Un cas légal pour l’insubordination ?

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Un cas légal pour l’insubordination ?

28 avril 2006 — C’est un cas passionnant que met en évidence le professeur Rosa Brooks, associate professor à la School of Law de l’Université de Virginie. Le professeur Brooks examine le cas des “généraux révoltés” face au sacro-saint principe de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. Elle examine les principes fondamentaux de cette règle d’or de la démocratie (et particulièrement de la démocratie américaine). Sa conclusion est intéressante parce qu’elle pose un problème fondamental de l’adaptation d’une loi fondamentale à une situation politique considérée comme complètement exceptionnelle, jusqu’à la substance même de cette situation politique.

(Son article a paru dans le Los Angeles Times et dans le Statesman Journal de Salem, Oregon, le 25 avril.)

Brooks expose le problème des prises de position des généraux (à la retraite) et considère la riposte de l’administration. La riposte fut très vive et les généraux ont paru en être surpris. Le commentaire de Brooks est déjà intéressant à ce point dans la mesure où il implique une certaine naïveté, et par conséquent l’absence d’arrière-pensées “putschistes” (le bien grand mot !) des généraux, et d’autre part une sous-estimation certaine de la férocité de leurs adversaires : « The dissenting generals seemed almost surprised by the speed and savagery of the administration’s counteroffensive. Maybe they had assumed that their combat records and decades of service would protect them. Or maybe they had been lulled into a false sense of security by the administration’s floundering Iraq policies and assumed that Rumsfeld and his White House backers were just too distracted and incompetent to go after a few courteous, highly decorated critics. But the generals should have known that this administration can be ferociously competent when there’s something really important — like President Bush’s poll numbers — at stake. »

Brooks note aussitôt que le pouvoir civil et tous ses affidés sollicitèrent aussitôt le fameux principe de la prééminence du pouvoir civil. C’était cousu de fil blanc, c’était évident, et, en plus, cela paraît complètement fondé, — au point où, détail révélateur, la professeur Brooks elle-même y succomba temporairement : « On the right, the key talking point in the War Against the Generals quickly emerged: “Civilian control of the military.” It was an effective line of attack, and so clever that even many people who ought to have known better were suckered. The Washington Post editorial board on Tuesday, for instance, fell for it hook, line and sinker, worrying that the retired generals were threatening “the essential democratic principle of military subordination to civilian control. ... If (the generals) are successful in forcing Mr. Rumsfeld’s resignation, they will set an ugly precedent.”

» They even had me nodding along there for a few minutes... »

Là-dessus, Brooks enchaîne sur l’explication fondamentale du principe du contrôle du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Cette loi fondamentale n’est pas un simple principe abstrait. Elle a une forte substance politique. Elle correspond à une situation de menace effective contre la République. Il est temps de détailler cette menace, d'analyser ses caractéristiques. « After all, every student of recent history knows that if you dilute civilian control of the military, you end up with fascism or a Latin American-style military junta. Because constant security threats are necessary to maintain the power and credibility of a military regime, a nation that lacks civilian control of the military gets ensnared in unending, pointless wars, often against an increasingly vaguely defined threat. Gradually, the broader society becomes militarized. Dissenters are denounced as cowards or traitors, and domestic surveillance becomes common. Secret military courts and detention systems begin to supplant the civilian judicial system. Detainees get tortured, and some end up mysteriously dead after interrogation.

» We definitely wouldn’t want that kind of regime to control the United States, would we?... »

Nous voyons venir la subtile et ironique professeur Brooks. La description qu’elle nous fait du régime que personne ne veut voir aux Etats-Unis, et qui justifie la loi fondamentale de la prééminence du pouvoir civil sur les militaires — mais ce régime-là, nous l’avons avec la prééminence du pouvoir civil! Reprenons le raisonnement à la dernière phrase citée : « We definitely wouldn’t want that kind of regime to control the United States, would we?

» It was at this point that I got the joke — because, dear reader, we’re well on the way to having that kind of regime. If Rumsfeld thought he could get away with calling himself Il Generalissimo, don’t you think he’d do so in a heartbeat?

» In the looking-glass world the Bush administration has brought us, it’s the civilians in the White House and the Pentagon who have been eager to embrace the values normally exemplified by military juntas, while many uniformed military personnel have struggled to insist on values that are supposed to characterize democratic civil society. »

”Mais bon Dieu, mais c’est bien vrai”, selon la fameuse réplique de l’inoubliable inspecteur Bourrel, de la vieille série télévisée… Le climat de peur entretenue, la guerre sans fin et complètement indéfinie, les fausses menaces qu’on peint en menaces apocalyptiques, la dénonciation des opposants comme “traîtres” et “couards”, la liberté de la presse restreinte sous l’argument du secret militaire, l’information biaisée au nom du patriotisme, le système de détention arbitraire, la torture, la disparition de détenus illégaux, les liquidations sommaires en territoires étrangers… La menace d’une “société de plus en plus militarisée” si des militaires prenaient la prééminence dans le pouvoir est d’ores et déjà accomplie, par des voies quasiment légales, sans jamais violer la loi, en restant dans un cadre à peu près constitutionnel, à cause de la couardise des élus et de la plupart des instances juridiques. (Mais aussi, — et c’est là un point essentiel mettant en cause la viabilité et à la vertu fondamentale du système, — à cause d’une préparation dans ce sens d’un demi-siècle, d’une complicité et d’une corruption psychologique générales, dénoncées d’une façon solennelle par nul autre qu'un président des Etats-Unis, — Dwight D. Eisenhower, dans son fameux discours sur les dangers du complexe militaro-industriel du 17 janvier 1961.)

D’où l’appel de Brooks aux militaires. Il constitue non seulement une approbation de la “révolte des généraux” mais laisse entendre que celle-ci devrait toucher les officiers en service actif. C’est un appel de facto à l’insubordination, et qui plus est une insubordination en temps de guerre puisque le pouvoir légal nous dit que c’est le cas.

« The claim that the six dissenting generals are betraying the principle of civilian control over the military is both silly and sinister. It’s silly because polite, reasoned criticism from retired generals is just free speech, a very far cry from “forcing” the Defense secretary out. And it’s sinister because civilian control is a means of safeguarding democracy, not an end in itself. When that gets forgotten, the phrase becomes just another way to stifle dissent.

» Military officers must obey all lawful commands and refrain from using so-called “contemptuous words” about their civilian leaders. But when officers take the military oath, they also pledge to “support and defend the Constitution of the United States against all enemies, foreign and domestic, (and) bear true faith and allegiance to the same.”

» That’s a hard oath, because bearing “true faith” to the Constitution requires military personnel to speak out, regardless of the cost, when they think our civilian leaders have gone beyond the pale. Both our democracy and the lives of the soldiers who fight in our name depend on it. If officers remain silent when our military policies go terribly wrong, there’s little the rest of us can do to set things right again. »

Ce que recommande Brooks in fine, c’est bien de se tourner d’une façon radicale (vu l’enjeu) vers le principe (fort peu américaniste) de l’interprétation extensive de l’esprit de la loi contre la lettre de la loi. L’évaluation de ce qui est une menace du pouvoir légal contre la Constitution, dans la situation incertaine où nous nous trouvons et lorsque l’entité visée est elle-même issue d’un processus constitutionnel puisqu’elle détient formellement l’autorité exécutive suprême déléguée par la Constitution selon un processus qui implique le soutien populaire formel, requiert effectivement cet exercice de définition de l’esprit de la loi qui se rapproche plus de certaines conceptions européennes (françaises) que des conceptions américanistes au point où elles en sont aujourd’hui où l’“esprit légal” juste est réduit à sa plus simple expression. Au point où en est la Grande République, seule pourrait la sauver une référence aux systèmes juridiques européens, fondés sur la coutume, sur la pratique historique et sur l’appréciation du respect de l’esprit de la loi dans des cadres qui ne sont pas juridiques (pas de jurisprudence sur laquelle s’appuyer). C’est dans tous les cas ce que nous dit le professeur Brooks, à peine entre les lignes.

… Et, dans tous les cas, c’est une démarche bien difficile pour un officier assermenté de la République. Elle demande un jugement personnel audacieux et une prise de position civique qui écarte le conformisme traditionnel de la société américaniste ; ce même officier assermenté n’y a certainement pas été habitué par une carrière toute entière marquée par ce même conformisme traditionnel. (En passant, notons que nous avons une mesure de la tension de la situation politico-militaire aux USA, qu’il faut une telle tension pour qu’une telle “révolte des généraux” ait lieu malgré le lourd passé de conformisme de ces officiers.)

Il s'agit d'une situation qui éclaire les limites peut-être décisives de l’État de Droit pur que sont les Etats-Unis. En un sens, comme le montre d’ailleurs l’Histoire et bien sûr en citant le cas d’un État de l’Union, il serait plus facile et plus “légal” de faire sécession que de contester le pouvoir civil constitutionnel comme le professeur Brooks recommande de le faire. Brooks a pourtant raison du point de vue de l’esprit de la loi, — comme, a contrario, Lincoln avait gravement tort en entreprenant une guerre pour faire rentrer les “rebelles”, qui n’en étaient pas de ce point de vue de l’esprit de la loi, dans les rangs conformistes de l’Union. (C’était, dans le cas de Lincoln, l’habituel conflit entre le Droit et la Force, avec le vainqueur qu’on connaît.) Voilà la tragique limite de l’État de Droit au regard des vicissitudes de l’Histoire : même les plus indignes (GW, Rumsfeld & Cie dans l’esprit de Brooks) doivent en accepter les règles pour que le jeu constitutionnel puisse perdurer. Sinon, c’est l’impasse.

(N.B. L’argumentation de Brooks n’est certainement pas sans rappeler l’argumentation de droit que certains exposèrent lors de la révolte des généraux français en 1961 contre la politique algérienne du général de Gaulle. Le président français, disaient les généraux, amputait le territoire national d’une de ses portions et, en violant la Constitution, justifiait la révolte. Mais l’analogie n’est qu’apparente. Le flou constitutionnel français fait la part belle à l’esprit de la loi, à la coutume, à l’expérience de l’Histoire. La blague anglaise sur la Constitution française fait bondir d’horreur les constitutionnalistes américanistes : “Une personne se présente dans une librairie spécialisée dans le droit et demande un exemplaire de la Constitution française. On lui répond que la librairie ne vend pas de publications périodiques.”)

 

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