Semaine du 16 juillet au 22 juillet 2001

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La grande victime de la bataille de Gênes : le multilatéralisme


Le sommet de Gênes a vu le premier mort de ces manifestations de contestation qui, depuis le sommet de l'OMC à Seattle (décembre 1999), accompagnent très ponctuellement les grands sommets de la globalisation, ou assimilés à la globalisation (parfois abusivement). Dans ces époques de doctrine zéro-mort, le drame a eu l'effet qu'on imagine. Aujourd'hui, le sentimentalisme a si fortement envahi la réflexion que des événements somme toute assez courants, mis convenablement en lumière, intervenus au moment opportun, prennent une dimension extraordinaire. Ce premier mort du mouvement anti-globalisation est devenu un symbole et toute la planète a reculé. Les chefs d'État et de gouvernement dans leur G7/G8 embastillé ont manié, par porte-parole interposés, tous les qualificatifs tragiques qu'on imagine.

Cela n'a trompé personne ou, plutôt, cela n'a empêché personne de continuer à cultiver à l'endroit de ces chefs d'État et de gouvernement le plus grand scepticisme qui n'est pas exempt d'un réel mépris. Conséquence : la conférence de Gênes a marqué le début d'un déclin, qu'on peut prévoir très accéléré, de ce type de réunions. (Regardez autour de vous, lisez autour de vous : tout le monde en parle ; c'est par conséquent le commencement de la fin d'une certaine forme de rencontres multinationales.) C'est un événement, et une grande victoire pour le mouvement anti-globalisation. Ces conférences qui sont en passe, à cause de l'écho psychologique des choses, d'être physiquement interdites dans leur forme actuelle, constituent l'un des liens symboliques, mais aussi très concrets, du mouvement de globalisation. On sait que, sur ce mouvement, les chefs d'État et de gouvernement n'ont rien à dire d'intéressant et quasi pas de pouvoir à y exercer ; par contre, ils ont besoin de ces réunions pompeuses, qui relancent l'aspect formel du mouvement, où ces gens qui forment l'establishment démocratique du XXIe siècle s'encouragent les uns les autres, se réconfortent, se font croire les uns aux autres qu'ils ont raison, où enfin l'impression répandue est qu'effectivement la globalisation marche et est contrôlée. Le caractère public et solennel de ces réunions est important : il tend à leur donner l'apparence, toute de façade, d'un caractère démocratique (les chefs d'État et de gouvernement apparaissent d'autant plus représentatifs qu'ils sont célébrés de façon publique et solennelle). Si ces réunions sont réduites, si leur forme est modifiée, plus discrète, quasi-clandestine, si certaines d'entre elles sont supprimées, c'est le climat et l'image du multilatéralisme qui se dégradent considérablement. Aujourd'hui, à l'heure des symboles et du virtualisme, le climat et l'image forment l'essentiel de ce qu'on continue à appeler, par habitude, la ''réalité'' ; s'ils se dégradent, c'est la puissance qu'ils représentent qui recule. Voilà pourquoi, à Gênes, le multilatéralisme a subi une défaite très grave. Bien évidemment, cette défaite est liée au revers que subit la globalisation avec la persistance en augmentation de la contestation, mais elle a un aspect pratique éventuel (si les réunions sont réduites, certaines supprimées) qui donne toute sa réalité à ce revers. Les événements de Gênes ont montré qu'une pression de la foule, quelles que soient les intentions et la représentativité de cette foule, quelles que soient les caractéristiques occultes ou non de cette foule, avec les incidents que cela entraîne et la couverture médiatique quasi-hystérique qu'entraînent ces incidents, — une pression de la foule a la capacité de gravement mettre en cause le système dans son entier, au travers des chefs d'État et de gouvernement qui le représentent. Encore une fois, on constate que ce même système, si puissant, si omniprésent, présente l'extraordinaire faiblesse d'offrir à ses adversaires les moyens et la dynamique seuls capables de le mettre en échec. (Sans l'écho médiatique qui répercute et grandit les événements antagonistes, sans la rhétorique langue de bois qui oblige à considérer avec la plus grande gravité tout événement grandi par le système médiatique, la contestation anti-globalisation ne se serait jamais développée et Gênes n'aurait pas eu lieu.)


Fécondité et stérilité intellectuelles engendrées par la globalisation


Ce même système médiatique, obligé par ses règles de fonctionnement (discours humanitariste, goût du spectaculaire, concurrence sur ces thèmes, etc) à couvrir et à amplifier le discours anti-globalisation qui tenait à Gênes le haut de l'affiche et le haut du pavé, nous donne accès à une somme prodigieuse de réflexion sur ce thème, du pire au meilleur. Le sommet de Gênes a par conséquent été l'occasion de constater qu'après plusieurs années de globalisation et une appréciation (symbolique plus qu'intellectuelle) constante du mouvement comme quelque chose d'irréversible et de quasiment sacré, c'est au contraire la réflexion anti-globalisation que le mouvement n'a cessée de renforcer. Aujourd'hui, c'est la réflexion anti-globalisation qui est féconde, avec des publications intéressantes, qui n'ont rien de commercialement confidentiel (voir le livre de Hardt et de Negri analysé dans le lien indiqué ci-dessus), et qui, au contraire, mènent la danse de la promotion, de la vente, de la mobilisation des “consommateurs”. (Le paradoxe relevé plus haut, encore lui : Hardt-Negri profitent des capacités commerciales et mercantilistes du système, et des événements promotionnels comme le bruit autour du sommet de Gênes, pour diffuser leurs réflexions anti-système. Ils démontrent ainsi par la pratique immédiate la thèse qu'ils exposent, que la puissance du système fournit à ses adversaires, si ceux-ci savent les identifier et en user, des moyens formidables d'action critique et destructrice. C'est de l'“entrisme” à visage découvert, que le système n'a pas une seconde l'idée de combattre dès lors que cet “entrisme” fait recette : le bouquin de Hardt-Negri, même s'il porte un coup terrible à la globalisation [on verra], a d'abord la particularité de générer du profit. Donc, il est sacré pour le système qui ne raisonne qu'en termes de profit. Personne n'a jamais dit que le système n'était pas suicidaire.) Le succès de cette réflexion anti-globalisation doit nous montrer deux choses : la première est que la capacité du système à générer une spéculation intellectuelle favorable est nulle, parce qu'il a pour logique interne principale, et quasiment exclusive à cause de sa force, la seule pression de sa puissance et de sa dynamique interne ; le système se justifie par lui-même, parce qu'il est puissant, parce qu'il avance, etc. Il n'a aucune capacité de fécondation intellectuelle parce qu'il n'en a, prétendument (c'est peut-être sa faiblesse mortelle), pas le besoin. Toute fécondité intellectuelle va donc vers sa critique, qui est d'ailleurs un champ très vaste et agréable àl'esprit. La seconde remarque est que les hommes sont complexes. On aurait tort de voir dans le mouvement anti-globalisation un ensemble fixe et cohérent. La réalité est que les citoyens, les dirigeants, etc, peuvent être à la fois pro-globalisation, et anti-globalisation un moment après, ou pro et anti parallèlement. (Le cas français est éclairant. Les Français ne sont ni frileux, ne repliés sur eux-mêmes. La France est le premier pays, et de très loin, en matière de tourisme, ce qui montre pour le moins une capacité infrastructurelle et intellectuelle d'ouverture, celle que prône hystériquement la globalisation. [Il y a bien d'autres cas de domaines d'ouverture où figurent les Français.] Parallèlement, les Français s'imposent comme les principaux opposants à la globalisation, intellectuellement et d'un point de vue d'une conception de la civilisation. Ceci et cela vont ensemble. Il y a aussi bien du Hardt-Negri dans le comportement français. Ces complexités diverses sont l'indication certaine que la bataille de la globalisation ne fait que commencer et que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

Mais qui était l'ennemi à la bataille de Gênes ?


Mis à part les parpaings de l'anti-globalisation, mis àpart les discussions de forteresse et coupées du “peuple mondial” des leaders démocratiques, se posait la question de savoir qui, vraiment, on attaquait à Gênes. Les Britanniques ont, en l'occurrence, joué le rôle de la nurse, de la “nounou”, qui met du baume sur les plaies et bosses de la « seule superpuissance » (sans, d'ailleurs, trop se mouiller en sa faveur : les Britanniques n'ont pas brisé la solidarité européenne, notamment dans l'affaire de Kyoto ; ils sentent d'où vient le vent, ils sont réputés pour cela). Dans The Times de Londres, Bronwen Maddox, sur un ton un peu larmoyant, certainement navré, un peu agacé mais tout juste, nous dit que l'objectif n<198>1, à Gênes, c'était le pauvre oncle SAM. Ce n'est pas faux. L'article de Maddox est bourré d'affirmations agaçantes et de vérités intéressantes, mais sa thèse générale et surtout ce qu'elle implique sont finalement ce qui doit retenir le plus l'attention. Cette thèse implique simplement qu'en attaquant la globalisation (le système), on attaque en fait les États-Unis (le système américaniste). Rien de plus juste. Cela permet de rappeler la différence entre mondialisation et globalisation (grâce à la langue française : la nuance existe en français à cause de l'existence des deux mots ; elle n'existe pas en anglais, où n'existe que globalization). Le mouvement anti-globalisation est bien contre la globalisation, laquelle implique une volonté déstructurante de dérégulation et de mise en cause de toutes les structures existantes, et cela est typiquement et quasi-exclusivement d'origine américaine ; par contre, la mondialisation, qui est un mouvement naturel d'échange, qui a toujours existé avec des hauts et des bas, n'est pas la cible de ces attaques. On peut alors souscrire complètement à la thèse d'un “oncle Sam” comme véritable objectif du mouvement anti-globalisation. Là-dessus, Anthony Lewis désigne GW Bush comme « Bush the Radical », et met en évidence la politique de plus en unilatéraliste, et même isolationniste, que suivent aujourd'hui les États-Unis. Contradiction avec le multilatéralisme dénoncé à Gênes, au travers des attaques contre la globalisation ? S'il y a effectivement un problème de contradiction, il est pour les Américains. Au niveau politique général, l'unilatéralisme de l'administration GW Bush, sans pour autant contredire la globalisation, concentre encore plus, aux yeux des adversaires de la globalisation, la responsabilité de ce mouvement du côté américain. L'unilatéralisme de GW Bush doit servir encore mieux àfaire la différence entre globalisation et mondialisation : cet unilatéralisme est franchement contre la mondialisation (les internationalistes américains type-Clinton le sont de manière dissimulée), par des attitudes isolationnistes, protectionnistes, etc ; cet unilatéralisme n'en reste pas moins le parrain et le moteur de la globalisation, puisque la puissance américaine permet d'attaquer toutes les structures extérieures, y compris les structures multilatéralistes du système international, dans le but de favoriser la pénétration extérieur du business américain. (Et là, curieusement ou bien logiquement, le système américaniste retrouve la contradiction interne signalée partout, notamment par Hardt-Negri, puisqu'il attaque aussi bien dans les structures multilatéralistes des mécanismes qui sont utilisés depuis longtemps par les Américains eux-mêmes pour favoriser la globalisation. Nul n'a dit que le système américaniste était particulièrement perspicace.). En général, Maddox n'a donc pas tort.