Semaine du 15 au 21 avril 2002

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Deux façons de voir le vote extraordinaire du 21 avril 2002 en France, — la première, de France même

Il y a deux façons de voir les résultats du premier tour des élections présidentielles en France. La première est de se placer du point de vue français. On constate alors qu'il y a deux ans, un an, six mois, quatre mois, 12 ou 10 semaines, Le Pen était politiquement mort et le FN désintégré. Un peu plus proche de nous, on suivait la pitoyable comédie de ce même Le Pen cherchant à réunir ses 500 signataires de maires pour pouvoir être candidat, avec tous les coups fourrés qu'on imagine, et dans tous les sens. C'est-à-dire que, de toutes les façons et jusqu'alors, ce candidat n'était pas grand'chose. Brusquement, c'est un des deux prétendants à la fonction présidentielle. On a coutume de jouer sur le mot fameux en disant doctement que la politique est comme la nature, qu'elle a horreur du vide. Il faut prendre la mesure du vide presque aussi grand que les « espaces infinis » de Pascal dans la vie politique française pour que soit finalement survenu ce phénomène dérisoire et politiquement monstrueux du 21 avril, — et l'on veut dire par là toutes les caractéristiques du 21 avril, des 16 candidatures à la deuxième place de Le Pen et à la première de Chirac (qui sera suivie sans doute de son élection à-la-de Gaulle, un raz-de-marée électoral, comble de l'imposture et pourtant imposture inévitable, voire nécessaire puisqu'elle seule nous laisse quitte de Le Pen).

Le premier tour mesure l'effondrement de la vie politique française, effondrement où les acteurs principaux, quoiqu'ils en aient et quelques qualités humaines qu'ils aient, — car il se trouve qu'ils en ont, — ont toutes les responsabilités. En d'autres mots, le candidat unique de la république et de la démocratie durant la campagne du premier tour, Chirac-Jospin ou Jospin-Chirac, a toutes les responsabilités de cette situation surréaliste du 21 avril 2002. Le geste de dignité de Jospin, quittant le tandem Chirac-Jospin pour annoncer, une fois les résultats connus, qu'il se retirait de la vie politique, n'a d'égale que son indignité à n'avoir pas mesuré, un peu comme on sent le roussi d'un incendie qui couve, la situation extraordinairement indigne où se trouvait son pays, au niveau où lui-même exerçait sa fonction. Quant à l'autre partie du tandem (Chirac), sans doute ne s'est-il aperçu de rien.

Tout dans cette élection ressembla donc à cette folie que constitue l'arrivée en deuxième position du candidat du FN, rescapé de luttes internes et de manoeuvres indignes pendant 20 ans. Le Pen lui-même, estomaqué par un succès qui n'est que la conséquence de l'échec des autres et de l'exercice par les Français de leur droit de citoyens “pour le fun” (pour les candidats “exotiques”), n'eut que la possibilité, dès son élection assurée, d'égrener les idées d'un programme qui commence par l'annonce qu'élu, il retirerait la France de l'Union européenne et de l'euro. On aime ou on n'aime pas l'UE et l'euro, certes, mais cette proposition nous indique bien que nous nous trouvons dans une situation qui est comme une sorte de no man's land de l'histoire et de la politique, un no man's land de la pensée responsable et de la pensée tout court.

Les seuls à avoir bien résumé la situation furent donc les divers manifestants, en général de gauche puisque la gauche croyait ainsi être redevenue la gauche, qui crièrent dès le dimanche soir : « Plutôt un escroc qu'un facho ». (Ou bien, cette déclaration du juge Halphen, partisan de Chevènement, à qui l'on demandait pour qui il voterait et qui répondait, entendant par là qu'il voterait donc pour l'homme qu'il chercha en vain à entendre légalement dans le cadre de ses enquêtes : « Entre Charybde et Scylla, il faudra bien que je choisisse Charybde »)

Dans un mois, une fois la fausse frayeur passée, nous en serons à échafauder les habituelles combinaisons électorales et nous aurons oublié cette folie du 21 avril 2002. Sachons-le tout de même : ce même 21 avril, le voile s'est levé un instant sur le vide abyssal de notre époque et nous avons bien vu que le roi est nu.

La deuxième façon de voir le vote du 21 avril 2002 : deux étrangers observent le phénomène pour en tirer des conclusions générales

Il y a l'autre façon, la deuxième, somme toute plus mesurée, plus rationnelle, de l'observation de la France à partir de l'étranger. Écartons les sarcasmes et les moqueries sans intérêt, à-la-Berlusconi, lequel montre que ni la fortune ni la fonction suprême lorsqu'elle est achetée ne donnent la grandeur de l'esprit. Deux textes étrangers parmi ceux que nous avons consultés méritent de retenir l'attention comme commentaires mesurés de l'élection du 21 avril, — car enfin, au-delà de l'étonnement profond où plonge cet événement, il y a aussi les réalités humaines qu'ils recouvrent. Entendons-nous bien : nous ne croyons pas que ces deux textes embrassent toute l'ampleur du phénomène, toutes ses subtilités, toutes ses réalités ; non ils donnent une appréciation mesurée et un jugement acceptable des grandes lignes de cette élection du 21 avril, telle qu'on peut l'apprécier de l'extérieur.

Le premier texte est un commentaire du quotidien The Scotman, qui nous donne une appréciation mesurée et juste de ce que le vote du 21 avril représente, encore plus que pour la France seule, — de ce qu'il représente pour l'Europe entière, pour sa classe politique, pour les rapports de ses citoyens avec leur classe politique. Ce texte a en effet l'avantage de se placer résolument d'un point de vue européen et de dire que l'événement français ne peut en aucun cas être réduit à la France. Il signale ainsi que la France, pièce centrale de l'Europe, ne peut rien faire d'important qui n'engage l'Europe, —>N>et cela est une réalité du monde d'aujourd'hui, qu'elle plaise ou déplaise, et à certains Français, et à certains Européens hors de France.

« The result will spark huge controversy, for it gives respectability to a view of Europe that is utterly beyond the pale of its political establishment. What caused so many voters to stay away? The proximate cause of this debacle was the clear failure of either of the two main candidates to mount a campaign that captured voters’ hearts and minds. [...] For Europe, this signals a deeper problem at the heart: that there is still not a European demos around which people can rally with conviction and enthusiasm. This shocking result in France is an alarm bell across Europe. »

L'autre commentaire que nous retiendrons est celui de Paul Krugman, dans le New York Times du 23 avril. Krugman a l'avantage de nous rappeler, par le parallèle qu'il trace avec les USA, que la crise français n'a rien d'unique si elle est exceptionnelle, qu'elle suit à peu près l'orientation de l'évolution américaine de crise qui s'est achevée dans l'élection de GW Bush et dans la transformation de la présidence Bush depuis le 11 septembre 2001. Plus encore, Krugman se montre plein d'attention affectueuse pour la France, dont il ne doute pas qu'elle battra Le Pen le 5 mai, tandis que les Américains, et essentiellement le grand parti républicain, n'a pas fait de la sorte. Krugman nous dit donc que les Américains ont aussi leur Le Pen, mais le leur est déjà président.

« What the French election revealed is that in France, as in the United States, there are a lot of angry people. They aren't a majority; Mr. Le Pen received about 17 percent of the vote, less than Ross Perot got here in 1992. But they are highly motivated, and can exert influence out of proportion to their numbers if moderates take a tolerant society for granted. What are the angry people angry about? Not economics; peace and prosperity did not reconcile them to Bill Clinton or to Mr. Jospin. Instead, it seems to be about traditional values. Our angry right rails against godless liberals; France's targets immigrants. In both cases, what really seems to bother them is the loss of certainty; they want to return to a simpler time, one without that disturbing modern mix of people and ideas.

[...] » Now for the important difference. Mr. Le Pen is a political outsider; his showing in Sunday's election puts him into the second-round runoff, but he won't actually become France's president. So his hard-right ideas won't be put into practice anytime soon. In the United States, by contrast, the hard right has essentially been co-opted by the Republican Party -- or maybe it's the other way around. In this country people with views that are, in their way, as extreme as Mr. Le Pen's are in a position to put those views into practice. »