Semaine du 16 au 22 septembre 2002

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Semaine du 16 au 22 septembre 2002

Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi avoir énoncé une telle stratégie, l'avoir présentée au monde, codifiée, cartonnée, bien reliée, avec un luxe de commentaires civilisés, de dodelinements de la tête et de clins d'yeux entendus ? Ne voient-ils pas ce fait étrange qu'ils nous offrent une codification de la sauvagerie et que cela ne peut qu'effrayer, renforcer l'hostilité ? Ne sentent-ils pas que cette démarche, mon Dieu, n'est pas l'habileté même ? On ne sait plus très bien si l'habileté leur importe encore, à supposer qu'ils en aient la moindre disposition, à supposer qu'ils savent que cela existe encore.

Certes, nous parlons de la nouvelle stratégie américaine, qui est divulguée officiellement ce 20 septembre, de façon solennelle et même pompeuse, comme un document révolutionnaire, fondateur d'une ère nouvelle. Ce sera la “doctrine Bush”, et nous soupçonnons que cette idée, cet intitulé, cette façon d'être assuré de rester formellement dans l'Histoire a dû peser son poids dans la poussée qui a accompagné l'élaboration et l'adoption du document. Le théâtre washingtonien est aujourd'hui l'occasion d'événements pathétiques et effrayants, et d'autres d'une futilité qui vous coupe le souffle. GW n'en est pas avare (on laisse deviner de quoi).

Cette doctrine nous dit : désormais, il y a moi, l'Amérique, et je n'agis qu'en fonction de moi, de mes intérêts comme je les perçois, du monde tel que je le vois (quand je le regarde), tel qu'il m'importe. Et si, ici, là, je ne sais où encore, telle binette ne m'inspire pas confiance, tel barbu me paraît suspect, telle déclaration n'a pas l'heur de ma plaire (ou bien que je ne la comprends pas, car les dialectes étrangers, moi), — eh bien, je frappe. Et l'on verra après. (Sorte de : « Dieu reconnaîtra les siens

Voici les trois coups qui résonnent. Entendez-les, leur écho si pesant, leur lourdeur, les vastes et profondes nuées chargées de froidure qui les accompagnent ... On dirait qu'un hiver terrible et glacé nous saisit à la gorge. D'un pas lourd et contraint, le regard aux aguets et le sentiment aux abois, nous passons, du point de vue de l'Amérique, de la société d'abondance à la société de survivance.

Tout de même, — pas si vite ...


Première façon de voir : il n'y a rien de nouveau sous le soleil

Une première chose nous arrête, avec cette question : est-ce donc si nouveau ? Il y a, après l'événement de la publication de cette stratégie, quelques commentaires variés. Retenons celui-ci, d'un article déjà cité du Christian Science Monitor du 23 septembre :


« On one thing analysts on both sides agree: In many ways it merely makes explicit what has been US practice for years

» “If you look at our history with Latin America, you could cast much of previous policy as imposing regime changes on the basis that if we don't act, bad things will happen. But to boldly declare such a policy, that's new,” says Richard Stoll, professor of political science at Rice University. »


Ce n'est pas faux. Cette pratique de la “frappe préventive”, et même de la “frappe préemptive”, est aussi vieille que la politique étrangère active des États-Unis. Alors nous répétons notre question sous une autre forme : pourquoi le dire ? On veut dire : quel est l'avantage de le dire d'une façon si officielle, s'il s'avère par ailleurs qu'une telle stratégie énoncée comme elle l'est donne une mauvaise réputation à l'administration GW, donc complique ses affaires quand il s'agit, par exemple, d'influencer, de peser sur les décisions des autres. Si elle est déjà appliquée, ce que tout le monde sait d'ailleurs, pourquoi l'écrire, le proclamer et en faire une sorte de loi ?

Est-ce pour faire peur aux autres ? (C'est l'idée qui vient aussitôt.) La réponse nous paraît discutable. L'Amérique n'a pas besoin de cela pour “faire peur”, c'est-à-dire pour se faire écouter, entendre et respecter. Elle le fait depuis des mois, depuis des années, bien avant la nouvelle stratégie, même avant GW. (On oublie que l'administration Clinton, certainement depuis 1994-95, a été au moins aussi bullish que l'administration GW jusqu'au 11 septembre (après, tout est changé, comme tout aurait été changé pour l'administration Clinton si celle-ci avait subi le 11 septembre). Dans ce cas, effectivement, ce qu'elle gagne, marginalement, en capacité de faire peur, elle le perd très largement, et au-delà, en influence diminuée par défaut de respectabilité.

Mais s'expliquer sur ce point, c'est croire que la nouvelle stratégie est d'abord destinée à mettre en place une nouvelle stratégie, c'est-à-dire à orienter et à diriger les événements de la politique extérieure américaine. Il est bien possible que cette explication soit erronée ou, à tout le moins, loin d'être l'explication principale. Il est bien possible que la nouvelle stratégie, comme toute chose importante aux États-Unis, soit d'abord destinée à ce qu'on nomme la “consommation intérieure”.


Deuxième façon de voir : ils parlent beaucoup et ils écrivent encore plus, mais agissent-ils seulement ?

Voici donc la deuxième façon de voir : cette administration post-9/11, dans le Washington secoué par l'attaque, est à la fois immensément agressive et complètement terrifiée par ce qui est arrivée, — et ceci, évidemment, est le complément direct de cela : on est agressif parce qu'on est terrifié. Si l'on accepte ce préambule psychologique dans une partie où la psychologie joue un rôle si fondamental, la nouvelle stratégie, si solennellement présentée, pourrait être l'objet d'une autre interprétation.

La nouvelle stratégie devient un texte légal dont la fonction est d'officialiser, de légaliser cela va de soi, une posture agressive dont on attend d'abord qu'elle rassure, qu'elle efface la terreur causée par 9/11. La légalisation de toute chose est un acte immensément important dans ce pays de “légalistes”. C'est un acte qui fournit un cadre, qui donne des repères, qui crée une référence, quelque chose de stable dans une situation caractérisée par le désordre des psychologies.

On n'a pas été sans remarquer, — nous le notons souvent — combien cette Amérique “déchaînée” depuis le 11 septembre s'agite surtout autour de projets, de menaces, d'annonces en forme d'ultimatums. Cette Amérique parle beaucoup, tempête, exige, affirme, mais elle agit fort peu. Ce n'est pas pour dire qu'elle n'attaquera pas l'Irak, mais pour remarquer combien l'attaque de l'Irak, lorsqu'elle aura lieu (et, disons le encore par prudence : si elle a lieu) aura été une guerre dix fois faite et refaite en chambre, dans les plans, dans les réunions, dans les colonnes des journaux, dans les discours. L'Irak aura été faite et refaite avant d'être faite, comme si l'on voulait se convaincre de faire, comme si l'on voulait se rassurer avant de faire.

Alors, pourquoi ne pas considérer la nouvelle stratégie de cette façon ? Pourquoi ne pas lui accorder cette dimension psychologique si importante ? Cette nouvelle stratégie, qui serait d'abord une sorte de prescription, une trouvaille légaliste dite et proclamée à haute voix, et répétée ; une trouvaille avec la fermeté rassurante du cadre légaliste, pour tenter de repousser cette sensation de fragilité et d'extrême vulnérabilité qui a saisi le système washingtonien depuis le 11 septembre 2001.

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