elle, nous paraît inédite. C’est celle, effectivement, qui nous ferait croire, avant de penser la chose, que la démarche du secrétaire à la défense l’est, justement, inédite. Puisque nous parlons de “contingency”, on voit, par ailleurs, ce même 10 avril 2009, que les vaticinations sur “la mort de GWOT” se font à l’ombre d’un nouvel acronyme, et que ce nouvel acronyme comporte effectivement le terme de “contingency” (OCO, pour “Overseas Contingency Operations”). C’est dire si l’orientation vers une doctrine stratégique qui n’aurait rien de nouveau, qui serait même vieille comme le monde, aurait pourtant un caractère profondément révolutionnaire. C’est le cas, d’être “révolutionnaire”, de toute chose qui, aujourd’hui, tend à nous faire sortir de l’emprise étrangement maléfique et primaire de l’époque post-9/11… Et l’étrange, bien sûr, en ce que cette sortie d’un temps qui semble échapper si complètement au standard et aux séries n’implique en rien le retour à la normalité. A cette lumière, l’entreprise lancée par Gates, non seulement ne nous promet aucune “victoire” de rien du tout, mais, en plus, s’il y aboutissait par extraordinaire, nul ne saurait dire ce que nous réserverait cette “victoire”; peut-être même ne s’apercevrait-on pas qu’il y a une “victoire”, – guillemets nécessaires, de plus en plus.

…En effet, disons qu'il y a un aspect de réforme stratégique fondamentale dans la démarche de Robert Gates, en plus de l’aspect comptabilité-quincaillerie qu’on trouve dans l’entreprise de charcuter le budget de la défense comme il est fait actuellement. Gates lui-même semble y tenir. Il s’en expliquait le 6 avril 2009, en répondant à une question, lors de la conférence de presse où il présenta son projet de budget.

«I think that this debate between conventional and irregular is quite artificial. Most of the people that I talk to are now increasingly talking about, instead of one or the other, a spectrum of conflict in which you may face at the same time an insurgent with an AK-47 and his supporting element with a highly sophisticated ballistic missile, where you – where you have what we have been calling in the last year or so complex hybrid warfare. And so you really need to be prepared across a spectrum to deal with these capabilities.

»And that's why I – going back to my crude carve-up of the budget of 40 percent dual-purpose, I think we have to be prepared all along that spectrum. And again, I think what people have lost sight of is I'm not trying to have irregular capabilities take the place of the conventional capabilities. I'm just trying to get the irregular guys to have a seat at the table and to institutionalize some of the needs that they have so that we can get the need – so we can get what they need to them faster and so that we don't have go outside the Pentagon bureaucracy every time there's a need for the warfighter that has to be met in a relatively short period of time.»

Bien entendu, l’approche de Gates s’appuie sur une nouvelle conception stratégique, voire méthodologique du Pentagone. Bien entendu, là encore, on trouve une sorte d’“homme-miracle”, une “éminence grise” qui se révèle être l’inspirateur de la chose. Il s’agit de Michael Vickers, qui était Assistant Secretary of Defense for Special Operations and Low Intensity Conflict dans l’administration GW Bush et qui figure aujourd’hui comme le principal conseiller de Gates pour les “conflits irréguliers”, ou “asymétriques” et toute cette sorte de choses… Ancien “béret vert” des forces spéciales, ancien officier de la CIA engagé dans les années 1980 comme soutien des “moudjahiddines” islamistes, du temps où ils étaient de la famille, en Afghanistan, contre les Soviétiques. Sur DoDBuzz.com, le 7 avril 2009, Greg Grant présente Michael Vickers et ses conceptions.

«Vickers has written extensively on the lethality and impact of precision weaponry on modern warfare. Lessons from the 2006 Lebanon war where the Israeli military was roughly handled by Hezbollah fighters armed with vast quantities of precision munitions also influenced Gates’ budget decisions. Gates has also said military analyst and strategist Frank Hoffman, who has written extensively on hybrid threats, strongly influenced his thinking. Vickers contends that there is not one form of irregular warfare, nor does irregular warfare mean only counterinsurgency. Rather, irregular warfare encompasses a range of conflict and is more common now because American dominance in targeting and firepower means enemies choose to fight us asymmetrically, using cover, concealment, dispersion and blending with civilian populations.

»In a speech before a defense industry gathering last month, Vickers said he foresees a shift over time from the manpower intensive counterinsurgency campaigns in Iraq and Afghanistan to more “distributed operations across the world,” relying on close to 100 small teams of special operations forces to hunt down terrorist networks, part of a “global radical Islamist insurgency.”. He called it “counter network warfare,” using a “network to fight a network,” and building that network is the driver behind the increase in special operators. “The emerging challenge of this global radical Islamist insurgency is conducting operations in scores of countries with which the U.S. is not at war,” he said.»

Ces diverses observations renvoient effectivement à la dialectique coutumière et singulièrement excitante des originaux du Pentagone. Moby Dick a toujours cultivé l’un ou l’autre original, présenté en général comme le non-conformiste de service dans un milieu caractérisé par le conformisme le plus écrasant. Au bout du compte, et considérant l’effet sur la situation et l’activité du Pentagone du passage, les uns après les autres, des non-conformistes, on est conduit se demander si le non-conformisme sous cette forme n’est pas le nec plus ultra bien enveloppé du conformisme. Tout cela relève du procès d’intention, bien entendu.

Pour le cas de Michael Vickers, il est évident que l’objectif que poursuit Gates et son inspirateur est de convaincre Moby Dick de s’adapter à la Guerre de quatrième Génération (G4G), dans tous les cas dans sa forme militaire. Le problème est, à notre sens, que la définition de la G4G ne peut être arrêtée à sa forme militaire, que sa forme militaire ne constitue qu’une partie minoritaire du spectre couvert par cette sorte de conflit, qu’elle présente des formes si particulières que les concepts de “victoire” et de “défaite” ne peuvent s’arrêter au niveau de son aspect militaire, et même que ces concepts n’ont plus aucun sens militaire réel.

… Mais parler de tout cela comme nous le faisons, c’est prendre la chose au sérieux. Là est le problème.

Une doctrine “gorbatchévienne”?

...Ou bien: “Much Ado About Nothing”? Les réformes au Pentagone, c’est comme le rhume de chaque automne, cela revient avec chaque nouvelle saison. Comme l’on sait, on en parlait déjà en 1961, pour affronter une forme de conflit qu’on semblait découvrir, qui remonte à l’apparition de la guerre elle-même, etc. Alors, pourquoi s’y attacher cette fois? Justement, on ne s’y attache pas vraiment, du moins pas en tant que “doctrine” nouvelle.

En réalité, il n’y a donc rien de nouveau. Cela vaut pour l’époque récente également, également pour le diabolique Donald Rumsfeld dont plus personne ne veut parler, comme s’il était le Diable, et qui n’avait rien proposé de bien différent. Quoi qu'il en soit, Rumsfeld lui-même avait précédé Gates sur la même voie. (Rumsfeld avait aussi son “éminence grise”: Andrew Marshall, 79 ans en 2001, inamovible directeur d’un service-institut au sein du Pentagone, chargé de la planification type-science-fiction et à long terme.)

Les forces spéciales ont été élevées à un statut majeur, presque au rang d’une arme normale, dès 2002. Les forces spéciales et les formes de guerre “asymétriques” ont été célébrées dès l’automne 2001. On doit se rappeler de la photo triomphante de Rumsfeld dans son bureau, montrant lui-même la “photo triomphante” d’un soldat US des Special Forces, bardé de fusils originaux et tirant dans tous les coins, d’écouteurs et d’émetteurs, de lunettes de soleil et de 4x4 Toyota, justement sans son 4x4 Toyota cette fois mais installé sur un cheval remontant sans doute à Gengis Khan, sur un plateau afghan et nécessairement désolé. L’idée de Rumsfeld, à cette époque, était de mélanger certains systèmes très avancés et des “situations et moyens archaïques” correspondant aux régions, aux mœurs, aux habitudes des gens qui habitent dans les contrées où l’on serait conduit à intervenir, qui étaient et restent si nombreuses pour les USA qu’on pourrait en faire une ONU. Qu’y a-t-il eu de changé depuis? Le Pentagone a tout de même cru qu’il avait gagné en avril 2003 à Bagdad grâce à ses grosses divisions chenillées, pour se trouver plongé dans un cauchemar indescriptible dont il n’arrive plus vraiment à se sortir, – dont on se demande parfois s'il a les moyens de sortir? Ce que propose Vickers, et Gates avec lui, qu’est-ce donc sinon un mélange de technologies très avancées et de “situations et moyens archaïques”? Alors, tout cela compte-t-il vraiment?

L’historique réel et très étrange de cette réforme du Pentagone qui-existe-déjà est qu’elle a été lancée, au printemps 2007 par quelques interventions de Gates pour justifier certaines évolutions politiques en Irak, privant notamment les radicaux de l’équipe Bush de leurs propres arguments pour une attaque contre l’Iran; puis relancée au printemps 2008, de façon beaucoup plus élaborée, par quelques discours “de doctrine” du même Gates, qui ont notamment justifié une première attaque contre la bureaucratie du Pentagone, et notamment contre l’USAF. La question qu’on doit poser à propos de cette nouvelle doctrine du Pentagone est de savoir quel but elle sert vraiment.

Nous sommes dans le domaine de l’hypothèse. Nous en faisons deux, très précisément.

• La doctrine sert effectivement à enterrer GWOT. Le paradoxe est qu’en proposant le développement d’une véritable “stratégie”, ou d’une “méthode” pour cette sorte de “guerre” (les guerres non conventionnelles), la doctrine enclenche un processus de banalisation. La thèse exposée implicitement par Ira Chernus sur TomDispatch.com le 9 avril (voir notre Bloc-Notes du 10 avril 2009) nous paraît très acceptable. L’évolution doctrinale du Pentagone entérine effectivement la mort du concept GWOT en même temps qu’elle tend à confirmer le rapport du DNI, l’amiral Dennis Blair, du 12 février 2009. Elle tend à dénier l’existence d’une guerre apocalyptique autant que celle d’un “ennemi” mythique dénommé “Terreur”. La chose, la mise à mort de GWOT, n’est pas vraiment élaborée même si elle l'est un peu, mais elle est surtout bien réelle; c’est une rencontre de circonstances dans un temps où les circonstances règlent tout.

• La doctrine sert évidemment, comme au printemps 2008, à justifier une attaque contre les grands programmes, contre l’USAF toujours (bête noire de Gates), contre la bureaucratie du Pentagone en général, etc., dans la façon qu’elle fut utilisée à ses débuts. De ce point de vue, il semble bien qu’il y ait eu, dans le chef de Gates, une certaine intention d’utilisation de la doctrine pour un effet bureaucratique indirect ou, dans tous les cas, une intention mesurée dans ce sens à partir d’un certain moment (le printemps 2008 et l’attaque contre l’USAF). On entendit notamment Gates faire l’apologie des drones pour les interventions dans les guerres non conventionnelles, plutôt que les énormes et coûteuses machines habituelles qu'il faudrait songer à réformer (on pense au F-22, autre bête noire de Gates).

On est conduit à observer que cette doctrine n’a aucun but direct, en tant que telle. Objectivement, elle se signale pour l’instant, essentiellement, par un but indirect de destruction. Dans ce sens, on dirait qu’elle est extrêmement politique et qu’elle est assez “gorbatchévienne”, selon l’emploi que nous faisons actuellement de l’hypothèseAmerican Gorbatchev”, – dans ce cas, Gates et non Obama dans le rôle-titre.

Nous ignorons la part de calcul fondamental (au départ de la conception) qu’il y a dans ce qui devrait apparaître, pour une bonne part, comme une manigance; nous ignorons même s’il y a du calcul. Notre appréciation est que trancher le fait n’a qu’une importance fort mineure. L’essentiel est dans ce qui se réalise, dans ce qui s’impose. La doctrine servira de marteau pour taper sur la bureaucratie, avec Gates à la manœuvre; cela se passera comme cela parce que, aujourd’hui, la situation au Pentagone prime tout, qu’il importe d’obtenir des résultats, par tous les moyens… Pour le reste, ce qu’il restera jamais de cette doctrine est au-delà de nos capacités de divination. Mais vraiment, là n’est pas l’essentiel.


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