Spectateur de “l'infamie à l'origine”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Spectateur de “l'infamie à l'origine”

25 mars 2019 – Prenant prétexte d’une initiative des historiens du site, marquant, – un jour trop tard, comme d’habitude, – l’anniversaire de la funeste “guerre du Kosovo”, la vraie, celle qui commença avec l’agression otanienne, je décidai de confier à ces pages quelques souvenirs, réflexion, et même un extrait d’un roman dont je ne vous cacherai pas une seconde l’affection que je lui porte. Il est vrai que j’ai vécu ces jours fiévreux du déclenchement de cette guerre, pour l'essentiel à Bruxelles certes, et à peine à l’OTAN où j’aurais pu être plus souvent mais qu’en général j’évitais comme la peste tant l’atmosphère y était irrespirable.

L’infamie dégage une auteur absolument épouvantable, pestilentielle, comme l’égout d’une gargote de basse fortune, où même les filles faciles sont absolument sans joie. Je crois que c’est à partir de cette époque que je décidai inconsciemment de ne plus jamais mettre les pieds à l’OTAN, ce qui me fut assez facile par ailleurs puisque je n’avais vraiment plus rien à y faire, et encore moins à glaner.

Ces jours et ces semaines que je vécus durant la guerre du Kosovo, à Bruxelles pour mes deux ou trois tournées hebdomadaires et à Paris pour deux visites je crois, m’apparaissent aujourd’hui comme un temps de rupture. C’est à partir de cette époque que j’en vins, d’abord insensiblement puis de plus en plus résolument, à rompre avec ce monde que j’avais fréquenté jusqu’alors, certes en marginal-original mais tout de même avec nombre de voies d’accès, et de l’intérêt pour les utiliser. Ce que je ressentis de leur évolution dans les milieux fréquentés, dans les milieux de la sécurité internationale, les “experts”, les fonctionnaires, et aussi la fréquentation épisodique du monde de la presse, se rappelle à mon souvenir comme quelque chose de “glaçant” (on emploie beaucoup ce mot, ces temps-ci) ; comme une paralysie progressive affectant en priorité la case “esprit critique”, la case “liberté d’esprit”, voyez, des choses comme çà.

Je me rappelle d’une visite à Paris, c’était autour de la mi-avril 1999, où j’allais voir des gens d’assez bonne compagnie, avec qui je parlai assez librement, on imagine dans quel sens mais néanmoins sans élever la voix puisqu’on était en pays de connaissance. Chez l’un ou chez l’autre, je fis quelques remarques sans complaisance sur cette ignominie qu’était cette guerre stupide et mal faite, là où la France se compromettait ; je rencontrai en général des regards un peu effrayés sinon fuyants, des réponses gênées, une main bougeant légèrement mais nerveusement de haut en bas pour faire baisser la voix bien que le ton restât complètement habituel et évidemment sans éclat... L’un de mes interlocuteurs me glissa, en me raccompagnant, qu’il devenait “de plus en plus difficile de s’exprimer trop librement sur ces problèmes” mais que, “bien entendu”, il “partageait complètement mon point de vue” ; et qu’en plus de cela, j’avais une grande chance d’ainsi disposer de mon indépendance... Cette fortune dont le sort me comblait me laissa rêveur, tandis que je saluai mon interlocuteur d’une poignée de mains où je crus ressentir la mollesse de l’autre.

La France avait pris sa vitesse de chute et de croisière ; mise à part l’embellie de 2003 de l’opposition à l’aventure irakienne du gang Bush/Cheney, que je pris pour le signe d’une belle dynamique retrouvée alors qu’il ne s’agissait que d’un écart temporaire se réduisant à un accident de parcours, tout nous conduisait dans le marigot puant où nous nous débattons mollement et présentement, et sans rien y comprendre.

Je vous l’assure, l’autocensure qui a saisi la civilisation  occidentale (“le bloc-BAO” disons pour satisfaire dedefensa.org) comme on le ressent aujourd’hui a décisivement verrouillé sa chape de plomb à partir de l’aventure kosovare. Les journalistes sont devenus autres décisivement, marionnettes ou pantins à votre choix, sans oublier l’arrogance et le mépris d’une main, la servilité et l’empressement de l’autre. Deux ans et demie plus tard, 9/11 bouclerait tout cela, en un somptueux paquet-cadeau. Nous en sommes là pour ce qui concerne ce monde.

Là-dessus, et parce que je ne suis jamais à court d’arguments, et parce que je crois à la fiction nourrie d’expérience pour faire connaître des événements, – je parle toujours de la “guerre de Kosovo” qui se fit à Evère, au siège de l’OTAN, – je vais vous laisser avec quelques paragraphes extraits d’un livre pour lequel j’ai une vieille affection, dont le titre est Frédéric Nietzsche au Kosovo, dont le succès est à l’image de ce que je vous ai dit de la France, dont le caractère est qu’il n’est en rien susceptible de céder aux sirènes du “règne de la quantité”, dans une mesure telle qu’on le croirait réservé à des initiés dont je suis sûr que quelques happy few voudront faire partie... Troisième tentative : c’est ici que vous le trouverez.

 

Extraits de Frédéric Nietzsche au Kosovo

« Pour dire la vérité, le monde sembla basculer. C'est comme s'il n'attendait qu'un signe pour cela, et il l'avait eu. Cette guerre, si proche de nous ... Une tension incroyable, contenue jusqu'alors dans l’ombre des esprits soumis avec empressement aux influences maléfiques, apparut en pleine lumière et dans cette lumière trompeuse qui vous fait croire que la cause est juste, comme elle l’avait fait croire pour l’Algérie. L'Occident sembla triompher avant même de l'emporter. L'Occident, centre et inspirateur du monde, dispensateur des idées qui éduquent l'esprit et font exulter les cœurs, concepteur de la civilisation comme un seul modèle et les autres n’ont qu’à bien se tenir ; l’Occident, sûr de lui et dominateur, surtout après qu’il ait enfourché le masque du libérateur, l’Occident puant de suffisance et barbouillé de sa vertu moderniste, la brandissant par spasmes, absolument comme l’on éjacule, mais ayant remplacé le sperme par les bombes parce qu’il faut ce qu’il faut ; l'Occident plein d’une affectivité qu’on baptiserait affectivisme car cela devient une doctrine, pour sa propre fièvre, plein de l’hybris de l’éjaculation de sa vertu, de l'ivresse absolument illuminati des très-grandes déclamations civilisatrices enfin prises au pied de la lettre, comme ces bombes accrochées sous les ailes de ses avions qui évoluent comme des anges qu’on a pris soin d’habiller d’un camouflage nécessaire aux missions de combat. (La bureaucratie militaire reste pratique.) Nous, en Occident, nous attendons cette guerre depuis des lustres comme le Messie, elle se fait sans interrompre nos habitudes ni nos vacances, elle enfièvre l'esprit, elle permet de mélanger sans compter les rigueurs de la raison théorique, les emportements de la vertu assurée et les plaisirs de l’affectivisme débridé, tout cela qu’on nommera plus tard “êtrerock’n’roll”. Cette guerre-là, de 1999, qui annonce notre siècle décisif et postmoderne, nous rattrape de toutes celles que nous n'avons pu faire, de notre complaisance superbement dévastatrice mais contenue, de notre vertu offensée de ne pas avoir pu mieux se manifester, de nos certitudes contraintes en frustrations épouvantables, de notre suffisance trop longtemps écartée… Cette guerre, en vérité, elle nous est un don de Dieu.

Louis-Beyle sentit la tension incroyable de l'événement, l'ivresse, presque comme un fumet répandu à l'instant même, et qu'il trouvait confirmée dans le ton d'un éditorial, dans l'emphase d'une phrase jetée comme la pierre qui achève l'architecture de la civilisation du monde. “Cette guerre est d'un grand cru, semblaient-ils dire, il faut la déguster”. Ceux des visiteurs d’un autre monde qui, plus tard, ne manqueront pas de se pencher sur notre cas de civilisateurs armés jusqu'aux dents, ne cesseront à aucun instant de leur recherche sur cette époque mémorable d'être stupéfaits par l'emportement qui, en cet instant exactement, alors que les avions de combat de l'Alliance presque-Sainte s'envolent de la base d'Aviano, dans l’Italie des Borgia, des papes et de Michel-Ange, chargés jusqu'à la gueule de ces armements si sophistiqués que nous avons couvés comme des nouveau-nés transformés par la science de l'homme, oui, ceux-là seront stupéfaits par l'emportement qui embrase à cet instant les esprits des civilisés de l'Occident. Ils relèveront qu'à l'instant, dès que roulent les tambours de la guerre, nous voilà aveugles et que c'est un bonheur indicible ; qu'il nous plaît de rugir sans retenue, en montrant cette force sans exemple jetée au nom de la grandeur de l'esprit civilisé ; qu'il nous excite considérablement de moraliser en appuyant sur la tête de l'ennemi si faible, dont la faiblesse semble le garant de notre vertu, en lui forçant sa tête sous l'eau, dans un déluge de feu, jusqu'à ce qu'il reconnaisse, l’ennemi si faible, qu'il est habité de la tare affreuse de n'être pas “nous” ; qu'il y a, dans notre attitude la plus élaborée, comme une jouissance si grande à répéter inlassablement ce que dit notre voisin et notre compagnon, à répercuter avec une joie indicible les échos sinistres de la guerre, comme un slogan mécanique, sans souci de comprendre et en proclamant qu'il n'est plus nécessaire de comprendre, car, en vérité, désormais tout est accompli.

– Drôle d'époque, dit Louis-Beyle à haute voix, soudain arrêté, comme avec le stylo en l'air s'il n'avait travaillé sur informatique, comme s'il commentait dans un sens très approbateur les observations diverses de ces futurs historiens venus d’un autre monde. On l'en remercia, du côté de cet autre monde.

Quelques jours passèrent. L'offensive du ciel, le tonnerre des dieux occidentaux pleins d'éclairs et de colère ne cessaient de “s'intensifier”, comme on disait sur un ton d'une gravité très convenue, et, dissimulée derrière, d'une secrète fascination ; puis l'on roulait des yeux terribles, on se délectait du détail des actes de bravoure des escadres grondantes de la civilisation occidentale. Louis-Beyle, qui poursuivait sa tâche algérienne, n'était pas sans remarquer que le monde semblait hors de ses gonds. “Il faudra que je me penche sur cet étrange phénomène”, se promit-il en dedans de lui. En plus, c'était dans ses attributions, avec le travail courant dans Contre-Pied, étudier les conditions architecturales exceptionnelles de ce conflit ; la façon dont, en même temps qu'il se déroulait comme une machine impitoyable, il était construit, fabriqué et mis en scène par des bâtisseurs professionnels, c'est-à-dire une construction à côté, nettement séparée, sur la grande scène occidentale, une construction délicieuse et pleine de contours complexes, d’audaces architecturales postmodernes, d’inspiration artistiques de type futuristes offertes à l’humanisme régnant, surtout et impérativement sans le moindre rapport avec tout ce qui prétend rendre compte de la vérité. 

Sitôt que les premières escadres avaient grondé dans le ciel yougoslave, une organisation puissante de présentation et d'interprétation de la réalité s'était mise en branle. Le théâtre où l'on présentait aux opinions du monde occidental l'opération alliée, avec toutes les précautions et les aménagements qu'on imagine, les arrangements, les mises en perspective, etc., avait bien plus d'importance que le théâtre des opérations. La comparaison est inutile, le rangement était acquis d'avance. En juillet, quatre mois après le début du conflit et un mois après son terme, le Conseiller en Communication du Premier ministre britannique Tony Blair, un homme d'une importance considérable avec un rôle essentiel dans la stratégie générale, un homme aussi important que l'avait été Monty durant la Seconde Guerre mondiale, un nommé Alastair Campbell qui venait de l'école du fait-divers sensationnel du Daily Mirror, – eh bien Campbell nous expliquait très en détail ce qui apparaît après tout comme une philosophie derrière le conflit, et, encore plus, ce qui apparaît comme une philosophie même de l'existence, une nouvelle philosophique sans nul doute, une nouvelle conception du monde. C'est un signe de cette philosophie et de son contenu sans aucun doute, que ce soit les hommes de Communication, les publicistes, qui se chargent de nous la présenter, certainement après l'avoir élaborée eux-mêmes, ou, dans tous les cas, très fortement inspirée. Alastair Campbell remplaçait Machiavel et Montesquieu, en plus du maréchal Montgomery. Alastair Campbell posa ce principe qui explique tout, qui justifie le jugement qu'on a donné sur l'importance comparée des deux théâtres, et avec le classement qu'on a fait : “Le fait que l'OTAN devait l'emporter militairement n'a jamais été sérieusement mis en doute. La seule bataille que nous pouvions perdre était la bataille pour les cœurs et les esprits. [Pour cette raison], la bataille médiatique comptait énormément.”

– Cette affaire-là n'est pas pour moi, maugréa Louis-Beyle, qui rentrait après quelques courses au cours desquelles il avait pu lire dans une échoppe à journaux les grands titres de la presse pour la première fois depuis le début du conflit ; on ajoutera à cela une rencontre impromptue, avec un raseur, mais un raseur d'un studio de cinéma, très à la mode, très au fait du monde parisien, qui avait pointé sur lui son doigt principal assez accusateur en proclamant que, le sort de la civilisation étant en jeu au Kosovo, c'était désormais un devoir sacré de faire de cette guerre le centre de toutes les choses.

“Cette foutue affaire est pipée, manipulée. Elle est indigne, quel que soit le camp qu'on choisit, oui, c'est cela, une guerre indigne, complètement hors des conditions naturelles du monde qui sont les seules choses qui puissent racheter une guerre. Elle est au cœur de notre hystérie, de nos travers et de nos prétentions insupportables, de nos chapitres moraux et tout le toutim. Une guerre pour adouber notre grandeur civilisatrice et alimenter nos plaisirs intimes, je ne veux rien avoir à faire avec ça, rien du tout. Je poursuis mon labeur. Je les emmerde considérablement.” [...] »

 

***

 

« ...Sur ce sujet le dialogue doit être bref, avec des réponses qui vont tellement de soi qu'il n'est nul besoin de les dire. Dès le 25 mars 1999, le porte-parole de l'OTAN, qui tient une conférence de presse quotidienne flanqué d'un militaire en général lourdaud, fait son entrée dans le monde. Il est sur tous les écrans, le vôtre, le tien, le mien et ainsi de suite. Un jour d'avril ou de mai 1999, il annonce qu'une téléspectatrice sans doute assidue et romantique lui a téléphoné pour lui faire part de son sentiment au spectacle des avions grondants de l'OTAN qui décollent d'Aviano pour aller taper avec la plus grande précision imaginable sur Milosevic et consort : “Oh, she told me, really, ‘they look like angels’”. Un journaliste dans la salle intervient, pris de court, déglutissant, doutant de son audition et sans se soucier du qu'en dira-t-on : “Angels, vous dites bien angels ?” Jamie est affable et presque ingénu, comme un Candide devenu porte-parole de la plus vertueuse machine de guerre qu'on ait vue dans toute l'histoire, absolument toute l'Histoire sans aucune exception possible, – et sa voix d'une suavité sans pareille : “Oui, angels.”

Cette histoire courait, parmi d'autres, et d'autres encore, et aussi pour celle-ci on précisait que Jamie n'avait même pas souri, répondant en ouvrant grands ses yeux comme à son habitude, étonné finalement qu'on puisse s'étonner de ce qu'il rapportait, qui était l'absolue vérité pour ce qui concernait les nécessités du service, enfin absolument insensible à tout ce qui aurait pu ressembler à de l'ironie, là, à cet instant. Jamie ne manquait certainement pas d'ironie mais sa fonction pour ce temps-là lui en interdisait l'usage abusif ; c'était presque comme un terme contractuel.

Il faut se garder de généraliser, de se référer au passé, voire d'user du bon sens courant en discourant de cette fonction qu'occupait Jamie Shea. Nous sommes en présence d'un phénomène nouveau, très spécifique, sans vraiment d’équivalent et de précédent, dont la première manifestation et naturellement l'un des fondements est justement ce travail étrange que produit le spécialiste de communication (porte-parole dans le cas de Jamie), ou plus généralement spécialiste des relations publiques (RP) ; c’est-à-dire spin doctorselon l'expression employée lors de la guerre du Kosovo, où l'on est payé pour re-présenter la réalité et la tordre comme il faut, avec suffisamment d'aménagement pour qu'elle ne soit pas contradictoire avec la cause qu'on présente, ni même simplement choquante pour celle-ci. (La traduction bienpensante est ‘conseiller en communication’, mais l’on observera que la traduction du verbe to spin est aussi bien ‘tournoyer’ qu’‘essorer’, ce qui nous en dit long sur l’esprit de l’expression que nous fournit la langue anglaise.)

Quoiqu'il en soit, Louis-Beyle précisa :

– Eh bien, moi je ne connais pas Jamie Shea. Alors, de qui s'agit-il ?

En face de lui et assis comme lui, Bradley McPherson Cassady, correspondant occasionnel et vraiment exceptionnel du Philadelphia Inquirer, séjournant temporairement à Bruxelles pour ce journal, également présenté comme collaborateur d'autres journaux, de périodiques variés ; Paris comme port d'attache, un de la famille fameuse des “Américains de Paris”, également vieux bourlingueur du vaste monde ; également connu dans la profession sous ses initiales BMC, il en rit comme un fou avec sa plaisanterie préférée, dans la langue française qu’il manie parfaitement (“Appelez-moi Bordel Militaire de Campagne, si vous voulez”). Louis-Beyle se trouvait à Bruxelles depuis la veille, le jeudi 15 avril. Il observait Cassady, attendant sa réponse.

– Laissez tranquille ce Jamie Shea, voulez-vous ? répondit Cassady. Pas vraiment important ... Pas vraiment un qui compte, voyez-vous ? Ici, dans cette soi-disant guerre, le théâtre, leur montage, leur propagandastaffel, tout ça, eh bien moi je suis complètement sceptique et ça me laisse de glace.

”Mon journal a menacé de me virer parce que je refusais de faire un article sur this guy. Pas important this guy, je leur ai dit. Ils m'ont sonné, Jésus ! Toujours pas fait d'article, rien à faire d'une compromission là-dessus. C'est simple, on a sa dignité et on la met où on croit qu'elle doit être.

– Et la guerre, Brad, quel est votre avis ?

(Bradley McPherson Cassady, rencontré la veille au soir, au bar de l'hôtel Méridien, face à la Gare Centrale de Bruxelles ; Louis-Beyle oisif, songeur, pas dans son assiette sans qu'il faille s'alarmer, une saute d'humeur rien d'autre, mais cela amenait chez lui un comportement inhabituel, et paradoxalement celui d'être plus liant et plus vite avec un étranger ; l'Américain un peu éméché, trouvant une bonne bille à Louis-Beyle, un verre ensemble et ainsi de suite ; et déjà à se donner de leur prénom, vraiment une chose inhabituelle pour Louis-Beyle. Déjà, ils sont amis.)

– Pas d'avis, mon vieux, aucun avis, dit Cassady, ricanant à moitié. Me fous de cette guerre, pas d'importance vous comprenez ? Pas ça qui compte, doux Jésus. Je leur ai dit cela aussi, à mon canard, et là encore, pas très contents, m'ont sonné à nouveau. Bah ... Je vais bien finir par leur pisser de la copie banale, au fur et à mesure.

– C'est une façon de se défiler, Brad, de répondre de la sorte, vous écartez une prise de position, vous ne vous mouillez pas.

– Fuck you mon ami, comme on dit aujourd'hui en guise de bonne volonté. (Puis, pour bien se faire comprendre parce qu'avec le goût du détail, et maniant habilement tutoiement et vouvoiement, tout cela se disant en français :) Laisse aller, tu comprends ? Les Français comme vous jouez à être des moralisateurs ennuyeux. Mange rien de cette baguette-là, moi. Alors, si vous avez d'autres questions, pffuittt, vous les gardez pour vous.

– Pas important, pas important ... Alors, qu'est-ce qui est important si cette guerre ne l'est pas ?

Cassady le regarda puis se mit à rire silencieusement, comme il faisait souvent, comme s'il pouffait, comme s'il était pris d'une étrange innocence, comme on fait étant enfant, comme si son extrême jeunesse jusqu’à l’enfance lui revenait.

– Et la morale, mon ami, la morale citoyenne, comme ils disent aujourd'hui ? reprit Louis-Beyle, pouffant à son tour, embrassé dans une complicité si chaleureuse, si cordiale, qui n'a pas besoin d'être dite, d'être pompeusement proclamée. Et les droits de l'homme ? enchaîna-t-il, et la démocratie ? Et le nouvel ordre quasi-mondial ? Et l'homme occidental qui apporte la lumière de sa civilisation ?

Et Bradley McPherson Cassady riait, pouffait, secouait la tête avec une énergie décuplée, haussait les épaules, pleurait à force de contenir son rire, faisait ce signe de la main d'avant en arrière de la main qu'on replie, qu'on fait quand on veut dire : “Lâche-moi”, puis éclatant comme en une sonore proclamation de joie libératrice. C'était un vieux boucanier de l'Amérique dont la vie était couturée de cicatrices extraordinaires, qui avait roulé sa bosse, qui en avait tant fait et contemplé encore plus, revenu de tout, avec ce coup d'oeil qui vous regarde d'un drôle d'air où se mélangent ironie, distance et mépris si vous vous avisez de parler des grandes causes de ce monde au nom desquelles on envoie mourir tant de tendres et innocents imbéciles.

– Mon neveu, dit l'Américain… (Lorsqu'il vous aime beaucoup, l'Américain reprend cette expression affectionnée par Jason Robards, mi-affecteuse mi-sarcastique, dans La Lettre du Kremlin de John Huston, où Robards joue un personnage lui aussi revenu de tout.) Mon neveu, il y a d'autres choses, aujourd'hui, bien plus importantes que cette mascarade.

”Eh eh, peut-être en saurez-vous plus un jour, peut-être consentirais-je un jour à éclairer votre pâle lanterne.

– Vous en avez trop dit, ou pas assez, Brad McPherson Cassady.

– Tu l'as dit, mon neveu. En attendant, tirons-nous d'ici.

Ils se décidèrent aussitôt et quittèrent le siège de l'OTAN, à Evere, sur la route qui mène de Bruxelles à l'aéroport Bruxelles-National, à l'OTAN où les braves gens croient qu'effectivement tout se passe, et où, finalement, il ne se passe rien de ce qui nous importe. Il faut laisser Jamie Shea, qui n'est pas un mauvais bougre, pas du tout et même au contraire, et pourtant le laisser à ses descriptions idylliques. Jamie Shea est plus la victime d'une situation qui fait de vous un manipulateur, qu'un manipulateur créant cette situation. Il n'y a d'ailleurs pas de manipulateur-né. Il y a des gens pris dans le tourbillon d'un système, et qui s'en sortent comme ils peuvent, avec plus ou moins de zèle, plus ou moins de lâcheté. Répétons-le, cette fois-ci d'une plume plus assurée : il faut laisser Jamie Shea à ses descriptions idylliques sans songer une seconde à le condamner car c’est un brave homme, et je dis cela pour l’avoir rencontré. Il faut suivre nos héros, c'est avec eux que tout se passe. [...] »

 

***

 

« Après avoir dit quelques mots au Bruxellois et se tournant à nouveau vers Louis-Beyle, Cassady expliqua, et l'on aurait dit qu'ils étaient seuls tous les deux :

– Voilà pourquoi, sur la guerre, je ne me prononce pas. L'absence d'objet règle tout, comment se prononcer sur ce qui n'existe pas ? Il n'y a pas de guerre au Kosovo. La guerre, elle est ici, comme vous disiez tout à l'heure si justement. La guerre est livrée pour garantir et assurer le contrôle de ces gens, dont il paraît que nous faisons partie, la presse je veux dire. L'objet de la guerre a changé, et, par conséquent, son objectif. C'est une révolution formidable, une explosion du sens du monde, dans tous les sens. La guerre ? Pfutt, passez muscade. L'objectif est ici, des gens comme lui (il fait un geste du bras, vers le côté, majeur dressé en “doigt d’honneur” vers Lefébure, geste assez leste mais il s'en fout).

– Vous n'êtes pas favorable aux frappes, cher Bradley ? interrogea Lefébure sur un ton assez bas et doux, mais empressé sans aucun doute. Elles sont pourtant fort chirurgicales, les frappes, et les dégâts, quand il y en a, sont complètement collatéraux n'est-ce pas ?

– D'ailleurs, vous le savez bien, c'est ce que pensent tous ces types, les Shea, les Campbell, le con-com de Tony Blair (conseiller-en-communication comme on dit Strafford-upon-Avon sur un ton shakespearien)... 

(Cassady poursuivait comme s'il n'y avait pas eu de question posée par Lefébure, lequel hochait la tête et souriait dans le vide, insensible à l'attitude, ignorant l'indifférence, indulgent pour le mépris, – parce que Cassady est, mon Dieu c'est l'essentiel, il est journaliste américain.)

”Ils croient tous aujourd'hui à leur ‘guerre pour les esprits’, le goût pathologique de la capture de la conscience, ils ont tous ça, une marque de fabrique. Et comme il n'y a rien de plus crétin qu'un journaliste occidental assuré de son bon droit, des valeurs qu'il défend et tout le toutim, hein, nous en savons quelque chose ? Alors, leur projet est tentant, ils y croient, ils s'y accrochent comme de beaux diables. Ainsi la guerre est-elle ici ; ce qui se passe là-bas, au Kosovo, n'a pas d'importance. La grande bataille, l'Armageddon de l'Occident, c'est ici !

– Séduisante théorie, fit mielleusement Lefébure.

– Mais non, pas du tout ! Rien d'une théorie, mon bonhomme. On le voit tous les jours, ici, là, vous-même bien sûr, non ?

– Certes, Brad, vous n'avez pas tort ...

– Allez, je me tire. Adieu, mon neveu, venez donc… »