Semaine du 15 octobre au 21 octobre 2001

Journal

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 714

Avec l'attaque bioterroriste, le débat s'élargit : désormais, il y a un front intérieur et un lien avec la crise fondamentale de notre époque

C'était un bruit qui courait depuis une grosse semaine. Désormais, les choses se précisent, notamment avec cet article du Washington Post du 26 octobre, co-signé par un journaliste du calibre de Bob Woodward (un des deux journalistes du Watergate), et manifestement alimenté par des sources officielles, à la CIA et au FBI. Pour une fois, les deux agences qui ne cessent de se tirer dans les pattes sont d'accord : pour l'offensive bioterroriste de l'anthrax, il devient de plus en plus nécessaire d'envisager la piste intérieure (l'offensive lancée à partir des USA eux-mêmes). C'est-à-dire que, brusquement, dans tous les cas pour l'analyse générale et officielle, on doit prendre en compte le fait qu'il y a désormais un front intérieur aux USA. Les événements du 11 septembre et ce qui suit prennent une nouvelle dimension, qui est une dimension d'une logique dont l'un des termes, désormais, pourrait être une situation de déstabilisation générale des USA. Le phénomène est évidemment facilité par la stratégie inepte (c'est-à-dire, l'absence de stratégie) suivie en Afghanistan, avec l'absence de résultats qui en découle, et l'ensemble donne une indication significative de la stérilité et l'impuissance où est parvenue la composante militaire du système : une énorme masse hyper-sophistiquée et de plus en plus incapable de peser sur les événements qu'elle déclenche et prétend contrôler.

La piste intérieure pour le bioterrorisme, c'est évidemment un retour et une référence à cette situation chronique des années 1990, où des incidents graves, attentats, interventions fédérales, etc, signalaient épisodiquement l'existence d'un malaise profond aux États-Unis. La chose avait été actée avec la fameuse carte bleu-rouge : la carte des résultats électoraux 50-50 si contestés de l'élection de novembre 2000, avec la partie en bleu du centre et du sud des USA complètement acquise à GW Bush, et la partie en rouge des côtes est et ouest acquise à Al Gore. Bien sûr, les résultats politiques, notamment l'équivalence contestable des courants exprimés et des candidats, n'avaient d'intérêt que dans la mesure où ils fixaient la fracture extraordinairement brutale de l'Amérique en deux. Ben Laden a dû beaucoup regarder cette carte avant de décider son attaque, si l'on en croit les interprétations disant que son but était de provoquer un choc initial, qui conduirait à une réaction en chaîne mettant à nu, et brutalement, la division interne des États-Unis.

L'une des manifestations visibles de cette situation de division du pays, ce fut, dès le début des années 1990, dès l'attaque de la secte de Waco en 1993 (une centaine de morts àla suite de l'attaque des forces fédérales contre un rassemblement de la secte des Davidiens), l'évidence de l'existence d'un courant anti-fédéral très fort quoique restant souvent souterrain, avec diverses organisations extrémistes, des milices privées armées, des causes d'apparence mercantiles ou de vie pratique mais à forte signification politique indirecte (comme le droit de posséder une arme), etc. Ce serait faire montre d'une affligeante pauvreté intellectuelle que de renvoyer cet ensemble d'activités, d'incidents, d'incertitudes, à l'étiquette convenue des analyses de salon de “fascisme” ou d'“extrême-droite”. Ce mouvement s'inscrit indiscutablement dans la bataille fondamentale de notre temps, entre les forces déstructurantes de la globalisation, anti-nationales, prédatrices des souverainetés et des différences, et la résistance et/ou la contre-attaque des structures en place ou en évolution, des traditions structurantes, etc. Ce phénomène rassemble dans un combat similaire des forces totalement étrangères et même antagonistes selon les critères des époques anciennes (fascisme et extrême-droite, convoqués pour étiqueter les mouvements internes US, font partie du lot). Quelque forme qu'elle prenne selon l'interprétation des offices de propagande virtualiste du système où l'on ranime régulièrement et opportunément le cadavre du fascisme pour réaliser des rassemblements retardateurs, cette bataille interne US se réfère, elle, à une bataille ancienne et fondamentale de l'Amérique, — entre les tenants de la tradition constitutionnelle américaine du droit périphérique contre le pouvoir à tendance dictatoriale du centre (on se réfère à ce courant comme à celui des jeffersoniens, référence à Thomas Jefferson), et, d'autre part, les tenants du centralisme économique adversaire des droits des États contre le centre fédéral (les hamiltoniens, référence àAlexander Hamilton). Ainsi, le conflit interne fondamental des USA rejoint-il la crise centrale de notre temps, qui n'est pas le terrorisme malgré 9/11, mais bien l'affrontement autour de la globalisation. Du coup, en débouchant sur le front intérieur US, si cela se fait effectivement, la crise 9/11 gagnerait des dimensions différentes qui lui donnerait une importance nouvelle en la faisant entrer dans la problématique de cette crise centrale de notre temps.

Désormais, il ne faut plus se dissimuler que les résultats des activités militaires américaines à l'extérieur auront des effets sur la stabilité intérieure des États-Unis. En d'autres mots, non seulement il y a deux fronts, un front intérieur et un front extérieur, mais il y a désormais un lien entre les deux fronts. Plus encore, la situation évolue dans un sens où l'on doit commencer à admettre que la crise est en train de se modifier fondamentalement : à côté de la crise conjoncturelle (le terrorisme, ses causes, ses conséquences) se tient, tapie, une crise bien plus grave et qui est structurelle, qui est la crise originelle de l'Amérique, qui correspond point par point à la crise de déstructuration que connaît notre époque.

Le débat théorique, médiatique et impuissant sur la durée de la guerre ...

D'un côté, le pragmatique et modéré secrétaire d'État Colin Powell, qui veut voir au plus vite la fin de la guerre en Afghanistan, avant la fin de l'hiver ; de l'autre, un Cheney, moins pragmatique, qui annonce que la guerre peut durer « plus que notre vie ». Puis Rumsfeld y va de sa prévision, qui est bien entendu apocalyptique et porte sur des générations ; puis l'amiral Sir Michael Boyce, chef d'état-major des forces armées britanniques, qui parle d'un demi-siècle et d'une nouvelle Guerre froide. Et ainsi de suite. Ces déclarations sont symboliques du blocage de la situation en Afghanistan, alors que la durée et le peu de résultats des opérations aériennes américaines (sinon beaucoup de victimes civiles) ne cessent d'accroître la pression sur la situation au Pakistan, de plus en plus menacé d'une déstabilisation interne catastrophique. Ces déclarations sont surtout significatives d'un sentiment d'impuissance et d'une certaine panique qui gagne les dirigeants américains, avec, en flanc-garde, les dirigeants britanniques qui sont sur la même galère.

La guerre d'Afghanistan est la première vraie confrontation du monde complètement virtualisé du Pentagone (du complexe militaro-industriel américain) de l'après-Guerre froide. Le Golfe ne fut pas une vraie guerre, face à un Saddam Hussein qui sembla manoeuvrer pendant six mois comme s'il était le complice de la coalition ; le Kosovo ne fut pas une vraie guerre, parce que les Russes étaient là et forcèrent Milosevic àcapituler. L'Afghanistan, au contraire, est une vraie guerre de l'après-Guerre froide, une de ces “guerres asymétriques” insaisissables, où il faut bien se décider, à un moment ou l'autre, à mettre pied à terre, pour aller chercher ce qu'on veut prendre et obtenir ce qui est le but de la guerre. D'où cette campagne aérienne, qui est une campagne d'attente, une campagne d'impuissance, dans ce cas des forces anglo-saxonnes (américaines) qui veulent à tout prix éviter des engagements qui peuvent tourner au désastre. Les réactions réelles ne concernent pas la guerre, mais l'image de la guerre. On les reconnaît dans l'attitude de Rumsfeld

vis-à-vis des médias, qui s'est brutalement durcie parce que les médias donnent une image de moins en moins affriolante (la réalité, après tout) de la guerre ; ou encore, dans des projets inhabituels de propagande déguisés en relations publiques, recherchés par le Pentagone auprès d'organisation de relations publiques, et dont on attendrait qu'ils transformassent la réalité, simplement parce qu'ils seraient une virtualité bien réalisée.