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831Le sondage publié le 15 août par l'International Herald Tribune (IHT), et qui avait été réalisé spécialement pour le quotidien est un grand événement politique qui ne dit pas trop son nom. Son thème est, d'une certaine façon, la popularité de GW Bush en Europe, — c'est-à-dire, nul n'en doutait, même avant les résultats, l'impopularité de GW en Europe. Les résultats sont catastrophiques, à la mesure de ce qu'on pouvait attendre, à un point où l'on se demande si, vraiment, les sondages ne sont pas faits pour « continuer la politique par un autre moyen ». On va voir en effet l'exploitation politique du sondage, qui est loin d'être promise à quelque succès que ce soit sinon le contraire de ce qu'on en attend. Dans les quatre grands pays consultés (Allemagne, France, Italie, UK) et sur les questions qui exposent nettement ce problème de l'appréciation de la politique US de GW, celle-ci est en général considérée comme étant complètement unilatérale par au moins 3 contre 1, et jusqu'à plus de 4 contre 1 des personnes consultées. (En effet, certaines questions portent sur le fait de la décision politique américaine prise en tenant compte des seuls intérêts et points de vue US, ou en tenant compte de ces intérêts et points de vue et, en même temps, des intérêts et points de vue européens. Le premier cas, jugé très fortement majoritaire par les Européens, est considéré, selon les interprétations politiques du sondage qui sont celles qui nous intéressent ici, comme complètement défavorable et, dans tous les cas, comme catastrophique pour les relations par rapport à ce qui fut perçu du processus de décision des USA pendant le demi-siècle précédent. Il y a, dans la complexité des questions posées par rapport aux enseignements qui sont tirés des réponses obtenues, toute l'ambiguïté des relations transatlantiques elles-mêmes et, par conséquent, l'ambiguïté de ce sondage et de l'interprétation qui en a été donnée. Après tout, ce qui est perçu comme une “opinion défavorable” du comportement de GW Bush, ne l'est pas nécessairement, d'un point de vue strictement objectif : est-ce une appréciation défavorable sur un chef d'État que de considérer qu'il prend des décisions en tenant compte seulement des intérêts et points de vue de son propre pays ?) Dans un ordre qui ne surprendra que ceux qui ont une vision conventionnelle des relations transatlantiques, l'« opinion défavorable » actuelle des Européens s'échelonne comme suit (dans le sens d'une défaveur croissante pour GW) : les Italiens, les Allemands, les Britanniques et les Français. Cela signifie que les citoyens des deux pays qui ont les plus grandes responsabilités européennes en matière de sécurité et de défense ont les opinions les plus « défavorables » du travail de GW, et c'est bien dans ce sens que nous conseillons de “lire” le sondage. Celui-ci constitue de façon implicite dans sa logique un grave vote de défiance, non sur les USA ou sur GW éventuellement, mais sur la coopération transatlantique dans les matières fondamentales, et précisément les questions de sécurité et de défense. La matière des réponses signifie également que les pays européens devraient pouvoir se passer de la coopération transatlantique dans ces questions de défense et de sécurité, ce qui correspond à l'évolution européenne des dernières années, GW ou pas.
Le sondage a été réalisé entre les 2 et 9 août, c'est-à-dire une fois qu'ont été “digérées” les matières de mésentente récemment apparues, et notamment l'adoption du compromis sur le Protocole de Kyoto par the Rest Of the World (les USA étant le seul pays à refuser d'y souscrire). Deux jours après sa publication, le 17 août, et pour être sûr que le message avait été bien compris, Joseph Fitchett, qui est le principal porteur de message de l'IHT pour les matières de sécurité européenne et transatlantique, signait un article dont le titre dit tout : « European Leaders Hope Bush Takes Poll Results as a Wake-Up Call. » C'est là que nous poursuivons l'idée suggérée plus haut du sondage comme façon de « poursuivre la politique par un autre moyen ». Les milieux dirigeants européens, coopérant avec l'IHT, ont saisi l'occasion de ce sondage, qui avait bénéficié d'une présentation exceptionnelle (équivalent de la manchette en une, une page entière à l'intérieur, deux des quatre articles de la fameuse page op-ed de l'IHT consacrés à cette question des rapports USA-Europe dans l'édition du 17 août). Ils en ont fait un événement politique officieux, pour dire à GW : attention, les choses vont très mal entre l'Europe et les USA (alors qu'elles vont très mal, en réalité, pour la coopération transatlantique dans sa forme actuelle, et c'est une restriction substantielle). L'opération générale ainsi montée par l'IHT et les milieux européens qui lui correspondent en l'occurrence est sans aucun doute politique. Il s'agit de bien autre chose que d'une simple démarche d'information sur l'état de l'opinion, et c'est pour cette raison qu'on lui accorde ici cette importance.
Pendant ce temps, Dubya était en vacances dans sa résidence du Texas ; Dubya est en vacances pour les 31 jours du mois d'août au complet, et c'est un re cord pour un président depuis 32 ans pour les vacances d'été ; le reste n'est pas mal non plus : 38 jours passés à Camp David, la résidence de repos des présidents, depuis le 21 janvier ; en tout, 42% de son temps de président passé loin de Washington D.C. Cela ne signifie rien de précis à ce point du seul décompte mais on pourra au moins y voir un symbole ; et l'on pourrait être aussitôt assuré, à partir de diverses sources proches du président, que ces chiffres ont tout de même une signification autre que symbolique, et pour ce qui concerne la personne du président, et pour ce qui concerne l'intérêt qu'il attache à la présidence et la conception qu'il a de la présidence. Par conséquent, il n'est pas assuré que le message aura été entendu, dans tous les cas pas du tout comme les messagers espèrent qu'il le sera.
Sur le fond, on admettra assez vite que le détail des questions-réponses du sondage IHT et de leur interprétation n'a qu'une importance immédiate. Très vite s'impose une impression générale qui est éclatante. L'image de l'Amérique est aujourd'hui très fortement dégradée en Europe. Que cela soit en profondeur ou pas importe peu, si cela a d'ailleurs quelque sens (est-ce qu'une “image” est jamais profonde ?). Il s'agit désormais d'un fait politique dans une époque où la politique est faite d'images essentiellement. On parle pour cette raison d'un vent de panique qui souffle aujourd'hui chez les commentateurs et experts de l'establishment, ceux qu'on nomme les pundits aux USA. Les Américains de ce parti sont les plus mal à l'aise, ayant à soutenir en une fois deux causes contradictoires : celle de la pérennité des liens transatlantiques dont les Européens disent, avec les arguments les plus acceptables du monde, qu'elle est mise en danger par la politique de GW Bush ; celle du soutien automatique de tout expert américain indépendant au pouvoir en place, qu'il soit républicain ou démocrate. (Il n'y a pas nécessairement d'ironie dans la façon dont nous rapprochons des termes et des idées en apparence contradictoires, — “expert indépendant” et “soutien automatique”, par exemple.) Quoiqu'il en soit, la bonne volonté est générale et le consensus sans faille pour conclure que les relations transatlantiques doivent être préservées. Ce principe posé, nul ne sait comment procéder à partir de positions de plus en plus distantes et défendues avec autant de bonne foi de chaque côté. (A tout hasard, pour information dirait-on, et même s'il s'agit de conservateurs américains ils représentent une partie importante de l'échiquier politique washingtonien : un séminaire, la semaine dernière à Heritage Foundation a conclu que les sept premiers mois de GW méritaient une bonne note, bien que tout ne soit pas absolument parfait.) La manoeuvre du constat de la dégradation des relations transatlantiques et de la nécessité de les restaurer est connue, elle se répète à intervalles réguliers depuis 1988-89. (Ce point est évidemment essentiel, n'en déplaise aux sondés qui sont majoritaires pour regretter Clinton : Clinton n'aurait guère fait différent sur le fond sur tous les griefs qui sont faits à GW, il aurait fait différent dans la forme, aurait laissé un peu de temps avant de laisser réaliser les choses. On se demande ce qui est préférable.) L'évolution de l'image et, par conséquent, de l'état d'esprit, se relève également dans certains corps constitués. Ainsi, l'appréciation on dirait “anecdotique” de l'Amérique à la Commission européenne, jusqu'alors immensément respectueuse, atteint aujourd'hui le domaine du sarcasme permanent dans les délibérations internes. En temps normal, sur des dossiers courants de cette sorte, des hommes politiques moyens auraient compris depuis longtemps qu'il est temps de changer la nature des relations transatlantiques. Nous ne sommes pas dans des temps normaux, le dossier transatlantique n'est pas courant et nos hommes politiques ne sont même pas moyens. On attendra donc encore pour modifier de fond en comble ces relations, d'une façon qui s'avérera de plus en plus brutale avec la marche du temps, qui risque d'être de plus en plus radicale, à moins que l'un ou l'autre incident ne conduise à une situation de rupture. « Mais le fait est, nous signale une source proche d'un cabinet ministériel du gouvernement belge (en charge de la présidence UE), le fait est qu'il n'y a pas un seul homme politique en fonction dans un pays européen aujourd'hui, non seulement qui veuille réformer radicalement ces relations, mais qui seulement imagine qu'il faut le faire. » Le sondage aura donc comme seul effet d'accélérer la dégradation interne d'une situation totalement figée dans sa paralysie volontaire, et face à laquelle les élites transatlantiques sont trop stériles et couardes pour envisager une changement contrôlé. Les événements imposeront bientôt ce changement, et de manière brutale.
Un post-scriptum pour clore cette rubrique hebdomadaire cette fois exclusivement transatlantique : des nouvelles qui devraient avoir pour conséquence d'exacerber, plutôt que de rapprocher les “frères ennemis”, dans une époque où l'humanitarisme moral fait obligation de se scandaliser dès qu'il est question d'évoquer les menaces, même les plus évidentes et les plus inévitables, contre la vie des êtres humains. Il s'agit des résultats d'une étude publiés par l'hebdomadaire Nature, sur les effets du réchauffement de la planète (le Protocole de Kyoto) sur l'existence des populations concernées. Naturellement, l'étude détermine que le phénomène accélère et provoque des décès, par dégradation de la santé, maladies aggravées, etc, dans une proportion respectable qui dépasserait les pertes humaines par accidents de la route. Du coup, la question du réchauffement de la planète prend des allures de problème de sécurité et va aggraver le débat aux USA, où le culte de la doctrine du “zéro-mort” est connu ; elle va accélérer l'élargissement du fossé entre Américains et the Rest Of the World, qui s'opposent férocement sur cette affaire. C'est-à-dire que la question va encore accentuer le rôle déstabilisateur qu'elle tient désormais, depuis deux bonnes amis, entre les deux pôles du monde occidental. Au-delà, cette enquête va contribuer, en donnant des arguments concrets, au renforcement de la critique fondamentale contre la forme de développement économique que nous suivons et contre le dogme du Progrès qui domine notre pensée depuis le XVIIIe siècle. Là encore, comme dans le cas du sondage de l'IHT, on a la démonstration que les enquêtes statistiques, faites pour renforcer notre forme de civilisation, produisent de plus en plus l'effet inverse. Contre la déstabilisation systématique que produit notre développement aujourd'hui, c'est une déstabilisation antagoniste du meilleur effet, — selon l'antique tactique du contre-feu pour combattre le feu.