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736L'offensive aérienne américaine contre l'Afghanistan se poursuit et le malaise grandit. La tactique américaine habituelle de l'offensive aérienne préliminaire à toute action terrestre ou autre, ne donne que les résultats qu'elle peut donner, qui sont assez limités dans le cas de l'Afghanistan, mais qui s'accompagnent inévitablement des polémiques concernant les “bavures”. Les Talibans, qui ne sont de même pas tombés de la dernière pluie, ont donc ouvert ce week-end leurs frontières à la presse internationale, histoire que celle-ci vérifie sur place les effets des bombardements américains sur les civils.
Plus préoccupantes encore, les premières indications que signale le Guardian de Londres sur de graves mésententes techniques et tactiques au sein du Pentagone, entre le secrétaire à la défense Rumsfeld et ses généraux. Préoccupantes, parce que ces indications, si elles concernent effectivement des problèmes techniques et tactiques, mettent en évidence des problèmes fondamentaux, d'état d'esprit, de conceptions même de la guerre. Rumsfeld ne cesse de répéter (et de faire répéter à GW Bush) qu'il s'agit d'une nouvelle forme de guerre, et il laisse sous-entendre qu'il doit évidemment y avoir des engagements terrestres pour la poursuivre àson terme. Sans plus de précisions, on comprend tout de même qu'il s'agit d'une conception où des opérations secrètes, ou des opérations effectuées par des forces de type commando, doivent constituer l'essentiel de l'action. Déjà, la tactique choisie par les généraux américains pourrait être mise en question : commencer par un pilonnage aérien conduit essentiellement à avertir l'adversaire qu'on va lancer ces opérations supposées être secrètes, pour un avantage d'autant plus problématique que les objectifs militaires sont peu nombreux. Mais la situation au Pentagone semble plus problématique encore : malgré l'insistance de Rumsfeld, il semble que les généraux américains montrent beaucoup d'hésitation àréaliser cet engagement terrestre, dans tous les cas pas avant un délai substantiel de poursuite de la campagne aérienne sur l'Afghanistan. Les généraux semblent prisonniers de ces conceptions américaines classiques d'emploi massif des forces aériennes et de limitation maximale d'emploi des forces terrestres, à cause du risque de pertes. Comme cette campagne aérienne ne semble donner que des résultats militaires limités notamment parce que les objectifs militaires sont dérisoires, on se trouve dans la situation de toucher des infrastructures civiles et de risquer de tuer des civils pour préparer une opération militaire qu'on recule autant que faire se peut.
La situation est décrite par le Guardian comme si tendue au Pentagone qu'on évoque même la possibilité d'un transfert de la direction des opérations, de Tampa (Floride) à Washington, le général Tommy Franks, de l'U.S. Army et commandant le Central Command à Tampa, étant décrit comme l'un de ceux qui reculent par tous les moyens le moment de l'engagement terrestre. (Ce dernier point, présenté comme un détail, est particulièrement révélateur : que le poste de commandement soit installé à Tampa confirme que les Saoudiens ont refusé que les Américains dirigent l'opération à partir de leur poste de commandement normal, en Arabie, comme ils l'avaient fait pour la guerre du Golfe en 1990-91. Ce refus marque évidemment la fragilité du soutien saoudien. D'autre part, la localisation du commandant en chef à Tampa, à plus de 10.000 kilomètres des opérations, est sans aucun doute un réel handicap pour les Américains. Il éloigne décisivement le commandant de la réalité des problèmes de ses forces et rend encore plus délicat le contrôle de ces forces et le déroulement des opérations. Bien entendu, un déplacement de ce commandement à Washington aggraverait encore tous les problèmes posés avec la localisation à Tampa.)
Les Américains se trouvent placés face à un grave problème stratégique. En un sens, la campagne donne complètement raison à Rumsfeld, mais dans des conditions dramatiques : les forces américaines montrent un état d'esprit et des conceptions dépassées, et, dans tous les cas, inadaptées au conflit qui a été lancé. C'était la thèse de Rumsfeld lorsqu'il prônait une réforme des forces armées, dès son arrivée au Pentagone. Bien entendu, cette réforme n'a pu être réalisée avant le 11 septembre. Si les événements semblent complètement donner raison à Rumsfeld, c'est dans des conditions particulièrement délicates, puisqu'au coeur d'une campagne militaire difficile, et qui est menée dans des conditions encore plus difficiles au niveau de la cohésion du commandement et de la planification.
... Certes, le malaise grandit. On commence à le ressentir dans certains milieux, en Occident, particulièrement dans certains pays européens. Il y a une perception diffuse que l'absence de but, l'absence de stratégie, et, beaucoup plus grave dans le jugement de certains, la stérilité intellectuelle qui semble présider à ces bombardement et conduit à leur nihilisme destructeur, finissent par entamer gravement la cause qu'ils prétendent représenter et défendre. Le malaise sur le terrain s'élargit àmesure que s'accumulent les signes des effets destructeurs, dits collatéraux, de ces bombardements. Les effets dans divers milieux qui comptent sont désormais visibles. Par exemple, les milieux intellectuels, essentiellement en Europe mais aussi dans d'autres régions, sont en train d'évoluer vers l'opposition aux bombardements, au rythme de quelques remarques acides (« On va bombarder les femmes afghanes pour les libérer », selon Bernard-Henri Levy ; ou bien, de l'écrivain indien Arundhati Roy : « Contemplons-là, la “Justice sans limites” au XXIè siècle : des civils mourant de faim en attendant d'être tués »). Les milieux humanitaires et des ONG sont furieux devant les actions américaines, et notamment les désormais très contestés largages de rations de nourriture (« Du Barnum humanitaire », selon Roni Brauman). Les manifestations pacifistes, en Europe, commencent à prendre de l'ampleur (20.000 personnes en Allemagne, 50.000 au Royaume-Uni ce week-end).
Tout cela fait augurer, à moins d'événement majeur qui réoriente le cours général, une évolution politique, peut-être l'éventualité d'un tournant politique, notamment et essentiellement en Europe occidentale. L'exemple cité des milieux intellectuels et humanitaires est important : le monde politique ne peut survivre sans le soutien des intellectuels humanitaires et de leurs puissants relais médiatiques, de ce qu'on appelle la “conscience morale” des démocraties virtualistes. Le Kosovo avait marché jusqu'au bout parce que la conscience morale avait appuyé les bombardements. Aujourd'hui où elle s'interroge et tend à en devenir le critique de plus en plus virulent, le soutien politique aux bombardements risque de suivre et de s'éroder à son tour. Cette perspective est d'autant plus à envisager que l'exemple cité, justement, n'est pas unique, et que, dans le même élan, l'attitude de l'opinion publique pourrait, elle aussi, évoluer grandement. Là aussi, il faut s'attendre à la possibilité d'un effet au niveau politique, où l'état d'esprit est également en pleine évolution. D'ores et déjà, des craquements sont entendus dans certains milieux politiques qui participent à des gouvernements européens, évidemment du côté des Verts (en Allemagne, en Belgique, en France), du côté de certains partis socialistes aussi (en Belgique).
On verra un peu mieux, vendredi prochain à Bruges, au Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement, l'état du soutien des pays européens à la politique américaine, et la possibilité d'une émergence d'une alternative ou d'une position politique européenne plus spécifique. Les indications les plus sérieuses montrent l'intérêt pour envisager une opération de transfert de la responsabilité de la coalition mondiale vers l'ONU, pour la dégager de l'emprise des tensions militaristes américaines. On devrait avoir une indication à ce propos, dans tous les cas au niveau du “climat” européen, lors de ces réunions européennes de cette semaine (mercredi à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères, vendredi à Bruges).