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868Depuis le début de la crise du 11 septembre 2001, on n'a pas été sans noter combien l'OTAN se trouvait en marge de l'action. Le 26 septembre, à la réunion des ministres de la défense, l'Américain Paul Wolfowitz était venu dire à ses collègues que le Pentagone n'avait pas besoin de l'OTAN. A la suite de cette prise de position, qui avait eu un écho public considérable et considérablement fâcheux, l'OTAN avait fait d'urgence le siège de Washington. Le président GW Bush avait alors, dans un discours, affirmé que l'OTAN restait « the cornerstone » de la politique américaine de sécurité. Cela ne mange pas beaucoup de pain. Ensuite, bons princes et habiles manoeuvriers (il se rappellent tout de même que l'OTAN leur fut utile), les Américains avaient rectifié et fait quelques demandes d'“aide” à l'OTAN, dont la plus spectaculaire et la plus dérisoirement spectaculaire fut l'envoi de quatre avions de surveillance AWACS dans le ciel du continent nord-américain, pour surveiller le home front, à plus de 10.000 kilomètres de véritable front. Ces quatre avions envoyés “à l'arrière”, cela ressemblait effectivement à un symbole de ce qui apparaît de plus en plus comme la chute de l'OTAN, et cela témoignait de la psychologie sommaire de ceux qui sont chargés des relations publiques (donc, on le suppose, de l'“image” de l'OTAN).
Alors, il faut prêter attention à l'article que Charles Grant a publié le 16 octobre dans The Independent. Grant, ancien journaliste de The Economist, depuis reconverti en expert à la mode, directeur d'un centre de réflexion (Center for European Reform) également à la mode, passe avec beaucoup de raisons diverses et circonstanciés pour assez proche de Tony Blair. C'est Grant qui, en septembre 1998, avait diffusé sur le mode semi-confidentiel une étude sur l'Europe avec un important volet défense, qui annonçait l'évolution britannique sur la question et le sommet de Saint-Malo de décembre 1998. Grant explique dans son article du 16 octobre, sous le chapeau d'un titre provocateur (« Does this war show that Nato no longer has a serious military role ? »), combien l'OTAN va devoir changer très profondément, se transformer radicalement sous peine de se voir définitivement confinée à sa marginalisation effective depuis le 11 septembre. Pour quelles raisons ? C'est l'évidence qui y répond, qui s'est construite régulièrement depuis décembre 1998, sous les yeux extrêmement inattentifs des atlantistes et des otaniens, persuadés de la pérennité presque magique de l'institution qu'ils chérissent. Décembre 1998 : Saint-Malo et l'émergence d'une Europe de la défense (PESD), suite à l'évolution décisive des Britanniques ; cela signifie que les missions de crise en Europe, au moins celles-là, échapperont de plus en plus, dans le futur, à l'OTAN pour être transférées aux Européens ; mars-juin 1999 : la guerre du Kosovo, qui fut alors présenté comme la sauvegarde de l'OTAN (l'OTAN classique, militaire), et qui fut en réalité son enterrement, parce que les Américains, qui tiennent l'OTAN sous perfusion depuis dix ans, sortirent du conflit avec l'idée simple du “plus jamais ça” : plus jamais une véritable guerre de coalition, où tous les participants ont un mot à dire, où tel pays peut d'un veto interdire aux généraux américains friands de plaies et de bosses de disposer d'un objectif. [Sur ce dernier point, Charles Grant note joliment, et on appréciera surtout la parenthèse pour ce qu'elle dit du sentiment réel des Britanniques vis-à-vis des pratiques guerrières des Américains et des freins qui furent mis par certains, surtout les Français : « For example, France annoyed the US Air Force by blocking the bombing of Belgrade's bridges (thank God for French stubborness, many of us will say) ».] A partir de ces deux moments, l'OTAN était privée de ses deux échappatoires pour une reconversion : les crises de basse intensité en Europe, les grandes guerres conventionnelles partout dans le monde.
Pragmatique, Grant laisse entendre que l'OTAN, aujourd'hui, si elle veut survivre, doit vite fait se reconvertir en grande organisation politique pan-européenne. Pour cela, elle doit en passer par la Russie, parce qu'une telle orientation ne peut s'envisager qu'avec l'active implication de la Russie, et cela veut dire au bout du compte qu'il ne faudrait pas s'étonner qu'on parle de plus en plus sérieusement de la Russie dans l'OTAN. Poutine n'est pas contre et, aujourd'hui, il y a peu de chose que Washington veuille refuser aux Russes. Il faut donc lire cet article avec intérêt, et avec d'autant plus d'intérêt qu'il est signé Grant, que Grant est un proche de Blair, qui est Premier ministre du Royaume-Uni, et que le Royaume-Uni était jusqu'aux dernières nouvelles le plus ardent défenseur de l'OTAN, ses ors et ses pompes.
La guerre entre-t-elle dans sa phase décisive ? Les émissions radio et TV qui ont accompagné, vendredi 19 et samedi 20 octobre, l'annonce des premières incursions américaines, témoignaient bien du caractère étrange où se mélangent le pathétique, le dérisoire et la complexité. L'annonce hautement médiatisée d'opérations qui devraient être par définition secrète, et qui se résument àdes déplacements d'unités qui comptent quelques dizaines d'hommes, a bien du mal à soutenir la comparaison avec la couverture médiatisée des attentats du 11 septembre, et, au-delà, avec la couverture désormais célèbre de la guerre du Golfe de 1990-91, voire avec celle du conflit du Kosovo du printemps 1999. Ainsi se poursuit cette guerre, entre les impératifs d'une réalité complètement virtualisée, avec ses impératifs médiatiques, ses impératifs des discours politiques, ses impératifs d'affirmation d'une guerre “globale”, d'une guerre “contre la Terreur”, d'une “nouvelle guerre froide”, et la réalité platement vraie, sur le terrain. L'anecdote mi-guerrière, mi-politicienne (!), que rapporte Christopher Kremmer, du Morning Herald de Sidney, est significative : un chef de guerre taliban, avec 4.000 hommes, encerclé par l'Alliance du Nord, qui se rallie ; puis qui repasse aux Talibans deux jours plus tard, — façon comme une autre de briser un encerclement ; et façon comme une autre de proposer une illustration acceptable de complexité peu commune du conflit afghan.
Combien de temps durera cette guerre ? Est-ce si important ? D'ailleurs, s'agit-il d'une guerre ? Ne s'agit-il pas, plutôt, de l'illustration, saisissante de la réalité du désordre complet qui, aujourd'hui, caractérise la situation internationale ? En Afghanistan, on trouve tout, les basses manoeuvres de la politique dans tous les sens, les intérêts secrets des grands et des moins grands, les enchevêtrements des complexités tribales, les trafics de drogue et des armes, les magouilles des SR de tout poil et des chefs de guerre de sac et de corde, la si courte distance qui sépare la fidélité de la traîtrise, les manipulateurs étiquetés alliés fidèles du jour au lendemain, les excès extraordinaires des emportements religieux et les excès non moins extraordinaires du monde virtualiste qui est la nouvelle religion de l'Occident, la relativité des mots, des jugements, des politiques, l'aspect pathétique et dérisoire de ce qui fait figure de tragédie dans notre époque. Nous aurons bien du mal à continuer à représenter ce conflit tel que nous l'avons conçu au départ : le Bien contre le Mal, la modernité contre l'archaïsme, l'esprit des Lumières contre l'obscurantisme intégriste et ainsi de suite. Le chaudron afghan, le désordre afghan, l'étrange guerre afghane où la mise en scène virtualiste n'a plus désormais le moindre lien avec la réalité, est une fidèle représentation de la crise générale qui affecte non pas un système, ni même une civilisation, mais l'ensemble des relations politiques, sociales et psychologiques de l'espèce humaine. En d'autres termes, et en tenant un compte rigoureux et précis de la cascade d'interdits et de conformisme où évolue désormais la société américaine et les piliers qui la sous-tendent, Hollywood aura bien du mal à sortir de cette étrange aventure afghane quelques films héroïques et financièrement juteux, et où les susceptibilités et les intérêts de tous ne soient pas trop égratignés, et où il y a un Gentil qui triomphe à la fin, et un Méchant qui est puni comme il se doit.