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152421 septembre 2010 — Voici un phénomène politique, sinon historique. Tea Party est apparu entre la fin de l’automne 2008 et le début de 2009 ; sa première sortie publique eut lieu le 15 avril 2009, pour un Tea Party Day (voir notre texte du 16 avril 2009, où nous-mêmes le découvrîmes) ; le mouvement fut très actif à l’été 2009, lors de l’affrontement sur la querelle de la sécurité sociale et termina la séquence, le 13 septembre 2009, par une manifestation impressionnante à Washington (plusieurs centaines de milliers à un million de personnes). Depuis, Tea Party n’a plus quitté la première page des journaux et des sites. On sait que le 14 septembre 2010 a été un jour de gloire pour Tea party… Pourtant, tout le monde se pose la question : qu’est-ce donc que Tea Party ?
Sur l’important site Politico.com, deux textes abordent ce thème. Le 19 septembre 2010, Jack Sherman publie un texte intitulé “Tea Party au cœur de toutes les conversations”. On y trouve une citation de Bill Clinton, qui dit exactement cela, – en substance : “Je sais bien ce que Tea Party exprime mais j’ignore ce qu’est Tea Party” («I don’t know where they stand, but I get why they’re popular »). La veille, sur le même site, le 18 septembre 2010, Walter Dellinger met en ligne un court message rempli de questions à propos de Tea Party, invitant ses lecteurs à en débattre… «I don’t know the answers to these questions. But I’d like to.»
Sur son propre site, le journaliste Jonathan Rauch publie, le 11 septembre 2010, un article qu’il a écrit pour le National Journal, où il tente d’analyse les structures et l’organisation de Tea Party. Il parle d’un “collective brain”. C’est son article que Dellinger a choisi pour lancer le débat, finalement étrange, qu’on intitulerait : “mais qu’est-ce que Tea Party ?” «Did the tea party movement come “out of nowhere”? A very thoughtful writer for the National Journal, Jonathan Rauch, thinks so. In an important article, “How Tea Party Organizes Without Leaders,” he posits that “The tea party began as a network, not an organization.” He argues that by “embracing radical decentralization,” they intend to “rewrite the rule book for political organizing.”»
Nous parlons d’une chose qui fait parler d’elle depuis près d’un an et demi, qui bouleverse peu à peu, et parfois très rapidement, la structure et la dynamique de la situation politique sans doute la plus contrainte, la plus contrôlée, la plus “structurée” qui existe, celle des Etats-Unis d’Amérique, ou plutôt de l’establishment washingtonien. Pourtant, cette chose reste un mystère que nul ne parvient à percer avec certitude… Tea Party est un phénomène qui dépasse la politique, tout en y étant fermement ancré. Ainsi l’intérêt qu’il suscite doit-il être double, – à la fois politique, à la fois structurel, dans son essence même…
@PAYANT D’abord, il faut bien comprendre que l’on n’est pas au début d’une quête (“mais qu’est-ce que Tea Party ?”). Tour à tour, ou parallèlement, depuis un peu plus d’un an, on nous a affirmé avec certitude que Tea Party était un repère de l’extrême droite la plus rétrograde, un mouvement monté en sous-main par le corporate power pour réduire la puissance du gouvernement (qui est un but affiché de Tea Party), un mouvement sous-marin du parti républicain, un mouvement subventionné par Fox.News, un mouvement raciste lancé par des Sudistes revanchards, un mouvement “dissident” pour torpiller le parti républicain, un mouvement proche de Ron Paul, etc. Les explications sont venues de gauche, de droite, du centre et d'ailleurs, des chroniqueurs et des professeurs d’université. Et voilà qu’aujourd’hui l’on se demande : “mais qu’est-ce que Tea Party ?”… Il s’agit, en cela, dans cette incertitude reconnue, exposée, après de fausses certitudes martelées, d’un événement exceptionnel pour ce système de l’américanisme.
Compte tenu de ce qu’on juge justement comme la dangerosité de Tea Party pour le système de “parti unique” qui règne à Washington, compte tenu des réactions hostiles et furieuses des mandarins républicains dans la nuit du 14 septembre, après l’annonce des résultats des primaires (surtout celles du Delaware avec la désignation par la base républicaine de Christine O’Donnell), il paraissait évident qu’il y aurait une opération irrésistible d’“étouffement” médiatique à laquelle toutes les parties prenantes, par un réflexe propre à l’establishment, participeraient (démocrates autant que républicains, presse-Pravda). Plus encore, nous irions jusqu’à dire que les normes même du système de la communication font qu’un événement aussi daté qu’un jour d’élections primaires disparaît rapidement, en trois ou quatre jours, des préoccupations centrales ; il en est ainsi, par conséquent, on dirait même sans manœuvres particulières et selon la capacité d’ingestion et d’oubli du système, des “héros du jour” en général.
Il n’y a rien eu de semblable, bien au contraire, – “Tea party at center of all talk”, comme titrait Politico.com dimanche. Christine O’Donnell est l’objet de toutes les attentions, sans bénéficier d’une sollicitude particulière d’ailleurs, mais plutôt comme objet inattendu d’intérêt. Elle-même répond aux attaques venues essentiellement du camp républicain (de Karl Rove, l’homme qui a “fait” GW Bush du point de vue de la communication) et précise qu’élue sénatrice républicaine du Delaware, – ce dont elle ne doute pas, – elle suivra plutôt ses propres consignes que celles du parti républicain.
L’ancien président Carter, figure vénérable de la gauche démocrate, présente lundi ses mémoires (White House Diary) et il commente pour AP (le 20 septembre 2010) qu’il était, lorsqu’il fut élu en 1976, un peu comme un Tea Party avant l’heure : «I was a candidate that was in some ways like the tea party candidate. I was a complete outsider. I capitalized legitimately on the dissatisfaction that was permeating our society.» Cette phrase semble être, involontairement ou pas, comme une reconnaissance de la légitimité de Tea Party, sans aucune référence idéologique (Carter, de la gauche populiste, Tea Party classé en principe vers la droite extrême) : lui-même, Carter, avait légitimement capitalisé sur le mécontentement populaire, par conséquent Tea Party acquiert une certaine légitimité en faisant de même.
A part que Carter, à ses débuts, fut l’objet d’un barrage incroyable du monde de l’establishment washingtonien au début de sa course à la présidence, comme s’il n’existait pas (expression favorite du temps : “Jimmy who… ?”), au contraire de Tea Party aujourd’hui. Cela se fait alors que Tea Party n’a nul visage au contraire de Carter, qu’il n’a aucune des particularités de personnalisation qui font qu’on attire et oriente l’attention du système de la communication, du point de vue technique s’entend. Mais n’est-ce pas paradoxalement l’avantage sans précédent de Tea Party ?
Tout se passe comme si le monde washingtonien commençait à être fasciné par ce Tea Party, dont il découvre qu’il ne le comprend pas mais pour lequel il éprouve une certaine attirance, ou un intérêt passionné marqué par l’incompréhension d’un phénomène extraordinaire, après avoir prétendu le comprendre, le décortiquer, l’expliquer selon toutes ces vieilles recettes, et le réduire à mesure. L’événement qui relève de la psychologie se serait brusquement passé avec la journée du 14 septembre, pour un phénomène qui n’est nullement une nouveauté, comme on l’a vu, par conséquent qu’on aurait été justifié de croire usé, “désacralisé” par plus d’une année de supputations dans tous les sens, de théories aussi diverses que contradictoires, toutes impératives, toutes réductrices pour Tea Party. L’homme qui annonce qu’il constate que Tea Party exprime un phénomène incontestable mais qu’il ignore pour autant ce qu’est Tea Party, Bill Clinton, est un vieux routier et un maître cynique de la politique washingtonienne, et pourtant il semble parler dans ce cas avec une certaine ingénuité. En janvier dernier (voir le 18 janvier 2010), il faisait campagne pour le candidat démocrate au poste de sénateur du Massachusetts en prenant pour cible privilégiée Tea Party, sans se préoccuper de l’essence de la chose, au contraire assuré qu’il importait de n’y voir qu’un opposant vicieux et classique qu’il s’agissait de démolir, donc sans états d’âme. Bill, aujourd’hui, a ce qui correspond pour lui à des états d’âme : une sorte d’incompréhension respectueuse pour quelque chose qui semble le dépasser dans l’explication qu’il devrait en donner, – tous les ingrédients pour la fascination.
Et puis, il y a cet article de Rauch, respectable journaliste du National Journal, donc éminemment conservateur, donc plutôt familier à première vue de Tea Party (éventuellement pour s’en garder et dénoncer ce mouvement qui trouble le bon ordre de l’establishment). Son article fait la présentation d’un phénomène qu’il ne parvient pas à définir, à enfermer dans un stéréotype washingtonien, même si c’était pour le dénoncer. Le titre de son article résume magnifiquement cette incompréhension qui, là aussi, est proche de la fascination : «Group Think: Inside the Tea Party’s Collective Brain» On remarque aussitôt que Rauch parle d’un “cerveau collectif” (pas de personnalité marquée, mais une sorte de connexion intellectuelle, sinon neuronale, entre les membres du mouvement, avec des observations étonnantes). Le mouvement, manifestement développé en réseaux, se présente comme absolument décentralisé (ce qui correspond à son allergie totale au gouvernement centralisé), sans dirigeant notable, avec un certain cloisonnement naturel qui fait que chacun agit de façon autonome, souvent sans connaître l’autre, mais parvient tout de même à développer des idées qui s’avèrent communes à tous. Le mouvement est comparé par ses membres à une étoile de mer, dont certaines voient leurs branches coupées repousser, et même donner naissance spontanément à une autre étoile de mer. Rauch reçoit ces observations de Mark Meckler, un coordinateur de Tea Party et avocat spécialisé dans la législation et la structure d’Internet : «Essentially what we're doing is crowd-sourcing. I use the term open-source politics. This is an open-source movement. Every day, anyone and everyone is modifying the code. The movement as a whole is smart.» (“The movement as a whole ...”, comme s'il s'agissait d'une entité.)
L’utilisation du terme “Group Think” par Rauch est également essentielle. Nous avons souvent rencontré l’expression (également sous d’autres formes : groupthinking, par exemple), notamment avec le témoignage d’une personnalité de l’establishment de la sécurité nationale, John Hamre (voir le 30 septembre 2003). L’expression désigne alors le comportement bureaucratique renvoyant à notre concept de “virtualisme”. Le groupthinking est cet entraînement bureaucratique et psychologique qui impose à tous la même pensée uniforme, fût-elle celle d’un univers totalement créé et artificiel (virtualisme). Mais, dans le cas de Tea Party, la connotation est positive, puisqu’il s’agit du constat d’un épanchement d’une même pensée à tous, mais une pensée constructive, qui fait avancer le mouvement dans le bon sens, qui exprime une vérité qui est celle de la colère populaire, contre toutes les “réalités” faussaires fabriquées par le système. (Les membres de Tea Party parlent également de leur mouvement comme d’une “coulée de lave”.)
Tea Party semble donc cet étrange phénomène qui semble exprimer le désordre de la colère populaire, sans ôter la “structure”, ou “non-structure” qui caractérise le désordre. Son “organisation” est fondée sur le refus de l’organisation. L’absence de l’organisation hiérarchique, de direction identifiable, peut apparaître comme le meilleur antidote à l’arme principale du système qu’est la corruption, – puisque, dans ce cas, on ne sait qui corrompre… Un test sera l’élection de candidats proche de Tea Party, ou avec l’“investiture” de Tea Party, lorsqu’ils seront confrontés au temple de la corruption qu’est le Congrès des USA. (Mais même ce test ne serait pas nécessairement probant, si Tea Party reste une étoile de mer : une ou deux branches perdues, pourries en l’occurrence, cela régénère la chose, et produit d’autres étoiles de mer.)
On se gardera de tomber dans le piège idéologique et de proclamer, avec la méthode Tea Party, le règne de la démocratie directe. Pour nous, Tea Party est un enfant du désordre américaniste, et il ne se développe que grâce à ce désordre, comme expression paradoxalement et habilement “structurée” de la “non-structuration” de ce désordre, et son existence est justifiée par ce désordre qui est évidemment la marque de l’échec total de la démocratie, sinon la marque du vice fondamental de la démocratie. En ce sens, le vrai succès de Tea Party ne sera pas de canaliser le désordre pour le faire s’exprimer en non-désordre, d’une façon organisée, à Washington, – ce qui est utopique et ouvre la porte à la récupération et à la corruption ; mais bien de se confirmer comme une organisation de désordre, exprimant le désordre, mais sans les inconvénients du désordre formel qui sont justement l’incapacité de s’exprimer en tant que tel.
…Ce qui nous conduit à la question centrale, compte tenu du fait que Tea Party a jusqu’ici formidablement avancé sur cette voie de l’expression “structurée” de ce qui est par essence non structuré (le désordre), selon un schéma de développement lui-même non structuré : comment une unité certaine de position et de conception est-elle maintenue ? C’est l’hypothèse du système.
Comme on a vu, Rauch utilise l’expression qui désigne le virtualisme du système (Group Think), mais cette fois pour désigner, selon notre point de vue, un phénomène positif, la transmission d’une vérité et non la dictature d’une réalité faussaire, – et il évoque, pour en suggérer le moyen disons “technique”, l’idée d’un “cerveau collectif” (“collective brain”). Tout cela fait irrésistiblement penser aux réflexions qui ont été développées dans notre rubrique DIALOGUE, à partir de l’idée de départ de notre excellent ami Jean-Paul Baquiast d’un “système anthropotechnique” ; mais il s’agit, bien entendu, d’une toute autre forme de système, essentiellement à composante humaine, et l’on dirait d’un système antagoniste du système anthropotechnocratique fondamental qu’est le système de l’américanisme.
(Nous proposerions par exemple l’expression de “système anthropopuliste”, pour se référer au populisme incontestable qu’exprime Tea Party lorsqu’il exprime la colère du peuple. (“Populisme” au sens américain du terme, plus honorable que dans nos salons, – cela, pour que les coeurs altiers de nos intellectuels vertueux ne défaillent pas.) Nous aurions pu dire “système anthropopopuliste”, pour être plus juste, mais nous avons supprimé un “po” pour la légèreté de la chose, pour éviter la tendance bégayante qui ferait trop sourire. Nous pourrions revenir là-dessus, si nécessaire. De même pour le choix du terme “populisme” pour définir le système.)
L’essentiel est de s’interroger sur la question de l’existence ou pas d’une situation systémique, devant tant d’observations si intéressantes concernant le fonctionnement de Tea Party. L’essentiel est d’avancer des observations hypothétiques sur la nature profonde de la chose, sans sanctifier cette chose, sans la transformer en un miracle décisif, mais en observant simplement qu’elle introduit des éléments nouveaux qui méritent qu’on la prenne en considération comme quelque chose qui est de facto une expérimentation, réussie ou pas on verra, adaptée à une situation de blocage et de crise centrale contre laquelle on n’a rien pu faire de sérieux jusqu’ici. Plus encore, il faut avoir à l’esprit la logique des constats, et admettre que Tea Party, dans cette tentative de définition qu’on fait, n’est nullement destiné à devenir une organisation victorieuse, une organisation de gouvernement, qu’elle doit rester comme une organisation exprimant le désordre et dont l’objectif est la destruction d’un système monstrueux, faussaire et déstructurant. (Peu importe que les “tea partiers” pensent ou ne pensent pas comme cela. Nous exprimons là ce qui nous paraît une observation logique : un phénomène type-Tea Party réussissant n’est pas l’avenir du monde, mais éventuellement une étape intéressante, voire passionnante, dans la résistance qui s’est donnée comme but de détruire le système général qui nous emprisonne.)
Il convient alors de s’interroger, d’un point de vue métaphysique, comme nous tentons de le faire désormais, d’une façon générale. A l’idée d’une “métaphysique de Tea Party” portant sur les effets de Tea Party, nous ajouterions la question d’une “métaphysique de Tea Party” portant sur son fonctionnement comme il nous est décrit. S’il existe une connexion collective, de quel ordre est-elle ? Pour nous, dans ce cas, l’expression “collective brain” ne convient pas, avec toute sa charge d’ésotérisme scientiste qui anime les concepts postmodernistes en mal d’hypothèses aventureuses. (Le concept convient d’autant moins qu’il s’agit d’un concept enfanté par les systèmes postmodernistes, dont notre système général est l'inspirateur central, tandis que, dans la situation où on le voit, Tea Party se place en position antagoniste de ce système.) Nous préférerions nous orienter vers un concept tel qu’une inspiration commune, qu’on pourrait exprimer encore plus précisément comme une “intuition collective” ou, mieux encore, une “intuition supra-rationnelle collective”. On imagine dans ce cas le champ de réflexion qui s’ouvre, qui concerne “la métaphysique pure” au sens où l’entendait René Guénon, qui n’est pas une doctrine philosophique ou une partie d’une doctrine philosophique mais plutôt un outil de détermination de la vérité absolument autonome, éventuellement proche de l’idée d’une “science”, mais bien entendu au sens radicalement différent de la Tradition, et nullement celui du rationalisme moderniste.
Quoi qu’il en soit, et quoi qu’il en soit du destin de Tea Party” qui n’est assuré en rien du tout, on peut observer que ce type de phénomène semble beaucoup plus adéquat pour lutter contre le système général dictatorial qui nous enferme aujourd’hui, que toutes les références passées qu’on évoque, concernant les révolutions, les insurrections, etc. (Voir notre Notes d’Analyse du 24 septembre 2009.) Il est évident qu’il s’agit d’un type de phénomène nouveau qui peut apporter des facteurs inédits dans la lutte contre le système général dominant, dont l’un peut s’avérer décisif. Les hypothèses que nous faisons correspondent effectivement à un temps historiques où l’usage de la raison seule dans les entreprises politiques nécessaires contre le système est absolument insuffisant, sinon infécond et contre productif.
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