Un désarroi révélateur

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Un désarroi révélateur

5 janvier 2003 — Certaines chroniques du Monde de ces derniers jours valent une attention particulière, précisément les interventions d'intellectuels de renom, de ceux qui font les débats et le mode de pensée germanopratins. (Quoiqu'on pense du contenu et de la forme de ces interventions, les caractéristiques du système actuel font évidemment que ces interventions exercent une influence décisive sur les décisions des dirigeants politiques.)

Venus au moment de la nouvelle année, ces textes ont eu souvent vocation de résumer des appréciations générales, des sentiments rendant compte d'une situation générale et de ses perspectives. Ce sont des textes qui fixent bien le climat. On cite ici, notamment, deux textes, tous les deux extraits du Monde du 1er janvier :

• « Pour les intellectuels français partisans de l'intervention armée dans les Balkans, “l'Irak n'est pas le Kosovo” » : ce texte d'Alain Frachon et de Daniel Vernet rapporte des interviews de plusieurs intellectuels (Bernard-Henri Levy, Alain Finkelkraut, Pierre Hassner, etc), sur la prochaine (possible) guerre d'Irak, par rapport à leur position sur le Kosovo (favorables à l'intervention).

• Un texte d'Edgar Morin intitulé « Vers l'abîme ? », qui est une réflexion sur la situation actuelle, ou, plutôt, sur la crise actuelle, dans son sens le plus large.

Ces deux textes sont pour l'instant “en accès libre” au Monde mais seront bientôt, sans doute, classés en “accès payant” (voir alors sur le site général du quotidien). Ci-dessous, nous publions des extraits des deux textes qui nous paraissent significatifs, suffisamment de toutes les façons pour éclairer notre commentaire.

Le texte de Franchon et de Vernet :

«  Ils se sont mobilisés pour la Bosnie et le Kosovo. Ils ont milité pour défendre les droits de l'homme et l'autodétermination de peuples menacés par la politique d'épuration ethnique d'un dictateur qui ne rechignait pas à employer la force contre sa propre population. ''Ils'' sont des intellectuels, des chercheurs, des philosophes qui ne partagent pas le même engagement partisan — quand ils en ont un. Mais ils s'étaient retrouvés dans les années 1990 autour du même combat : faire que l'Europe d'après la chute du mur ne ressemble pas aux premières décennies du XXe siècle ; obliger les Européens à tirer les leçons des deux totalitarismes qu'ils avaient engendrés. A ce titre, ils ont levé le tabou de la guerre. Ils ont justifié l'emploi de la force, comme ultime recours, pour imposer une forme de légalité internationale où la souveraineté des Etats ne servirait plus de paravent à l'indifférence face aux dictatures, aux répressions, aux génocides. Nous en avons interrogé — séparément — quelques-uns, posant une question apparemment simple : peut-on remplacer Kosovo par Irak, Milosevic par Saddam Hussein, et, là encore, défendre le recours à la force ?

(...)

« “J'ai été un fervent partisan de l'intervention en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan, répond Bernard-Henri Lévy. J'ai estimé que l'inaction occidentale équivalait à une inexcusable non-assistance à peuple en danger. Là, d'un seul coup, je ne sais plus.” Bernard Kouchner, pionnier du droit d'ingérence et premier administrateur du Kosovo sous tutelle de l'ONU, déplore, dans cette affaire, que “l'antiaméricanisme submerge tout et rende la situation illisible”. Alain Finkielkraut invoque “l'imprévisibilité du réel”, une situation régionale beaucoup plus compliquée que dans le cas du Kosovo. Il se demande “où on met les pieds” en intervenant en Irak : “En termes moraux, la guerre contre l'Irak, contre un dictateur de la nature de Saddam, pourrait être justifiée ; en termes politiques, on se pose beaucoup de questions.” Même interrogation chez le politologue Pierre Hassner, cofondateur du comité Kosovo : “Il ne faut pas être naïf. La lutte pour les droits de l'homme a des conséquences géopolitiques” — lesquelles font la différence entre l'ex-Yougoslavie et l'Irak. »

Maintenant, un extrait du texte d'Edgar Morin :

« Les guerres se multiplient sur la planète et sont de plus en plus caractérisées par leurs composantes ethniques-religieuses. Partout la conscience civique régresse et les violences gangrènent les sociétés. La criminalité mafieuse est devenue planétaire. La loi de la vengeance remplace la loi de la justice en se prétendant la vraie justice. Les conceptions manichéennes s'emparent d'esprits faisant profession de rationalité. Les fous de Dieu et les fous de l'or se déchaînent. Les deux folies ont une connexion : la mondialisation économique favorise le financement du terrorisme qui vise à frapper mortellement cette mondialisation. En ce domaine comme en d'autres, la barbarie haineuse venue du fond des âges historiques se combine avec la barbarie anonyme et glacée propre à notre civilisation.

» Les communications se multiplient sur la planète, mais les incompréhensions s'accroissent. Les sociétés sont de plus en plus en plus interdépendantes, mais elles sont de plus en plus prêtes à s'entredéchirer. L'occidentalisation englobe le monde, mais provoque en réaction des refermetures identitaires ethniques, religieuses, nationales. Les certitudes

irrationnelles égarent à nouveau, mais la rationalité abstraite, calculante, économistique, managériale, technocratique est elle-même incapable de saisir les problèmes dans leur humanité et dans leur planétarité. Les esprits abstraits voient l'aveuglement des fanatiques, mais non le leur. Les deux cécités, celle de l'irrationalité concrète et celle de la rationalité abstraite, concourent pour enténébrer le siècle naissant. »

Ces extraits doivent être suffisants pour faire comprendre ce que nous voulons signifier lorsque nous parlons de désarroi du monde intellectuel français. On constate que la définition que donne ce monde de la situation du monde en général est justement caractérisé par une complète absence de définition, — c'est-à-dire par le constat de l'installation générale du désordre et du chaos, par l'incapacité de pouvoir distinguer un sens et, singulièrement, un sens moral. Entendre dans la bouche d'un BHL, homme réputé pour donner son avis sur tout, donc pour comprendre tout, savoir tout et nous dire tout, entendre dans sa bouche cette simple phrase : « Là, d'un seul coup, je ne sais plus », constitue un événement extraordinaire.

Il n'y a nul sarcasme dans ce jugement que nous proposons. Il y a véritablement un événement extraordinaire dans cette soudaine réserve, ce désarroi d'une catégorie qui trouve (trouvait ?) sa raison d'être dans l'“impératif catégorique”, la certitude affirmée, le magistère moral et l'identification assurée du bien et du mal. Il s'agit également d'un événement politique et intellectuel de grande ampleur dans la mesure où, comme nous le rappelions, ces intellectuels ont exercé une formidable influence tout au long des années 1990 (la “politique” suivie en ex-Yougoslavie de 1991 à 1999, du drame bosniaque à la “guerre du Kosovo”, s'explique pour une part non négligeable par la mesure que devaient constamment prendre les dirigeants politiques des attitudes et des prises de position du monde intellectuel). Et il s'agit d'un événement politique de grande ampleur, notamment et particulièrement par l'indécision et le désarroi eux-mêmes, plus encore que dans l'absence de telle ou telle orientation politique. Nous nous trouvons à une période où le moralisme qui, pendant une décennie, a conduit les politiques européennes, se retranche soudain et refuse de continuer à jouer ce rôle.

• Pour le monde politique, c'est la possibilité d'envisager de reprendre la direction des affaires politiques selon les références traditionnelles.

• Pour les intellectuels eux-mêmes, c'est la possibilité d'envisager, dans tous les cas pour certains, d'accepter d'émettre des jugements non plus selon un principe de morale absolue appuyé sur des orientations idéologiques mais selon le constat et la mesure d'une addition de données relatives (politique, militaires, historiques, morales). (Le texte d'Edgar Morin, qui écarte toute référence à un optimisme militant et introduit une critique du machinisme occidental autant que de l'extrémisme fondamentaliste, constitue également une indication importante sur l'évolution intellectuelle actuellement en cours.)

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