Semaine du 25 juin au 1er juillet 2001

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L'extradition-livraison de Slobodan Milosevic


Milosevic n'est pas un personnage recommandable. Ce cas, sur lequel toute la presse bien-pensante ne cesse d'éditorialiser depuis dix ans, n'a jamais fait le moindre problème quant au jugement à poser à son propos, tant la médiocrité et l'absence de scrupules de Milosevic sont une évidence pour le bon sens (les éditorialistes de la presse bien-pensante ne se satisfont pas de l'évidence). Milosevic est aussi un personnage qui a perdu toute signification politique (et l'on peut même avancer que, s'il en eut ces dernières années, c'est bien grâce aux manoeuvres tordues de ceux qui le dénoncent aujourd'hui avec une hystérie pompeuse qui nous paraît bien significative, — c'est-à-dire, les dirigeants occidentaux). Milosevic ne comptait plus du tout depuis septembre dernier, et même depuis juin 1999, lorsqu'il avait passé la main sous la délicate pression de ses amis russes.

Cela, qui fixe son importance dans une crise qui ne cesse de renaître et d'étendre la déstabilisation et le malheur, aurait dû mesurer, pour ces mêmes dirigeants occidentaux, le prix qu'on pouvait payer pour obtenir “la tête” (c'est une image, rassurons-nous) de l'ancien dirigeant yougo-serbe. On n'a pas procédé ainsi. Depuis septembre-octobre 2000, Milosevic est l'enjeu d'un forcing effréné des Occidentaux, — soyons juste : surtout de la part des Américains, beaucoup moins des Européens, — pour faire céder la nouvelle direction serbe et obtenir la livraison, non pardon, l'extradition de Milosevic. Pour parvenir à leurs fins, les taux (les Américains) ont “payé le prix qu'il faut, assorti de pressions illégales, se terminant par un acte du même type (le gouvernement fédéral yougoslave ordonnant l'extradition de Milosevic contre l'avis de la juridiction suprême chargée d'interpréter la Constitution) ; en d'autres termes, la situation s'acheva sur une violation de la loi pour faire respecter la loi.

Pourquoi les Américains, suivis mollement par les Européens, ont-ils agi ainsi ? (Nous laissons de côté les explications officielles, qui sont exposées par les communiqués officielles et la grande presse qui en est le porte-parole systématique.) Nous n'acceptons pas une seconde l'explication “complotiste”, qui ferait l'hommage à nos dirigeants d'une vision et d'un machiavélisme qu'ils sont incapables de mettre en oeuvre, même lorsqu'ils les ont (et cela arrive). Les Américains (les Européens) ont fait cela par automatisme bureaucratique, pour la poursuite d'une politique définie par le seul respect d'un conformisme sans faille, par déférence aux pressions des lobbies, par habitude, par complet manque d'imagination, voire par indifférence ; et puis, cerise sur le gâteau, parce qu'il faut impérativement nourrir la fiction de ce TPI, institué sur la Yougoslavie et contre Milosevic fin mai 1999, pour donner rétroactivement un vernis de légalité à l'action illégale de l'OTAN contre la Yougoslavie ; lui donner du corps (et l'arrivée de Milosevic est l'idéal à cet égard), c'est renforcer encore plus l'apparence de vertu dont l'intervention du 25 mars 1999 dispose depuis le 27 mai 1999 (inculpation de Milosevic). Le résultat de cette politique qui se réfère à un passé qui est une construction virtualiste, qui se nourrit du dérisoire de ces pratiques, qui s'abreuve de moralisme et provoque des effets politiques pervers que nous décomptons depuis une décennie, c'est un sérieux coup porté à la stabilité de la Serbie, péniblement restaurée depuis l'automne 2000. Les Occidentaux (les Américains surtout) montrent une telle constance dans l'erreur, dans la déformation, dans la vanité de l'appréciation, parce qu'ils se trouvent incapables de se dégager de schémas imposés par les activités médiatiques et virtualistes des années 1990. L'extradition de Milosevic est par conséquent, objectivement considérée, une aide sérieuse apportée aux visées de la guérilla albanophone venue du Kosovo pour déstabiliser la Macédoine.


Le Pentagone du temps des vaches maigres


Devant le Congrès, Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la défense, a exposé nettement la difficile situation où se trouve aujourd'hui le DoD. Il a demandé $18.4 milliards d'augmentation pour le budget FY2002, en précisant que cette somme servait à peine à rétablir la plus grande partie des vices de fonctionnement des forces armées américaines ; cela signifie qu'avec un budget de $327 milliards, le DoD est tout juste capable de maintenir ses forces en l'état, qu'il n'investit rien de décisif pour la modernisation des forces, qu'il assure, en d'autres termes “les dépenses courantes” de fonctionnement et de modernisation standard. C'est-à-dire que nous sommes loin de l'impulsion et de l'effort de restructuration et de modernisation des forces armées que GW Bush a promis pendant sa campagne. Dans les conditions budgétaires actuelles aux USA, avec la baisse d'impôts de plus $1.350 milliards décidé par GW Bush, les possibilités d'augmentation du budget du DoD vont être très réduites par rapport à ce que réclament la plupart des analystes en général. (On estime que les augmentations devraient aller, selon les évaluations développées, entre $60 et $100 milliards par an à partir de la base initiale de $300 milliards, pour restaurer le fonctionnement de la machine de guerre américaine et assurer sa modernisation dans les normes d'ores et déjà définies.) Les dernières décisions et/ou intentions de Rumsfeld (retrait d'une partie de la flotte de B-1B, commande possible d'une nouvelle tranche de B-2) semblent indiquer que, malgré les oppositions mentionnées les dernières semaines, l'actuelle administration va tenter d'appliquer les réformes qui sont en cours d'examen dans le cadre de la Strategic Review>D>. Deux pressions vont donc se combiner pour déterminer l'évolution future du Pentagone et des forces armées : les pressions budgétaires et les pressions réformistes. Cela sera l'objet d'une formidable bataille, peut-être la plus féroce de l'histoire du Pentagone. Elle commencera à la rentrée, en septembre.


La dernière de Pivot, ou l'ambiguïté des riches liens franco-américains


Bernard Pivot réunit sur son nom et ses activités tous les composants d'un phénomène culturel sans précédent, dans le cadre du phénomène plus large de la télévision dont on sait qu'il est l'objet de féroces polémiques pour déterminer s'il constitue un phénomène de promotion ou de destruction de la culture. Le 29 juin, Pivot présentait sa dernière émission Bouillon de culture, après 27 ans de présence ininterrompue, dans le domaine du débat et de la critique littéraire, sur la deuxième chaîne nationale française. Pour saluer son départ (en partie faux-départ puisqu'on le reverra sur les écrans, seul le symbole compte en la circonstance), une émission exceptionnelle, avec des invités exceptionnels. Divers commentaires ont apprécié l'émission ; on s'arrêtera à celui du Monde, qui nous dit, assez dédaigneusement semble-t-il, que <174> Fabrice Lucchini avait donc refait son numéro, la Québecoise Denis Bombardier s'était à nouveau énervée contre “l'aplaventrisme” des Français face à la langue anglaise... <175> ; le dédain du Monde s'explique : Lucchini défendait la grande littérature (mais d'une littérature suspecte, on le verra plus loin) et Bombardier, la langue française. Nous ajouterons pour notre compte, ce que Le Monde ne dit pas, qu'il y eut également “un numéro” classique des salons post-modernistes français, avec une attaque du professeur Georges Charpak, Prix Nobel de Physique, contre le malheureux Lucchini qui avait eu l'outrecuidance de dire tout le bien qu'il pense du Voyage au bout de la nuit sans prendre la précaution de proclamer tout le mal qu'il est convenu de dire de Louis-Ferdinand Céline. (Il ne serait pas étonnant que le professeur Charpak, si prompt à l'anti-nazisme évidemment, n'appréciât pas au fond de lui, dans un moment d'emportement, les méthodes nazies pour traiter la littérature peu convenable, qui permettraient de faire un autodafé des bouquins de Céline.)

Cela n'est pas très important. Dans cette émission, l'important c'était la présence de l'étonnant John Lipton, président de l'Actor's Studio de New York, présentateur de l'émission Inside the Actor's Studio et grand admirateur de Pivot. (Le Monde a fait un excellent article sur Lipton, dont nous vous recommandons la lecture.) Lipton a expliqué qu'il avait connu et aimé la France, l'esthétique, la langue et la littérature françaises au cours d'un séjour d'un an dans sa jeunesse, dans la capitale française, qu'il y avait découvert <174> un lieu de haute civilisation <175>, que les émissions de Pivot constituaient, selon lui, une démarche marquée de la même caractéristique de civilisation, et qui donne à la télévision des perspectives étonnantes.

Manifestement John Lipton (on serait parfois tenté de lui donner, bon prince, du Sir James Lipton) est une de ces raretés qui, bien plus que nombre de ses interlocuteurs français, sait quel enjeu manipulent toutes ces questions de télévision, — littéralement, l'enjeu de la culture, par conséquent de la civilisation. Lorsque Lipton a lancé sa fameuse émission d'interview d'acteurs et de réalisateurs américains, il y a une dizaine d'années, sur la chaîne Bravo, il espérait une audience de 5.000 téléspectateurs. Aujourd'hui, il atteint les 60 millions en moyenne, l'émission est repris sur de très nombreuses chaînes (Paris-Première en France, Canal + en Belgique). Si l'on considère la rigueur des interviews, le sérieux des questions, le dépouillement et l'intelligence du propos et des échanges, autant que du lieu, l'absence complète de spectaculaire, de jeux de mot, de coq à l'âne, d'interruptions abruptes et autres pratiques de la pratique de la présentation télévisuelle, c'est une surprise à mille lieues de ce qu'on pouvait imaginer. En une petite décennie, Lipton a montré que les stars hollywoodiennes étaient moins bornées et beaucoup plus cultivées qu'Hollywood tient à faire croire, et que les téléspectateurs américains étaient peut-être moins bornés et plus cultivés (eux aussi) que le système américaniste permet de faire croire. Que tout cela ait été mis en évidence à propos d'une célébration implicite des liens culturels existant entre certains milieux qui gardent leurs distance du système en Amérique et les milieux de la culture française n'est en aucune façon un hasard. Cela rappelle à propos la complexité des liens franco-américains, entre la stupide hostilité systématique, et l'immensément stupide fascination pour le soi-disant rêve américain.