Semaine du 25 février au 3 mars 2002

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La subtile politique de Blair n'est-elle pas en train de se transformer en calvaire de Tony Blair ?

Tony Blair va-t-il soutenir l'attaque américaine probable contre l'Irak ? Cela se dit, cela se répète, cela s'annonce même, avant la visite à Washington de Blair, en avril prochain. Surtout, cela s'évalue et se pèse, avec principalement les conséquences sur le parti travaillistes, prévues comme apocalyptiques et pouvant mener à une grave crise intérieure. Certes, les prévisions à cet égard ont la plupart du temps été démenties, soit complètement, soit en partie, mais elles sont dans ce cas assez impressionnantes, lorsqu'on détaille le résultats d'interviews faits avec les parlementaires travaillistes, tels que les rapporte Jackie Ashley, du Guardian :

« I have been talking to middle-of-the-road, loyalist MPs; to ministers; and to leading Liberal Democrats. All are speculating that for Mr Blair to back President Bush in this, he may end up having to rely on the payroll vote and the Tories against a large proportion of his own backbenches. How large a proportion? Well, a BBC poll for On the Record of a hundred Labour backbenchers found just eight in favour of attacking Iraq, and 86 firmly against. »

Encore une fois, de telles indications n'ont rien de ferme ni de définitif. L'influence de Tony Blair sur les parlementaires, et sur le parti lui-même, est puissante, et les opinions changent aisément. Le problème principal est, non seulement que l'opposition est très puissante mais, surtout, que la cause est très difficile à défendre (à “vendre”). A la limite de l'argumentation, on dirait qu'il apparaît certain que beaucoup, à l'intérieur du gouvernement britannique, s'interrogent très sérieusement sur l'intérêt de “vendre” cette cause, c'est-à-dire que le problème de la politique britannique actuelle est posée au sein du gouvernement britannique lui-même.

Il est complètement évident que le gouvernement britannique, particulièrement bien informé en la matière par une bureaucratie de sécurité nationale qui a une longue expérience des États-Unis, est aujourd'hui extrêmement inquiet du développement de la situation dans ce pays. Au-delà même de la politique américaine, c'est la transformation des structures et des comportements qui constitue la cause de ces inquiétudes. Deux événements récents ont fait avancer l'appréciation à cet égard, dans un sens très pessimiste : les péripéties autour de la création de l'Office of Strategic Influence,, puis de son abandon, qui montrent dans tous les cas la détermination du gouvernement américain de développer et de pratiquer structurellement une politique de désinformation ; les péripéties, également, autour du mode de fonctionnement du gouvernement américain, qui fonctionne désormais, par roulement, dans une structure de guerre, ce qu'on nomme le shadow government, et qui a été mis en place sans le moindre contrôle parlementaire. Le sénateur Daschle, leader de la majorité démocrate au Sénat, a effectivement confirmé cette situation le 3 mars (Selon l'agence AP : « Senate Majority Leader Tom Daschle, a Democrat, said Sunday he wants Bush to keep congressional leaders better informed about the war on terrorism and the shadow government. He said no lawmakers knew about the continuity of government plan. ») Le problème qui apparaît avec ces diverses péripéties pose la question de savoir quelle est l'intention des dirigeants américains en matière de structure de gouvernement, notamment autour de la question de savoir si un gouvernement doit rester complètement démocratique ou pas. Et, certes, cette question domine toutes les autres, notamment celle de la politique extérieure et de sécurité nationale d'un tel gouvernement.

On connaît la politique de Tony Blair, surnommée la politique “du grand écart”, entre l'Europe et les États-Unis, à la fois engagé en Europe, et très activement, et conservant des liens privilégiés avec les USA. Cette politique a l'apparence de l'habileté même s'il est évident qu'elle doive devenir de plus en plus difficile à conduire entre des politiques qui peuvent/semblent différer de plus en plus, voire, qui sont susceptibles de s'opposer. La question devient encore plus grave lorsque l'évolution intérieure d'un des deux piliers de cette politique, en l'occurrence les États-Unis, prend l'orientation qu'on lui va prendre. Le problème ponctuel de l'Irak est alors dépassé, ainsi, même, que le problème du soutien du parti travailliste, l'un et l'autre ne servant qu'à mettre en évidence quelque chose de bien plus sérieux. On arrive au coeur d'un problème stratégique fondamental. Il se pose à tous les pays occidentaux, particulièrement les pays européens, mais il ne se pose pas en des termes plus graves et plus pressants que dans le cas du Royaume Uni.

Avec Védrine et Patten, la critique de la politique américaine n'est pas seulement circonstancielle, elle est fondamentale

Le ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine a donné une interview à Libération, publiée le 1er mars. Le ministre français confirme de bout en bout sa déclaration du début février, où il faisait une première et sévère critique de la politique américaine. Il explicite cette déclaration en la portant sur le terrain de la substance, sur la question même de la forme de la politique américaine. Le même sujet est régulièrement abordé par le Commissaire européen Chris Patten (comme par exemple dans un discours de Patten, le 21 février à Dublin, sur la question de la souveraineté nationale et du multilatéralisme), également sur le fond, c'est-à-dire sur la façon dont doivent fonctionner les relations internationales, — et l'on comprend aussitôt que la façon plaidée par Patten n'est évidemment pas celle que suivent les États-Unis. Les deux hommes, Védrine et Patten, plaident pour une approche d'une forme multipolaire de conduite des relations internationales, avec une collaboration active (multilatéralisme), c'est-à-dire la collaboration entre plusieurs centres de puissance (multipolarisme).

Il y a là une différence de conceptions entre Européens et Américains, qui est plus que théorique, qui est fondamentale et vérifiée jour après jour, au gré des questions traitées dans les relations internationales. Cette différence de conceptions est quasiment existentielle pour les Européens. L'unilatéralisme actuel des États-Unis, qui a comme corollaire la puissance considérable des États-Unis, donc l'intervention arbitraire et incontestable des États-Unis dans toutes les affaires internationales qui comptent, implique la disparition des autres pôles de puissance en tant qu'acteur disposant d'une influence et du droit de participation à la gestion de ces mêmes affaires. Il s'agit de bien plus qu'une simple considération tactique, qu'un simple choix de politique par rapport à une circonstance ou l'autre, par rapport à une crise ou l'autre. L'unilatéralisme américain implique de facto la négation de l'existence majeure de tous les autres acteurs internationaux. Jusqu'ici, les Américains ont affirmé cette forme de “politique” principalement avec les moyens de leur puissance, essentiellement militaire, leur diplomatie suivant la même voie en exploitant les situations créées par cette puissance militaire. On comprend alors combien le problème posé aux Européens est fondamental, et qu'il s'agit bien d'un problème existentiel.

Que les deux hommes qui se montrent les plus critiques de la politique américaine, et les plus critiques sur le fond et non pas selon les circonstances politiques, soient un Français et un Britannique (même s'il est Commissaire européen, Patten est d'abord un Britannique), c'est un fait qui résume bien la gravité du débat. Les Français, de façon ouverte, et les Britanniques, de façon plus indirecte, comprennent de plus en plus que leur existence en tant que puissance nationale est menacée par la politique américaine. Leur critique implique, de façon indirecte, qu'il est nécessaire que se développe une politique européenne ou, disons, des politiques nationales parallèles de pays européens qui créent de facto une politique européenne, pour mettre en question par le fait de son existence l'orientation choisie par les Américains. C'est une façon de bien mettre en évidence la réalité des enjeux de la crise actuelle. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur ceci qu'il semble bien s'agir, sur le point précis qu'on envisage ici, d'une crise transatlantique. Il s'agit effectivement d'une crise transatlantique, mais d'un type inédit. Jusqu'ici, les crises transatlantiques portaient sur des matières spécifiques. Cette fois, la crise transatlantique actuelle porte sur la structure même, la conception du fonctionnement des relations internationales.