Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
322326 septembre 2015 – On parle beaucoup de CENTCOM par les temps qui courent, et l’on en trouvera de nombreuses références sur ce site. CENTCOM (Central Command) est devenu une de ces énormes entités qui dominent la puissance militaire colossale des États-Unis du point de vue des structures, de la bureaucratie, de la communication, bien plus que de la capacité des missions opérationnelles qui lui sont assignées. (Au reste, je cherche quelque structure que ce soit de l’armée américaniste qui montre quelque capacité que ce soit dans les “missions opérationnelles qui lui sont assignées”.) Dans l’armée américaniste, c’est un de ces commandements dits joint, c’est-à-dire ne dépendant d'aucune arme et n’ayant aucune force et unité organique qui lui structurellement affectées, mais pouvant tout prendre sous son commandement si les circonstances le commandent, avec particulièrement dans le cas de CENTCOM les forces spéciales (JSOC, pour Joint Special Operations Command, lui-même un commandement à la réputation très particulière). (Dieu sait si cette diversité de moyens différents et nombreux sont requis, avec le bouillonnement du Moyen-Orient, qui est la zone de prédilection couverte par CENTCOM.) Le commandement passe entre plusieurs armes (l’US Army et le Corps des Marines, mais aussi une fois l’US Navy avec l’amiral Fallon ; l’USAF, qui n’a jamais eu le commandement, dispose d’une place à part, avec un commandement spécifique des forces aériennes au sein de CENTCOM) ; la rotation des chefs est rapide (3 ans sans aucun renouvellement jusqu’ici comme c’est la coutume dans les grands commandements) ; ces dernières années les changements de commandement ont connu quelques soubresauts significatifs... De 1983 à 2007, les chefs ont fait leurs trois années complètes (un peu plus de 1.000 jours, avec l’exception de Schwarzkopf (1988-1991, 989 jours). Depuis 2007, il y a eu successivement Fallon (378 jours), Dempsey (217 jours), Petraeus (607 jours), Allen (42 jours), Mattis (954 jours), Austin, toujours en service (909 jours) mais dont devrait se débarrasser assez vite en raison des faiblesses de ses prestations de communication. Ce rythme accéléré des rotations correspond aux remous de plus en plus nombreux de la politique extérieure américaniste, notamment et surtout dans la région stratégique que couvre CENTCOM (sous-continent indien, grand Moyen-Orient, etc.), et aussi à une spécificitéde CENTCOM sur laquelle je reviendrai plus loin, et qui caractérise ce commendement selon une tournure très postmoderne.
Dernièrement, CENTCOM, a été secouée par une affaire de type-“lanceur d’alerte”, notamment de deux analystes de la DIA travaillant pour CENTCOM, soutenus par une cinquantaine de leurs confrères (là aussi et sur ce sujet de cette relation incestueuse CENTCOM-DIA, on en a parlé). Le nom du “lanceur d’alerte” vient d’être rendu public ; il s’agit d’un officier de la DIA, Gregory Hooker, qui jugeait déjà, en 2003, l’invasion de l’Irak “irréaliste et complètement désordonnée”. Hooker dit que ses supérieurs, les chefs du renseignement pour CENTCOM, le général Grove et un civil, Gregory Rickman, interviennent pour caviarder le travail des analystes dans le sens d’une présentation grotesquement optimiste de la situation (notamment la guerre contre Daesh), cela à l’intention de Washington D.C. (la Maison-Blanche et le Pentagone).
A l’occasion de ces dernières révélations, l’on apprend que CENTCOM emploie 1.500 analystes de renseignement venant de divers services officiels, d’agences extérieures, notamment civiles et privées, etc. (« CENTCOM employs some 1,500 intelligence analysts composed of civilian employees, members of the military, and contractors at the MacDill Air Force Base in Tampa, Florida »). Le chiffre est énorme pour un commandement qui n’est en théorie qu’une partie du dispositif militaire du Pentagone, en théorie toujours un parmi la bien plus qu’une vingtaine de commandements de zones, de forces, de missions spécifiques, d'agences, etc., dépendant du Pentagone. Cela tend à corroborer certaines estimations de l’importance gargantuesques de la bureaucratie qu’emploie CENTCOM, autour de son quartier-général de Floride et ses divers appendices. L’évaluation d’autour ou de plus de 100.000 personnes (militaires et civils du Pentagone, contractants privés, etc.) pour sa bureaucratie est parfois citée pour cet univers particulièrement opaque qu’est CENTCOM ; à certains moments selon l’attribution variables des forces à CENTCOM, l’effectif de la bureaucratie de ce commandement opérationnel est supérieur à l’effectif des forces opérationnelles dont il dispose pour les opérations en cours. Qui plus est, comme on l’a vu avec les analystes de renseignement, dont le nombre dépasse sans aucun doute le nombre d’agents de la plupart des services de renseignement nationaux du monde, il y a dans cette bureaucratie (et aussi à certains niveaux opérationnels) une multitude de contractants et sous-traitants civils plus ou moins douteux, tout cela accentuant à la fois une perte de contrôle du “centre” (le Pentagone et Washington D.C.) sur CENTCOM, du commandement de CENTCOM sur ses propres activités, et une prolifération de la corruption, notamment sur les théâtres couverts par CENTCOM... Avec son “un pied en-dedans-un pied en-dehors” par rapport à sa matrice originelle (QG aux USA, zone d’action avec QG annexes hors des USA), CENTCOM représente, au niveau militaire opérationnel, le type même du modèle capitalistique ultralibéral et postmoderne, organisé d’une façon totalitaire pour la corruption et le dissimulation systématique de toute vérité de situation désagréable (elles le sont toutes) comme le montre l’affaire de la DIA.
Bref, c’est un monstre, et, dirais-je aussitôt et avec empressement, un monstre quasiment autonome... C’est cela qui m’intéresse particulièrement dans le statut, la structure, l’existence et l’activité de CENTCOM aujourd’hui, et cela expliquant qu’on doive être à la fois alerté et pas vraiment étonné par les divers scandales, faiblesses d’action, interférences dans la politique, déformations systématiques des choses qui caractérisent son fonctionnement. Aujourd’hui, CENTCOM domine complètement l’appareil des forces armées US, et même il le manipule à son avantage, et ce sont bien ces caractères quasiment ontologiques de son statut et de son comportement qui m’arrêtent particulièrement. Le sujet de cette réflexion est qu’une analogie m’est finalement venue à l’esprit, qui est celle du SAC, ou de SAC comme ils disent, – pour Strategic Air Command, – institué en 1947 comme commandement autonome des forces aériennes stratégiques (donc responsables des armements stratégiques nucléaires) et qui fut dissous dans les années 1990 dans un nouveau Strategic Command intégrant toutes les forces stratégiques nucléaires des USA (dont la composante navale extrêmement importante). De 1947-1948 au début des années 1960, le SAC exerça une véritable dictature sur l’orientation profonde, – on dirait, selon un terme en vogue aujourd’hui, la “politique profonde”, – des forces armées US, travaillant en fait presque en position d’autonomie, sans trop se soucier de sa hiérarchie nominale... C’est bien cela qui rapproche SAC et CENTCOM : leur influence par la “politique profonde” qu'ils créent naturellement et inconsciemment, sur l’orientation et la politique des forces armées, – mais je parle ici d'une “politique profonde” qui ne concerne que les seules forces armées. Ma perception à cet égard est que l’influence de SAC sur la politique des forces armées, et, indirectement, sur la politique de sécurité nationale des USA, fut considérable et constante, et cela est un peu à l’image de CENTCOM, mais d’une manière un peu différente que j’évoquerais plus loin parce qu’elle constitue finalement le plus important du propos.
(Dans cette analogie, je laisse de côté l’aspect technique, à savoir le stratégique nucléaire pour SAC, dont ne dispose pas CENTCOM qui est au contraire un commandement opérationnel pour des “guerres” nouvelle manière, type “guerre hybride” très à la mode, où le facteur nucléaire n’apparaît guère, et certainement pas au niveau stratégique. Cet aspect n’est important que par l’importance qu’il donne à ces deux commandements par rapport à leurs époques respectives : SAC durant la Guerre froide, surtout la période “dure” de la Guerre froide [1948-1962], CENTCOM dans notre temps qui est celui du désordre, de l’effondrement principiel, de la corruption, de l’illégalité et de l’illégitimité. SAC est né comme la puissance principale des forces armées US et élimina aussitôt, et férocement, les velléités de concurrence de la Navy, – la fameuse “révolte des amiraux” de 1949 où l’on évita de justesse des évaluations d’affrontement à balles et obus réels entre les bombardiers de SAC et les avions de combat embarqués de la Navy. SAC correspond à une période où les USA dominent le monde mais en gardant une position discrètement mais fondamentalement isolationniste. CENTCOM est né de quasi-rien [une “Force de Réaction Rapide” instituée par Carter en 1980 pour répondre à l’intervention de l’Afghanistan par l’URSS], pour se développer monstrueusement à partir de 1990-1991 et la Première Guerre du Golfe, à l’image du développement et de la forme monstrueuse qu’a pris la politique de sécurité nationale US se confondant de plus en plus avec le “politique-Système”.)
A côté de ces diverses proximités qui rapprochent considérablement ces deux commandements considérés comme deux “forces autonomes”, – on pourrait les interpréter selon le sens symbolique-postmoderne et un peu caricatural-simulacre de La Force dans les Star Wars de Lucas, –SAC et CENTCOM se différencient sur un point essentiel. SAC est l’œuvre, “la chose” d’un homme, CENTCOM est complètement anonyme et ne dépend en rien de son commandant, quel qu’il soit. L’homme de SAC, bien entendu, c’est Curtis Lemay, personnage archi-connu pour sa brutalité, son absence complète d’humanité dans la technicité totale de sa mission, son objectif avéré de tuer le plus de gens possibles, civils y compris sinon surtout les civils, avec sa doctrine d’une pureté cristalline et désertique ramené simplement à l’anéantissement complet. LeMay était une sorte de quasi-robot technologique, une sorte d’“homme de fer”, – ou plutôt d’“homme de bronze” puisque l’anecdote courait qu’on l’entendait venir de loin à cause du cliquetis que faisait ses couilles en se heurtant, puisqu’il avait des couilles en bronze. Je trouve finalement que dans son Dr. Folamour, ou : comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe de 1964, Kubrik a été particulièrement indulgent en donnant certains caractères humains tels que la passion dans sa mission et un goût prononcé pour l’adultère et l’activité sexuelle au Général Buck Turgidson (l’acteur George C. Scott), qu’on a généralement considéré comme essentiellement inspiré du Général LeMay ; LeMay n’avait pas le temps pour ces babioles, et ses couilles en bronze avaient fondamentalement une fonction sonore et impérative pour affirmer son autorité sur SAC, comme une cloche martiale qui sonne la fin de la récréation.
Cet homme absolument totalitaire et dictatorial resta neuf ans à la tête de SAC, – un record pour un commandement de cette importance selon les coutumes US des forces armées ; là-dessus, il conserva directement la main sur le commandement lorsqu’il devint vice chef d’état-major puis chef d’état-major de l’USAF (1957-1965), en nommant à la tête de SAC le général Powers (aucune parenté avec la chère Samantha, quoique...), réputé pour être son henchman (“homme de main”), dans les termes employés pour la Cosa Nostra aux USA. Pour en venir à l’essentiel, je dirais qu’on sait que LeMay agissait quasiment selon sa propre autonomie, qu’il menait sa propre politique nucléaire, qu’il essayait de provoquer continuellement des incidents avec les Soviétiques pour pouvoir enfin lancer “sa” guerre nucléaire, qu’il défia directement Kennedy sans que le président ne pût rien faire contre lui, et que l’Histoire qui passe par Dallas montre bien qui l’emporta dans ce duel... Mais bon, quoiqu’on pense de ces épisodes, LeMay était un “homme d’ordre” à la sauce-américaniste, et SAC était à son image, avec une fonction d’ordre apocalyptique. C’est là que CENTCOM diffère de SAC, alors que les deux organisations ont tant de points communs dans leur position et leur statut officieux, par rapport à la “politique profonde” qu’ils imposent ou incarnent aux forces armées.
Justement, je dirais que SAC, par l’intermédiaire d’un homme qui dirigeait l’affaire d’une main de bronze, imposait la tournure et la forme de cette “politique profonde”. CENTCOM, qui n’a pas d’“homme de bronze” et n’en a nul besoin, bien au contraire, exprime autant qu’il alimente et porte cette “politique profonde”, je dirais pour ce cas, sans intervention humaine directrice et même en se défiant de toute intervention humaine directrice. CENTCOM s’est fait tout seule, hors de toute structuration planificatrice humaine et certainement bien mieux que s’il y avait eu une telle intervention humaine ; ainsi est-il devenu une entité sans le moindre doute beaucoup plus indépendante, beaucoup plus autonome, même beaucoup plus spécifique que n’était SAC du temps de LeMay.
La marque absolue de son autonomie, c’est la production de désordre. CENTCOM est absolument producteur de désordre, sans aucune nécessité de plans, de théorie, de neocons pour lui souffler des grands projets géopolitiques. CENTCOM se fout des grands desseins géopolitiques et, éventuellement, de la géopolitique elle-même. David Faulkner, un proche collègue de l’analyste de la DIA Hooker qui a porté plainte contre les agissements de son commandement du renseignement de CENTCOM, et qui fut lui-même à CENTCOM comme targeting director (quoi c’est ? “directeur du ciblage” ? “directeur de la recherche de cibles” ? Etc.), Faulkner donc observait avant-hier : « Quels sont les objectifs stratégiques [de CENTCOM] ? Il n’y en a aucun. C’est juste la guerre perpétuelle » (« What are the strategic objectives here? There are none. This is just perpetual war »). Là aussi, CENTCOM diffère de SAC dans le comportement et les moyens, mais tout en le rejoignant finalement si l’on se réfère au système de l’américanisme et au Système tout court : la guerre perpétuelle sans aucun but stratégique (sinon l’anéantissement par le désordre) contre la guerre mondiale sans aucun but stratégique (sinon l’anéantissement par le nucléaire). A ce point, aucune manigance et plan machiavélique d’origine humaine n’est nécessaire ; la dynamique se développe d’elle-même, et sapiens est un simple exécutant, en un seul exemplaire ou en copie-conforme, avec des couilles en bronze ou des couilles-tout-court (Petraeus et sa maîtresse). CENTCOM est donc bien le digne enfant naturel, sinon biologique de SAC, mais dans une occurrence où la situation du Système a évidemment très fortement évolué, où la “politique profonde” s’est précisée en une entreprise totalitaire de déstructuration et de dissolution jusqu’à l’entropisation, avec l’avatar décisif de voir sa surpuissance animée pour cette tâche se transformer en autodestruction.
Parlant selon ma conviction dite en toute franchise, je ne crois pas qu’il y ait besoin d’un état-major secret et de réunions clandestines pour cela. La machine est sur ses rails, qui se nomme notamment CENTCOM pour le domaine exploré ici, dans ce texte du Journal dde.crisis, et elle va de plus en plus vite. Ma conviction bien plus profonde encore est que le seul mystère qui demeure, – mais quel Mystère, certes, – est bien de savoir quelles forces extrahumaines sont en action, car elles seules sont comptables de ce qui survient d’essentiel aujourd’hui et elles seules nous préparent l’avenir. Alors, on peut s’interroger sur le sens de ces forces, sur leur influence sur les aspects des phénomènes de surpuissance et d’autodestruction dont les textes de dedefensa.org sont remplies. De ce point de vue, on ne peut échapper à la mise en évidence de l’incroyable décadence, que dis-je, à l’effondrement des “valeurs du Système”, entre SAC et CENTCOM. Alors que SAC était une organisation de fer (de bronze, enfin !), où il ne faisait pas bon être pris en flagrant délit de gaspillage, de laisser-aller, d’irresponsabilité de service, etc., CENTCOM est une pétaudière où les influences plus ou moins monnayées le disputent à la corruption à ciel ouvert, où le gaspillage de toutes les façons possibles est la règle de l’Art du Faussaire dans une sorte de bacchanale effrénée, où l’on change d’ennemis comme de chemises avant de s’apercevoir qu’on porte un djellaba, où les généraux aux uniformes chamarrés de médailles comme les généraux des pays centre-africains et comme leurs devanciers soviétiques copinent avec les Émirs du Golfe, etc. La “politique profonde” a une affreuse tendance à devenir la “politique des bas-fonds”, et tout le reste à l’avenant. CENTCOM nous fait réaliser que le bas-Empire pue absolument la décadence en phase d’effondrement.
Forum — Charger les commentaires