Semaine du 8 au 14 juillet 2002

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L'Amérique défile sur les Champs Élysées : un clin d'oeil à l'Histoire et un signe de notre temps

Présents sur les Champs Elysées, pour le 14 juillet, des cadets de West Point et des pompiers de Manhattan. Les brouilles diverses, les mauvaises humeurs sont oubliées, le temps de ce défilé. L'amitié franco-américaine est exaltée. La France est la seule, parmi les puissances qui comptent, à n'avoir jamais été en guerre avec l 'Amérique depuis la création de la République en 1776. Bien plus, c'est la France qui est venue au berceau de la jeune République, l'aider décisivement à vaincre ses tuteurs encombrants qui ne voulaient pas céder.

L'idée de faire défiler des cadets américains sur les Champs Elysées avait été bien accueillie, notamment dans la direction des forces armées américaines ; l'autorité politique (l'Office of Secretary of Defense en l'occurrence) s'était, elle, montrée assez indifférente, mais avec quelques réticences notables qui n'ont évidemment pas été exprimées, selon des sources internes au Pentagone. Cette attitude correspond effectivement à l'ambivalence américaine vis-à-vis de la France, et plus précisément de l'institution militaire française. Les Américains ont une très grande méfiance politique à l'encontre des Français, fondée sur une analyse stratégique constante depuis 1940, selon laquelle la stratégie générale de la France est antagoniste de celle des États-Unis. Les militaires ont, eux, essentiellement depuis le début de la Ve République et le développement d'un instrument militaire français indépendant, une très grande estime pour les capacités militaires françaises. (Cette estime est rarement exprimée en public ; elle ne correspond évidemment pas à la “politique de communication” américaine vis-à-vis de la France, qui s'appuie plutôt sur la méfiance politique et la concurrence culturelle.) Encore récemment, les Américains ont pu noter le niveau des capacités militaires françaises lors de l'intervention du Charles-de-Gaulle” dans la campagne d'Afghanistan, constatant le modernisme de cette unité et les capacités aujourd'hui sans égales de l'aéronavale qui commence à être y déployée (les Rafale ont dominé les avions américains embarqués lors de rencontres en combat simulé). Là encore, ce constat est resté extrêmement discret mais il est très réel et très profond.

Du côté français, la présence américaine ce 14 juillet correspond, comme on l'a suggéré ci-dessus, à une approche très sentimentale des relations franco-américaines. Pour les Français, il y a une proximité de coeur des Américains, remontant effectivement au temps de la guerre d'Indépendance, qui tend à faire penser que toutes les brouilles franco-américaines sont vouées à être écartées et résolues lorsqu'on en vient aux constats fondamentaux. Cette attitude est caractéristique de l'esprit français, qui fait une place très importante au passé, ce qui est beaucoup moins le cas des Américains, surtout lorsqu'il s'agit de relations internationales. Ce sentiment très fort des Français ne joue absolument pas, par contre, dans l'attitude critique française instinctive contre les excès du mouvement moderniste (globalisation, place faite à l'économie, inhumanité des économies modernes, etc), qui est pourtant fondamentalement d'origine américaniste. Dans ce cas, les Français apparaissent comme les premiers critiques de l'Amérique, même si eux-mêmes ont tendance à séparer ce mouvement qu'ils critiquent de l'Amérique elle-même.

Bref, les cadets de West Point sur les Champs-Elysées étaient là pour célébrer une relation bicentenaire marquée par tout ce que l'esprit et le jugement peuvent, aujourd'hui, développer de contradictions et d'ambiguïtés. On pense bien que leur présence ne changera rien aux relations entre les deux pays. C'est d'ailleurs tout juste si elle a été signalée dans la presse américaine.

On tire sur Jacques Chirac : un incident comme un autre dans une période où se passent de bien étranges choses

Un attentat contre le président français, on tire un coup d'une carabine calibre 22 long rifle. Plus de peur (rétrospective) que de mal. Chirac ne s'est aperçu de rien. Le coupable, Maxime Brunnerie, a été arrêté. C'est un jeune néo-nazi dont on dit qu'il n'a pas tout son équilibre mental. Certains pourraient voir dans cet acte, qui apparaît plutôt dérisoire et pathétique par son impréparation, comme un reflet des exaltations politiques de ces dernières semaines (élections présidentielles, Le Pen, etc), et également comme un reflet de ce que ces exaltations doivent à l'excitation artificielle des campagnes de presse, des mouvement médiatico-intellectuels, bref de tout ce qui fait la construction virtualiste que constitue, aujourd'hui, le “danger fasciste”, voire le “danger nazi” par rapport aux réalités du monde.

Il n'empêche, le plus remarquable dans cet attentat, ou bien disons “attentat”, c'est le peu de remous qu'il a causé. L'appréciation presque instinctive a été qu'il s'agissait d'un incident isolé, et la thèse selon laquelle l'auteur de l'attentat est déséquilibré a aussitôt été acceptée. Tout cela s'est fait sans la moindre contrainte, sans pression d'aucune façon, montrant bien par là que cette interprétation et cette réaction correspondent à une attitude complètement naturelle du public français et de l'état d'esprit français. Qu'on imagine le même incident aux États-Unis, dans le climat actuel, qu'on devine quelles auraient pu être les réactions, les conséquences, la mobilisation et ainsi de suite. Ainsi peut-on mesurer mieux la différence de climat entre la France et les USA, plus généralement entre l'Europe et les USA, et l'incident vient alors comme un utile contrepoint à la présence américaine dans le défilé du 14 juillet.

L'incident et les réactions françaises qui ont suivi montrent simplement que la France (l'Europe) n'est pas en guerre, qu'elle ne considère pas le terrorisme, quelles que soient ses formes multiples, comme un danger qui puisse se combattre avec une “guerre”, mais comme un danger déjà ancien qui se combat par des méthodes appropriées et qui lui correspondent. Les États-Unis, c'est tout le contraire ; pour eux, le danger terroriste doit “se soumettre” aux conceptions américaines, et notamment celle que tout danger doit être écrasé par la plus grande force possible, qui est, dans ce cas, celle d'une guerre à outrance. D'un côté, la recherche d'une adaptation jugée nécessaire aux réalités du monde, de l'autre une volonté de changer les réalités du monde à son image. C'est une différence de culture et d'état d'esprit qui nous apparaît bien difficile à réduire, — non, plutôt impossible à réduire. A elle seule, elle explique les tensions et les incompréhensions entre l'Europe et les États-Unis, tensions et incompréhensions qui ne se réduiront pas, au contraire qui ne cesseront pas de grandir. Ce n'est là rien que le simple fait d'une observation courante des relations internationales.