Semaine du 24 décembre au 30 décembre 2001

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De l'antiaméricanisme en France, avec les “surprises” habituelles comme il se doit

Le journal quotidien Le Monde a publié, le 5 janvier 2002, divers textes de commentaire sur les sentiments des français vis-à-vis des américains, sur l'évolution de ces sentiments, voire sur les sentiments des Américains eux-mêmes par rapport à « l'onde de choc des actes terroristes », à partir de diverses études statistiques. L'un des sujets centraux abordés est la question de l'antiaméricanisme des Français. Le Monde a d'abord présenté et commenté une étude statistique de la SOFRES, datant de 2000 (avant les attentats) et portant justement sur l'antiaméricanisme en France,, sujet récurrent et toujours aussi polémique tant dans sa réalité que dans l'interprétation qu'on peut en donner. Les résultats sont, comme toujours, très rassurants. C'est-à-dire qu'il n'y a qu'une minorité de Français (10%) à s'afficher antiaméricains tandis qu'une confortable fraction des personnes sondées (autour de 40%) se disent amies des Américains. Il n'y aucune surprise dans ces résultats qui montrent, à la fois la force des préjugés et des idées toutes faites de ceux qui croient les Français adversaires des Américains, à la fois l'ingénuité des Français qui continuent à se juger majoritairement amis des Américains, à la fois le fourmillement des ambiguïtés qui colorent ces rapports et ces opinions.

Les résultats sont à considérer bien au-delà des chiffres eux-mêmes. Si l'on veut résumer l'étude du Monde, on écrirait que les Français sont majoritairement très favorables aux Américains, en même temps qu'ils restent majoritairement très favorables à une attitude française (politique, diplomatie, politique culturelle), notamment marquée par l'affirmation décidée d'une grande autonomie, qui est objectivement perçue, dans tous les cas du côté américain, comme dérangeante, voire même comme hostile dans certains cas, et qui est sans aucun doute un frein important sur la voie de la politique extérieure américaine. (La faible importance accordée à la politique française par la propagande anglo-saxonne ne joue aucun rôle dans ce cas, quoiqu'il en soit de la réalité de cette affirmation. L'important ici est que la France et sa politique sont prises comme modèle et référence de résistance anti-américaine, quoiqu'en veuillent les Français.)

Là où l'on peut parler d'ingénuité des Français, c'est bien dans le fait qu'il ne semble pas y avoir de contradiction entre leurs sentiments vis-à-vis des Américains et cette politique qu'ils soutiennent. (On pourrait argumenter que c'est exactement l'attitude d'un Chirac qui, en la circonstance, se montre beaucoup plus Français moyen que président de la république très bien informé.) Un autre texte publié par Le Monde>D>, et portant sur l'attitude des Français après les attentats, vis-à-vis des Américains (enquête IPSOS), est également très significatif. Les Français expriment une très grande solidarité pour les Américains, soutiennent leurs initiatives de guerre, etc, mais en même temps conservent les jugements et les préventions qu'ils ont en général à l'encontre de la politique extérieure américaine (par exemple, autour de 75% des personnes interrogées jugent que cette politique porte une forte responsabilité dans la situation qui a conduit aux attentats).

Ces enquêtes et ces sondages sur les sentiments des Français vis-à-vis des Américains finissent toujours par mettre à jour une remarquable ambivalence, qui s'exprime toujours, au bout du compte, par des contradictions nombreuses qu'on a peine à expliquer si l'on ne se réfère pas à des explications profondes et/ou historiques. D'une part, il y a, en théorie, ou bien en principe, une proximité française des Américains. Cela s'exprime surtout dans les questions générales ou/et dans les questions symboliques. L'Amérique, pour les Français, c'est « la seule grande puissance actuelle avec laquelle la France n'ait jamais été en guerre dans l'histoire » ; mieux, et de façon beaucoup plus marquante, c'est ce pays qui a conquis la liberté (contre les Anglais, certes, ce n'est pas indifférent) d'une façon si éclatante, et cette conquête s'est faite, d'une façon extrêmement marquée, avec l'aide de la France, et aussi en s'appuyant de façon non négligeable sur des idées développées en France (les Lumières). L'Amérique, c'est pour les Français, une naissance où ils ont mis quelque chose d'eux-mêmes. Il y a, par conséquent, sentimentalement certes, mais bien au-delà, plus en profondeur, conceptuellement si l'on veut, une extrême proximité de la France du fait américain lui-même, à sa naissance, à son avènement, et quoi qu'il en soit de ce qu'est devenu ce “fait américain”. Les Français se jugent proches des Américains, au-delà de ce que les Américains éprouvent eux-mêmes, au-delà de l'histoire de l'Amérique depuis sa fondation, et essentiellement parce que la France a donné une part d'elle-même dans la fondation de l'Amérique.

L'originalité de la position française, c'est que cette appréciation originelle de la révolution américaine n'entame en aucune façon l'esprit critique des Français sur le comportement américain, et une certaine réserve du public français (le titre du Monde du deuxième texte signalé ici rend bien cette attitude française d'un capital d'une proximité historique originelle qui n'entrave en rien l'appréciation critique, ce refus inconscient de laisser une appréciation originelle très favorable influer sur le jugement présent : « Compassion sans passion »). Cela est tellement marquant qu'on en arrive à se demander (c'est l'hypothèse que nous développons dans une analyse historique, disponible sur notre site) si les Français n'ont pas cette affection pour les Américains, à cause de ce qu'il y a de français dans les Américains et l'Amérique de l'origine, qui est principalement cette part de réforme révolutionnaire inspirée par les idées françaises, magnifiée par la fraternité d'armes, etc, qui s'exprimèrent dans les batailles de 1776-83.

Cet arrière-plan historique, qui a été remarquablement réactivé par la politique gaulliste des années 1960, habite aujourd'hui complètement la diplomatie et la politique française vis-à-vis de l'Amérique. Malgré les décisions de ces dernières années, l'évolution française vis-à-vis de l'OTAN, la coopération française ponctuelle avec les Américains, souvent dans des opérations militaires sous commandement US, la politique française vis-à-vis des États-Unis reste fondamentalement méfiante et critique. Elle reflète à cet égard complètement l'attitude ambiguë, contradictoire et ambivalente des Français.

La question des pertes civiles en Afghanistan

Un député britannique, le travailliste Donald Anderson, président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des Communes, a demandé le 4 janvier une enquête sur une attaque US qui, le week-end précédent, aurait fait plus de 100 morts en Afghanistan, — tous des civils, naturellement, selon le compte-rendu qui en a été fait. Le représentant de l'ONU en Afghanistan a effectivement fait part de sa « préoccupation » devant le nombre des attaques/des bavures américaines entraînant des pertes de civils évidemment innocents dans l'affrontement en cours.

Ceux qui avancent que la guerre d'Afghanistan est une “révolution” de plus dans l'art de la guerre (on en compterait au moins trois depuis 1991, comprise celle de l'Afghanistan, après le Golfe et le Kosovo) feraient aussi bien de méditer ces réalités de plus en plus troublantes, des bombardements américains massifs et de leur corollaire de pertes civiles. Le professeur américain Harold, du New Hampshire, a fait un travail magnifique en déterminant, à partir de minutieuses recherches, qu'il y avait eu 3.767 tués civils, afghans, innocents, etc, dus aux bombardements américains, entre le 7 octobre et le 7 décembre. Pour une période équivalente, c'est beaucoup plus de pertes civiles que lors de la guerre du Kosovo (il y avait eu entre 600 et 1.000 tués civils, selon les évaluations, entre le 23 mars 1999 et la fin mai), où, pourtant, la puissance aérienne n'avait pas été mesurée, — mais, tout de même, retenue à certaines occasions, par l'intervention de certains alliés (essentiellement les Français) refusant au commandement américain certains objectifs. Cette fois, les Américains ont agi sans aucune entrave. Du côté des pertes civiles, le résultat est significatif.

Il y a deux enseignements à retenir de ces constats :

• Le premier, c'est l'absence de réactions pour ces pertes, pourtant très élevées. (Harold avertit que ses évaluations sont extrêmement prudentes, extrêmement retenues, et que la réalité des pertes civiles pour la période considérée est sans doute supérieure au chiffre de 3.767 tués. Compte tenu du fait que les bombardements se sont poursuivis depuis le 7 décembre, et les bavures aussi, on peut faire l'évaluation raisonnable que l'intervention en Afghanistan devrait voir dépassé le chiffre de 5.000 tués civils du fait des bombardements américains.) Ces pertes sont à peine présentées et à peine commentées dans la presse US, qui va au-delà de toutes les consignes d'une éventuelle censure de la part des autorités US. La presse américaine montre, à l'occasion de cette guerre, une si extrême docilité par rapport aux versions officielles des choses qu'on peut comparer son comportement à celui de la presse soviétique durant l'époque post-stalinienne, disons en un peu moins ennuyeux. Du côté des intellectuels, des organisations humanitaires “de salon”, etc, là aussi les réactions sont quasi-ridicules par rapport à la norme dans ce domaine, et l'on peut comparer le silence actuel avec le déchaînement de sensiblerie humanitaire qui accompagna la guerre du Kosovo. On peut considérer que l'absence d'information (et d'images) dans la presse US joue un rôle important dans cette absence de réactions des milieux intellectuels, y compris en Europe, ce qui mesure ce type de réactions en temps normal, et d'ailleurs d'une façon générale, comme complètement conditionné à l'action médiatique, c'est-à-dire, aujourd'hui, aux orientations des pouvoirs en place, essentiellement celui de Washington.

• Le second enseignement, c'est la distorsion que représentent les évaluations triomphantes faite des soi-disant leçons de la guerre d'Afghanistan. L'emploi d'arme à grande précision n'est une panacée d'aucune sorte et peut être au contraire un démultiplicateur d'erreur. Cet emploi n'empêche pas les erreurs, qui sont dues évidemment à des erreurs des services de renseignement dans la localisation et l'identification des objectifs. (Jusqu'ici, les services de renseignement américains ont montré, dans ce “conflit”, avant et depuis le 11 septembre 2001, des faiblesses d'une profondeur insoupçonnée, tant dans l'adaptation aux conditions générales que dans les méthodes suivies. S'il y a un enseignement opérationnel depuis le 11 septembre 2001, c'est l'inadaptation tragique des SR américains à la situation.) Lorsqu'une arme de haute précision fait une erreur (frappe sur un bâtiment pris pour un autre), l'erreur est complète et le mauvais bâtiment est frappé de plein fouet. Ainsi a-t-on eu des hôpitaux particulièrement bien démolis, alors qu'ils avaient été pris pour un QG taliban quelconque. Enfin, l'usage d'armes àhaute précision n'empêche pas le développement de tactique de carpet bombing, avec les inconvénients inhérents à cette sorte de tactique.

D'une façon générale, cette question des pertes civiles ressort d'une attitude générale des militaires américains, qui commence à s'imposer comme le principal enseignement de cette guerre, et en réalité une confirmation bien sûr, du type « plus ça change plus c'est la même chose » : les limites et les graves inconvénients d'une stratégie du refus d'une implication terrestre, ou trop proche des combats. Il s'agit de l'habituelle obsession des pertes (doctrine zéro-mort), qui reste très forte et prioritaire au Pentagone malgré les proclamations en sens contraire. Cette attitude interdit, par peur du risque, les identifications précises, les localisations, etc, et conduit aux réalités que l'on relève aujourd'hui : beaucoup de pertes d'innocents et des résultats stratégique médiocres. Par contre, la campagne PR (Public Relations) a été bien faite.