Semaine du 4 au 10 février 2002

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Les réactions après le budget de la défense-mammouth de GW : scepticisme, insatisfaction, critique et fin des perspectives de réforme

Il est intéressant de noter qu'un expert aussi réputé que William D. Hartung, Senior Fellow au World Policy Forum, prend la peine de publier sur un site (Commun Dreams), populaire certes, mais généralement étiqueté comme étant nettement hors des circuits habituels de l'establishment (on peut classer Common Dreams comme un site dissident, orienté nettement à gauche, extrêmement critique de la politique officielle US). Dans cet article, daté du 6 février, Hartung attaque avec une violence remarquable le budget du DoD pour l'année fiscale $2003 et ses fameux $48 milliards d'augmentation. Hartung cite une autre plume à suivre, celle de Paul Krugman, qui publie le 5 février un article extrêmement critique du budget général et des méthodes employées par l'administration GW Bush.

Le budget américain FY2003, notamment dans sa partie défense, a provoqué et continue de provoquer des réactions extrêmement vives par son caractère de renforcement systématique du big business (notamment au niveau des impôts) et son caractère quasi-officiel de subvention àl'industrie d'armement. (On parle ici des réactions aux USA, réactions informées. En Europe, le ton qui a d'abord dominé a été caractérisé par la prudence et la pusillanimité ambiantes, comme c'est courant dès qu'il s'agit de juger un acte américain, avec ce principe systématiquement observé : plus c'est gros, plus c'est lourd et mieux c'est, puisque c'est américain. Personne ne semble comprendre qu'il y a peu d'intérêt, pour l'efficacité d'une machine militaire de la dimension et de la lourdeur de la machine américaine, de jeter une pincée de milliards, les fameux $48 milliards, dans un système bureaucratique dont l'efficacité de gestion se mesure au fait, dénoncé par Rumsfeld lui-même, qu'il ne sait pas comment il a employé, dans la comptabilité de ses années passées, la somme de $2.300 milliards, et qui explique la nécessité, pour continuer à fonctionner de façon normale, d'une augmentation annuelle d'une somme autour de $100 milliards. La seule certitude existante dans cette augmentation de $48 milliards reste donc les versements qui seront faits aux compagnie de l'industrie d'armement.)

L'impression générale devant l'accumulation de textes de commentaires américains critiques sur le sens de cette politique budgétaire, et notamment militaro-budgétaire, de l'administration Bush, c'est que le Pentagone est aujourd'hui devant la perspective d'une crise extrêmement grave. Sous Clinton, le Pentagone connaissait une crise larvée, maintenue pour une bonne part sous contrôle par certaines consignes impératives de modération de l'administration (sauf sur la fin, où l'autorité du pouvoir civil ne cessa de décroître). La situation a changé.

L'administration Bush suit un chemin inattendu par rapport à ses ambitions proclamées en début de mandat. Son attitude initiale avait été très ferme, avec l'annonce d'une réforme fondamentale et la reprise en main de certains chefs militaires (notamment les commandants de théâtre, ou CinCom, qui avaient pris une réelle autonomie politique à la fin de l'administration Clinton). L'administration change de voie et choisit désormais une philosophie budgétaire de complet laissez-faire en donnant une augmentation spectaculaire mais insuffisante qui conduit à autoriser toutes les exigences internes et bureaucratiques à s'exprimer sans le moindre frein et, du coup, rend l'augmentation particulièrement insuffisante. On en arrive à ce qui est le plus inquiétant dans ce budget, qui donne de l'argent à toutes les factions, à tous les programmes : il s'agit du type de budget dont l'effet le plus probable sera de bloquer voire d'enterrer le projet essentiel de l'équipe Bush-Rumsfeld, qui est la réforme du Pentagone. C'est ce qu'explique James Dao dans un article publié le 10 février dans le New York Times (« Big Bucks Strips the New Lean Army »). On y lit notamment :

« Advocates of radical change in the military see other problems in the Bush budget. The best way to force new thinking, they say, is by imposing fiscal restraint on the Pentagon bureaucracy and forcing it to choose the new over the old, something Secretary of Defense Donald H. Rumsfeld was trying to do before Sept. 11. John Hillen, a former Army officer who helped formulate Mr. Bush's national security platform during the 2000 campaign, argues that in an atmosphere of plenty, senior military commanders will focus resources on the things they are most comfortable with: traditional weapons like manned fighter jets, tanks and aircraft carriers. And they will continue to build strategies around those older weapons, even as the threats change, he contends. ''There were hawks among us who secretly welcomed the coming train wreck,'' he said. ''We thought it might bring, without lessening our security, a sense of urgency to the Pentagon not to spend itself into obsolescence. Now they've pushed that imperative a few years down the road.''

» The advocates of change also argue that a budget that makes few tough decisions sends mixed signals to the armed services and military contractors, telling them that it's fine to continue directing money and brainpower into cold war-style ships, jets and vehicles. ''As long as all those energies and resources are used in these incremental steps beyond the cold war, you won't get the kind of serious, entrepreneurial pattern of experiment, re-experiment, doctrinal innovation and organizational creativity - all those things that have an impact on transformation,'' Mr. Hillen said.

(...)

»... advocates of rethinking the military say the impossible-to-predict wars of 2010 and beyond are the ones they worry about, and are the ones the budget fails to address. ''If you are looking to hedge against an uncertain future, this seems a very unbalanced budget, tilted toward traditional capabilities as opposed to chasing new ones,'' said Andrew Krepinevich, executive director of the Center for Strategic and Budgetary Assessments, a military policy group. ''It's dollars for tradition and pennies for transformation.'' »

Ce dernier paragraphe de la citation de Dao est intéressant, symbolique et, surtout, significatif de l'évolution de l'équipe Bush-Rumsfeld. Krepinevich, un des experts réformistes du Pentagone les plus sérieux, avait été un soutien enthousiaste et influent de la voie réformiste initialement choisi par Bush-Rumsfeld. Son jugement mesure de façon significative la déception des réformistes devant ce budget, et la défaite des partisans de la modernisation du Pentagone. C'est pourquoi, tenant compte par ailleurs des conditions de blocage de la gestion budgétaire de la machine militaire, on peut estimer que le Pentagone s'achemine vers une crise grave.

Après le discours de GW, on est passé de « Why they hate us » (question des Américains) à « les Américains sont-ils devenus fous ? » (question du reste du monde)

Le discours de GW Bush sur l'État de l'Union a constitué un détonateur qui est en train de provoquer un changement radical de la perception de la situation de la crise (et du comportement des États-Unis, ceci expliquant cela) par le reste du monde. Il y a certes des éléments objectifs, comme le renforcement militaire systématique, par exemple l'extension des liens militaires US dans le monde. Mais il y a surtout une modification psychologique dans l'appréciation de la politique américaine, avec désormais une inquiétude non dissimulée. Il y a eu des interventions officielles dans ce sens, et venues surtout d'Europe, ce qui indique combien l'affaire est sérieuse. Après Hubert Védrine le 6 février, c'est une interview du Commissaire européen, le Britannique Chris Patten, qui est publiée le 9. Les termes employés par Patten sont extrêmement durs et sa qualité de Britannique, avec les traditions qui vont avec, fait bien comprendre que, par sa voix, c'est également Londres qui parle officieusement.

L'important à noter est bien le changement psychologique de la situation. Jusqu'alors, la situation caractérisée par la question posée par nombre d'Américains, « Why they hate us ? », avait dominé. L'Amérique se posait en victime après le 11 septembre et bénéficiait d'une certaine considération dans ce sens. Désormais, la question la plus souvent posée est radicalement différente, qu'on retrouve un peu partout, chez un Français comme Nicolas Baverez, voire même chez quelques Américains, comme chez le chroniqueur Scott McConnell. Baverez choisit comme titre de son article du Monde du 12 février «  Les Américains sont-ils devenus fous ? », et McConnell, dans son article publié sur antiwar.comle même jour , « Have the Yanks Gone Mad ? »

La perception est bien que la politique américaine, belliciste, excessive, unilatéraliste, conduite selon des humeurs sans retenue, semble n'être plus sous contrôle de personne, ou bien d'une direction dont on commence à douter de l'équilibre du jugement. La politique américaine paraît désormais irrationnelle, déstabilisatrice, profondément dangereuse. Même des commentateurs notoirement pro-américains, comme le commentateur économique du Times Alexander Kaletsky, s'effraie du comportement américain et, surtout, du déséquilibre psychologique qu'on peut percevoir comme la source de cette politique (le titre de l'article de Kaletsky auquel il est fait référence, du 7 février, dit tout à cet égard : « Arrogance and Fear : the American Paradox'' »).

C'est un très grand tournant de la crise, qu'on devinait depuis longtemps et qui parvient à maturité, qui est désormais réalisé de façon générale. La préoccupation fondamentale et le coeur même de cette crise sont passés de l'activisme mondial du terrorisme au comportement mondial de la puissance américaine.