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3756Le 23 juillet, la BBC Radio 4 diffusa une émission de Mike Thomson intitulée The Washington Coup. Le sujet apparut d’abord comme une révélation. Un aspect spectaculaire est que les documents officiels produits par le journaliste semblent impliquer Prescott Bush, — père et grand’père des présidents Bush Sr. et Bush Jr., les 41ème et 43ème présidents des Etats-Unis, — dans une tentative de “coup d'Etat fasciste” aux USA en 1933. Cette sensation ne dépassa finalement pas le nom des Bush.
En effet, quant au Washington Coup, il apparut très vite que l’événement était déjà documenté et théoriquement connu du public (quand le public veut s’informer). Il s’agit d’une tentative de coup d’Etat fasciste contre Franklin Delano Roosevelt (FDR) datant de 1933, organisé par certains puissants et richissimes capitaines de l’industrie et de la finance, avec le soutien de Wall Street. Dans ces milieux, les systèmes fasciste et nazi avaient très bonne presse.
Le “coup” n’eut pas lieu, essentiellement parce qu’un des principaux protagonistes désignés, le général Butler, se désista avec fureur et alla témoigner devant une Commission du Congrès (Chambre des Représentants) qui, entre temps, avait ouvert une enquête. La Commission auditionna en 1933 et 1934 et rendit son rapport le 15 février 1935, concluant à la réalité de la tentative. Il n’y eut aucune poursuite judiciaire et l’écho médiatique tendit plutôt à minimiser cette affaire comme une lubie ou une aimable plaisanterie qu’à la monter en épingle.
Le héros de cette aventure est le général Smedley Darlington Butler, du corps des Marines, un des officiers généraux les plus étonnants de l’histoire militaire des Etats-Unis, le général des Marines réputé comme le plus décoré dans l’histoire du Corps avant la Deuxième Guerre mondiale. Butler publia en 1935 un opuscule recueillant ses principales interventions faites après qu’il eut quitté le service des forces armées.
(War is a racket a été réédité en avril 2003. Le texte de ce livre est également d’accès libre, disponible sur Internet.)
Selon la présentation que l’encyclopédie Wikipedia fait de Butler, ce livre (The War is a Racket) doit être considéré comme «one of the first works describing the workings of the military-industrial complex». Donc, général anti-guerre, antimilitariste en un sens et surtout anti-interventionniste, ennemi de la politique extérieure impérialiste, populiste voire anti-capitaliste par certains aspects, extrêmement populaire dans les forces armées US, et notamment parmi les vétérans de la Première Guerre mondiale. Cette popularité conduisit les comploteurs à proposer à Butler, malgré les contradictions d'opinon, de prendre la tête du complot. Il sagissait de manipuler et de manoeuvrer les groupes de vétérans (500.000) qui avaient déjà failli prendre la Maison-Blanche d’assaut en 1932. Dans ces temps d’immense misère de la Grande Dépression, les vétérans réclamaient la pension (dite “bonus”) de $1.000 promis par le gouvernement à tous les combattants US de la Grande guerre.
Butler prit d’abord cette proposition à la légère, puis il s’en alarma. Il réunit divers documents sur le complot et témoigna devant la Commission McCormack-Dickstein.
La documentation et la publicité autour de cette tentative de coup d’Etat fasciste aux USA constituent un cas étonnant. On en parle sans en parler vraiment. Le rapport de la commission McCormack-Dickstein, public et précis, n’impliqua pourtant personne. La presse en parla à doses homéopathiques, mais surtout pour trouver au général Bulter bien des défauts, jusqu’à se demander si ce personnage était vraiment sérieux. Effectivement, à côté des barons de Wall Street, Butler ne faisait pas vraiment le poids.
Le livre de référence sur le complot est celui de Jules Archer, publié en 1973 : The Plot to Seize the White House: The Shocking True Story of the Conspiracy to Overthrow FDR, aujourd’hui disponible.
Un des lecteurs-commentateurs du livre sur Amazon.com nous donne des indications intéressantes sur son contenu ainsi que sur l’accueil fait à Butler et à ses révélations. Il s’agit de Eric Zuesse:
«This book by Jules Archer documents the abortive scheme by America's leading aristocratic families in the early 1930's for a coup d'etat to replace FDR by a fascist dictator patterned after Hitler and Mussolini. I have checked out and verified all its main sources, such as the House hearings, from the committee headed by John McCormack and Samuel Dickstein (popularly called “the McCormack-Dickstein Committee”), titled “Investigations of Nazi propaganda activities”, Un-American Activities Committee at a time when that Committee was anti-fascist and not only anti-communist. Archer supplements their report with contemporary news articles and books by great investigative journalists such as George Seldes and John Spivak, who independently interviewed participants in the scheme. Archer's work brings all this together into a breezily written book which I believe will stand as one of the, if not as the, supreme muckraking masterpiece(s), because it exposes in raw details the greatest threat to American freedom and democracy: the conservative aristocracy. Archer names names, of both front men and their financial backers, such as the DuPonts, Pittcairns, Morgans, Pews, Mellons, Rockefellers, Huttons, and the backing which they also provided to Robert Welch who was subsequently to found the John Birch Society.
»This story has a hero, Smedley Darlington Butler, a retired general who was one of the men this cabal was interviewing to consider for the post of American Duce or Fuhrer. He didn't take them seriously at first, but collected enough documentation on their plans so that he was able to go to Congress with what he had found and so to precipitate the McCormack-Dickstein hearings. Very noteworthy was the consistent demeaning of Butler and of the hearings by The New York Times, as for example (p. 170): “Reading the Times's account of the secret hearings, Butler was struck by a unique arrangement of the facts in the story. Instead of beginning with a full account of his charges, there was only a brief paragraph restating the facts in the headline. This was followed by a whole string of denials, or ridicule of the charges, by prominent people implicated. Extensive space was given to their attempts to brand Butler a liar or lunatic.” Similarly, Time Inc. was promoting fascism, such as (p. 21) in Fortune magazine, describing fascism as “achieving in a few years or decades such a conquest of the spirit of man as Christianity achieved only in ten centuries.”»
Il est assez fascinant d’observer intuitivement comment fonctionne le système de l’américanisme. Tout se passe comme si ce complot pour le renversement de FDR devenait un “complot” (entre guillemets), une chose pas très sérieuse où ceux qui le dénoncent deviennent les suspects d’avoir pris trop au sérieux un accident mineur, ou bien deviennent suspects d’entretenir des arrière-pensées douteuses. Les citoyens qui font leur devoir civique sont soupçonnés de desseins vicieux tandis que les probables comploteurs ne sont même pas évoqués.
Il faut noter également que la principale victime potentielle, FDR lui-même, garda une attitude extrêmement discrète dans cette affaire. D’une certaine façon, il respecta la “solidarité de classe”, confirmant qu’il était bien plus un réformiste modéré que la tragédie de la Grande Dépression avait fait apparaître à certains comme un radical, qu’un révolutionnaire qu’il n’était en aucun cas.
Dans un article publié le 2 août sur CommonDreams.org, l’universitaire Alan Nasser observe :
«And of course we must not forget that FDR was himself a (somewhat renegade) member of the very class that would have toppled him. While FDR was open to watered-down Keynesian policies in a way that very few of his class comrades were, his commitment (like Keynes’s) to the “free enterprise” system was unconditional. He had no interest in publicizing a plot that might constitute a public-relations victory for anti-capitalist politics. He therefore refused to out the plotters, and sought no punitive measures against them. In the end, class solidarity carried the day for Roosevelt. The Congressional committee cooperated by refusing to reveal the names of many of the key plotters.»
Une attitude caractéristique est certainement celle de l’historien Arthur M. Schlesinger. Libéral (progressiste) notoire, conseiller de John Kennedy en 1961-63 (mais aussi travaillant avec la CIA durant les années 1947-55 pour le compte du “Congrès pour la Liberté”, une des organisations “frontistes“ anticommunistes de l’Agence), Schlesinger est de ceux qui ont toujours sérieusement envisagé le cas du complot en concluant tout aussi sérieusement que la chose n’était pas sérieuse, — ménageant ainsi chèvres et choux pour conduire ses lecteurs à la bonne conclusion pour sauvegarder la vertu de la Grande République:
«Most people agreed with Mayor La Guardia of New York in dismissing it as a “cocktail putsch”... As for the House committee, headed by John McCormack of Massachusetts, it declared itself “able to verify all the pertinent statements made by General Butler” except for MacGuire's direct proposal to him, and it considered this more or less confirmed by MacGuire's European reports. No doubt MacGuire did have some wild scheme in mind, though the gap between contemplation and execution was considerable and it can hardly be supposed that the republic was in much danger.»
La rubrique que l’encyclopédie Wikipédia consacre au “coup” observe à propos de la Commission McCormack-Dickstein:
«The Congressional committee report confirmed Butler's testimony:
»“In the last few weeks of the committee's official life it received evidence showing that certain persons had made an attempt to establish a fascist government in this country.?No evidence was presented and this committee had none to show a connection between this effort and any fascist activity of any European country.?There is no question that these attempts were discussed, were planned, and might have been placed in execution when and if the financial backers deemed it expedient.?This committee received evidence from Maj. Gen Smedley D. Butler (retired), twice decorated by the Congress of the United States. He testified before the committee as to conversations with one Gerald C. MacGuire in which the latter is alleged to have suggested the formation of a fascist army under the leadership of General Butler. MacGuire denied these allegations under oath, but your committee was able to verify all the pertinent statements made by General Butler, with the exception of the direct statement suggesting the creation of the organization. This, however, was corroborated in the correspondence of MacGuire with his principal, Robert Sterling Clark, of New York City, while MacGuire was abroad studying the various forms of veterans organizations of Fascist character.”
»Even though the Senate committee did take the threat seriously and did verify that a fascist coup was indeed well past the planning stage, the Senate committee expired.»
Certains historiens ont argumenté que le “coup” n’avait aucune chance de réussir à cause du caractère décentralisé des USA. C’est un argument “technique” (et nullement politique ou éthique) qui nous paraît assez juste. De même, dira-t-on, le “coup” n’avait aucune chance d’être dénoncé de façon efficace et/ou pris vraiment au sérieux, à cause du caractère non-régalien du système. Cela revient à dire un peu la même chose.
De même que les différents pôles du pouvoir et de la puissance US (publique et privée) sont trop divers et autonomes pour qu'on puisse contrôler avec une structure centralisée fasciste, de même les groupes d’intérêts privés et parcellaires sont trop puissants et incontrôlés par une autorité centrale pour permettre qu’une affaire de cette sorte vienne d’une façon affirmée à la connaissance du public et menace les structures du système. Tous les moyens nécessaires sont disponibles pour favoriser cette évolution (cette absence d’évolution) et nul ne s’en offusque. (En 1934, les médias étaient contrôlés par quelques familles et groupes d’intérêts et 82% de ces médias disposaient d’un monopole de l’information dans la zone ou la communauté où ils intervenaient. Permanence du contrôle de l’information aux USA.)
La réalité de l’histoire américaniste nous conduit à donner une autre interprétation. Alors que le “coup fasciste” était éventé et abandonné, les structures fondamentales d’un véritable investissement du pouvoir étaient mises en place. C’est en effet autour de 1935 que furent mises en place les premières structures du complexe militaro-industriel, fondé aussi bien sur la puissance technologique et financière que sur la conception idéologique suprématiste de la direction du système. (Voir notre Analyse du 2 février 2006 : «Aux sources du CMI».) C’est de ce côté que se situe le vrai “coup“, — et réussi, celui-là, sans coup férir si l’on ose dire.
Alexandre Adler, qui tient une rubrique hebdomadaire sur la chaîne Histoire et se montre beaucoup plus avisé dans ses commentaires historiques que dans les commentaires d’actualité dont il saupoudre la presse MSM française, présentait le 1er août “l’affaire MacArthur”. Il observait que l’affrontement entre MacArthur et Truman en 1951-52 montrait qu’il existait désormais, dès cette époque, deux pouvoirs aux USA, et que «ce problème existe toujours aujourd’hui».
Nous irons plus loin: ce n’est pas deux mais, dix, cent pouvoirs qui existent au sein du système américaniste aujourd’hui, qui évoluent à l’intérieur de cette structure du complexe militaro-industriel élargie aux structures de la communication. La “privatisation” générale du système entreprise depuis les années 1970 a balayé les derniers vestiges des structures timidement réformistes de FDR, pour laisser la place aux seuls “intérêts particuliers”. Le “coup d’Etat fasciste” a eu lieu, à l’envers, d’une façon qui serait bien décrite, — pour ce cas, sans aucun doute, — par le titre du livre de François Mitterrand (Le coup d’Etat permanent) modifié à mesure des réalités de la Grande République (de son absence de fonction régalienne): le “coup permanent”.
La nouvelle la plus effrayante et la plus décisive dont nous ayons eu à connaître ces derniers temps vient certainement de cet article de R.J. Hillhouse, qui nous décrit la privatisation des services de renseignement US à un point tel qu’on n’est plus désormais capable d’identifier la source, si l'information vient effectivement d sources non contrôlées par les services officiels. C'est le fondement de l'information du pouvoir qui est désormais totalement perverti par le système:
«Knowledgeable members of the intelligence community tell me that corporations have so penetrated the intelligence community that it's impossible to distinguish their work from the government's.
»Although the President's Daily Brief has the seal of the ODNI, it is misleading. To be accurate, the PDB would look more like NASCAR with corporate logos plastered all over it.
»Concerned members of the intelligence community have told me that if a corporation wanted to insert items favorable to itself or its clients into the PDB to influence the US national security agenda, at this time it would be virtually undetectable. These companies have analysts and often intelligence collectors spread throughout the system and have the access to introduce intelligence into the system.»
Finalement, le ratage de ce “coup d’Etat fasciste” ne nous semble pas avoir été vraiment un événement heureux. Au moins, en cas du réussite, nous aurions su à quoi nous en tenir, cartes sur table. Aujourd’hui, nous avons bien pire, cartes dissimulées pour aider ceux qui ne veulent pas voir à ne rien voir. Les historiens chics et libéraux de bonne conscience, type-Schlesinger, peuvent continuer à nous donner des leçons pompeuses sur les vertus démocratiques de la Grande République.