Triple langage

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Triple langage

11 novembre 2002 — Depuis longtemps, depuis que le concept de “communication” (et, par conséquent, celui de “propagande”) existe, depuis plus avant encore, la question du double langage a existé : deux langages avec celui de la réalité et celui de sa “transcription” officielle, qui va de la transformation à la manipulation, à la disparition, pour des raisons de bonnes manières, de conformisme, de propagande, voire d'humanité. Notre époque a dépassé ce stade. Il existe désormais un triple langage, ou, dit autrement, deux systèmes de double langage superposés. Un deuxième double langage s'est superposé au premier (le double langage utilisé par les dirigeants officiels et les élites à l'intention de l'opinion publique).

Un très récent exemple se trouve dans les déclarations de Valery Giscard d'Estaing, président de la Convention européenne, à propos de l'adhésion de la Turquie. On ne peut mieux dire à ce propos que  , en faisant se succéder deux paragraphe, l'un commençant par : « The comments were rapidly disowned... » ; et le suivant par : « Nevertheless, his sentiments reflect the private views of many European politicians ». Les deux paragraphes en entier :

« The comments were rapidly disowned by the European Commission and even by M. Giscard's vice-president on his 105-strong convention into the future of Europe. Pat Cox, the president of the European Parliament, described M. Giscard's contribution as “unhelpful” and “ill-advised”.

» Nevertheless, his [Giscard's] sentiments reflect the private views of many European politicians and illustrate that opposition to Turkish membership runs deep. While M. Giscard has no formal say on the issue, his words are certain to polarise views ahead of a crucial summit next month when European leaders must decide what to do about Turkey's application. »

Ceci est caractéristique : dans la déclaration de VGE, on met exclusivement en cause la transgression du deuxième double langage, celui qui existe entre hommes politiques, fonctionnaires, bureaucrates, experts, etc, de groupes de pays différents, de pays différents, de partis à l'intérieur d'un pays, etc. (Par contre, l'indifférence a l'air d'être complète, dans ces commentaires, vis-à-vis du premier double langage, l'original et l'originel, entre les dirigeants politiques et l'opinion publique ; on a l'air en général d'avoir peu d'intérêt pour le fait que la déclaration de Giscard va à l'encontre de la dialectique officielle vis-à-vis du public, qui est de ne pas rejeter la candidature de la Turquie.)

Le second double langage se caractérise également par le fait qu'il ne concerne pas les positions officielles des forces constituées (VGE est alors l'exemple extrême puisqu'il empiète sur ce domaine des réactions officielles, mais il n'est pas un représentant officiel d'une force constituée). Il concerne les contacts, même officieux, entre ces hommes politiques, fonctionnaires, bureaucrates, experts. Dans des réunions informelles interservices, à l'intérieur d'institutions internationales (surtout), voire entre ministères nationaux ou à l'intérieur de ces ministères, dans des séminaires, etc, il est des choses qu'on ne peut pas dire selon ce double langage. Il y a par exemple le domaine des tabous européens (il est quasiment impensable d'affirmer que l'élargissement est, en plus d'être hautement contestable d'un point de vue politique et institutionnel, une absurdité technique qui risque de conduire à des situations graves) ; et, surtout, il y a notre favori, le domaine du jugement trop critique de la politique américaine (la politique irakienne, la guerre contre la terreur, etc), qui constitue le risque le plus grave de dérogation au deuxième double langage.

Ce phénomène du deuxième double langage est extrêmement pénalisant parce qu'il empêche de faire des politiques selon des réalités, de négocier sur les réalités, d'analyser les réalités. Il est pour beaucoup dans les diverses paralysies, lenteurs, velléités observées dans notre époque, dans nos politiques extérieures. Sur ce point précis des relations Europe-USA, notre opinion est que la position de sujétion actuelle de l'Europe vis-à-vis des USA vient beaucoup plus, voire pour l'essentiel, de ce double langage empêchant d'aborder ce problème, que de la capacité de l'Europe à écarter cette position de sujétion, ou que de la volonté politique de l'Europe de faire ce choix. (En 1993, quand la Cellule de planification de l'UEO tentait de faire un décompte des unités des pays européens susceptibles d'être affectées à une force européenne, le général commandant adjoint de cette Cellule nous avait rapporté que les difficultés à obtenir ces précisions venaient « à 95% des conformismes et résistances bureaucratiques qui s'expriment par un refus implicite de discuter de certains problèmes, et à 5% des positions politiques hostiles à une force européenne » C'est effectivement dans la catégorie du deuxième double langage qu'il faut classer cette situation du refus de « discuter de certains problèmes ».)

Pour ce qui est de l'explication conjoncturelle, ces pratiques sont une conséquence du système actuel d'alliance de moins en moins consenties et de plus en plus imposées, notamment avec les USA et à l'intérieur de systèmes contrôlés par les USA. Ces ensembles répondaient à une cohérence et à une nécessité avouables du temps de la Guerre froide, où l'on en était encore aux bribes de cette “triple langue de bois”, où l'on se disait encore droitement les choses dans les rencontres officieuses entre alliés. Aujourd'hui où les raisons de ces alliances sont beaucoup plus faibles voire inexistantes, ou bien, et, surtout, inavouables, le deuxième double langage, la deuxième langue de bois fonctionne à plein régime.

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