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1699Voici le livre de Andrew Cockburn (Rumsfeld, His Rise, Fall and Catastrophic Legacy) traduit en français: Caligula au Pentagone, chez Xenia, collection Le chaînon manquant. Il s’agit sans aucun doute de bien plus qu’“un livre de plus” sur Rumsfeld et, au-delà, sur l’establishment de sécurité nationale de Washington. Le ton neutre, presque flegmatique dissimule à peine une cascade de précisions et de révélation sur l’un des personnages les plus mystérieux, les plus importants et les plus symboliques du pouvoir du système de l’américanisme dans notre temps historique.
On connaît Cockburn; excellent journaliste et auteur, membre éminent de la mythique tribu des Cockburn (ses frères Alexander et Patrick, des filles et nièces journalistes et actrices, leur père activiste, communiste et polémiste et ainsi de suite); comme les autres Cockburn, Andrew est un Britannique d’origine irlandaise travaillant régulièrement aux USA; comme les autres Cockburn, c’est un auteur fondamentalement contestataire, un esprit “dissident” si l’on veut. C’est une bonne source, Cockburn, c’est une “source claire” dans une époque encombrée de tant d’ombres douteuses. Il est intéressant de suivre ce qu’il nous dit de Rumsfeld, à partir d’une documentation et d’une expérience sérieuses, autant que d’un point de vue dégagé de toute pression fondamentale de type conformiste..
L’intérêt du propos qu’on trouve dans Caligula au Pentagone se trouve ainsi dans la rencontre de deux tendances.
• La confirmation de notre espérance mentionnée plus haut: Cockburn a un bon et gros dossier Rumsfeld. Beaucoup d’informations, d’appréciations inédites.
• Une mise en perspective très “réaliste” de Rumsfeld. Le personnage est ramené à des dimensions terrestres, débarrassé du mythe et de la publicité, selon une démarche plus naturelle que délibérée et, par conséquent, encore plus convaincante. Pour autant, ses côtés soi-disant “mystérieux” ne sont pas ignorés mais eux aussi mis en perspective. Cela fera grincer nombre de dentiers.
Le résultat est, à notre sens, d’une façon somme toute logique, une démystification de Rumsfeld. Le personnage est descendu, vivement et sans ménagement, du piédestal où il fut placé le 11 septembre 2001. L’intérêt de la chose est qu’on trouve également une autre entreprise de démystification, – qui va de soi, certes, qui n’a pas été nécessairement voulue en tant que telle parce qu’elle est la conséquence évidente de la première démystification. Elle constitue l’effet le plus important du livre. Il s’agit de la démystification d’un Rumsfeld deus ex machina conscient, de surcroît acteur et complice actif, et manipulateur efficace d’une énorme entreprise maléfique de l’américanisme élaborée et programmée, et parfaitement contrôlée; un Rumsfeld tireur de ficelles, ricanant et faisant gigoter le monde comme une marionnette dont il tiendrait les fils. Certes, Rumsfeld est complètement une créature de l’américanisme mais il n’en est pas le manipulateur. (Notre conviction est que l’américanisme n’a pas besoin de manipulateur. La chose est un système manipulateur par substance, ses créatures suivent la pente naturelle.)
Rumsfeld nous a paru dès l’origine un acteur essentiel de l’administration GW Bush. Cockburn n’écarte certainement pas cette appréciation. Mais, par le tableau qu’il fait de la carrière du double (1975-1977 et 2001-2006) secrétaire à la défense, il “humanise” ce jugement, – c’est-à-dire qu’il l’“américanise”, – pour le meilleur et pour le pire, c’est-à-dire pour le pire essentiellement.
Mystère du départ de sa carrière gouvernementale et de sa véritable carrière publique, qui rencontre notre propre interrogation. Comme nous l’avons nous-même constaté à partir de divers témoignages, c’est l’étonnement, rapporté par Cockburn, de ceux qui connurent Rumsfeld à l’OTAN, à Bruxelles, en 1973-74, le retrouvant en 2002, tonitruant contre la “vieille Europe”. Rumsfeld-1973 était un homme charmant, affable, pro-européen; voyez ce qu’est devenu Rumsfeld-2002. Ce mystère devient alors une sorte de contre-grille de lecture de la personnalité de Rumsfeld. Il va conduire à le charger de beaucoup plus d’inconnus qu’il n’est nécessaire. Aujourd’hui, on interprète aisément le retour de Rumsfeld sur la scène nationale et internationale, en janvier 2001, comme un des tournants du complot de la prise du pouvoir par la tendance extrémiste qui emporta l’Amérique à partir de 9/11. A la lecture du livre, on peut fortement douter de cette interprétation. Cockburn nous rappelle que Rumsfeld fut nommé par raccroc (il était plutôt prévu pour la CIA) et il nous révèle que Cheney n’avança son nom qu’avec réticence :
«“Je me souviens que Cheney m’a appelé pour me parler de Don dans la perspective du Pentagone”, m’a dit un ancien haut fonctionnaire de la Sécurité nationale. “Il n’était guère enthousiaste, je n’ai vraiment pas l’impression qu’il faisait cela pour aider un vieil ami”»
Les relations Rumsfeld-Cheney s’étaient considérablement aigries depuis 10 ou 15 ans et n’avaient plus rien de commun avec l’entente complice du temps de la présidence Ford. Alors, pas de complot Cheney-Rumsfeld?
Sans doute la réalité est-elle plus simple et, finalement, plus logique. Le complot était déjà en place. Il l’est depuis longtemps. Le système de l’américanisme est complot par substance. Il a toujours mécaniquement fonctionné dans ce sens et, depuis 1945, le monde entier est son terrain de manœuvre. Qui devient sa créature fait partie du complot permanent de l’américanisme.
La carrière de Rumsfeld, surtout depuis son premier passage à la défense, laisse une impression étrange. Il s’agit à la fois d’une réussite assez remarquable (comme chef d’entreprise, comme homme d’influence dans le monde politique, comme fortune, comme ministre) – et d’une frustration générale. Dans les deux cas, l’homme montre une force et une énergie exceptionnelles, une complète absence de scrupules (par désintérêt et ignorance pour ce qu’on nomme “scrupule” plus que par amoralisme). Il est à la fois un acteur accompli du système et un dirigeant incomplet. (Mais n’est-ce pas finalement la nouvelle marque de fabrique du système? GW Bush est, lui aussi à sa façon “à la fois un acteur accompli du système et un dirigeant incomplet”, et il a longtemps besoin de Rumsfeld pour être lui-même, – ou, disons, un peu plus que lui-même.)
L’imbrication du service public et du secteur privé est fondamentale dans la vie professionnelle de Rumsfeld; et l’on parle du secteur privé “pur”, puisque non lié à la défense nationale (il est CEO d’une grande firme de produits pharmaceutiques après avoir quitté le Pentagone en 1977). De ce point de vue, il est l’homme exemplaire du système tel qu’il a toujours existé peu ou prou. Le système conforte décisivement cette équation à partir du Manifeste Powell de 1971 et de la prise en main radicale et ouverte du pouvoir, directement ou par la main-mise des organismes fédéraux, par le secteur privé.
La carrière privée de Rumsfeld, sur plus de 20 ans, qui va lui apporter la fortune, est entrecoupée d’épisode divers de service public ou de retour en politique. Il effectue une mission au Moyen-Orient pour l’administration Reagan, avec rencontre chaleureuse de Saddam comme point d'orgue. Il songe à la présidence en 1988. Il y a aussi ce fameux (?) passage dans le système COG (“Continuity Of Government”), sur lequel Cockburn donne un luxe de détails (voir l’extrait du livre mis en ligne ce jour). L’ambiguïté du système est ici poussée à son extrémité. On ne peut pas parler de “gouvernement secret”, ou de “gouvernement de l’ombre”, ni de complot stricto sensu; pourtant, beaucoup de choses y font songer et l’esprit de la chose n’est pas loin de baigner le programme.
La brutalité de Rumsfeld est incontestable, son poids également, son influence sans aucun doute. Pour autant, a-t-il de l’autorité? L’une des spécialités de cet homme qui contrôle tout et voit tout est, en général, de se défausser sur ses subordonnés de responsabilités qui l’embarrassent. Ainsi fera-t-il du scandale Boeing-Druyun, dont il se décharge entièrement sur son n°2 Pete Aldrige. Cela nous vaut un étonnant interrogatoire confidentiel par un enquêteur interne sur les circonstances de cette affaire, avec un Rumdsfeld ébahi ne se rappelant même pas les dates de l’attaque contre l’Irak. Cockburn a obtenu les minutes de cet interrogatoire, ce passage surréaliste où l’on demande à Rumsfeld s’il était au courant des tractations…
«Rumsfeld: Nous avions cette guerre en Irak qui a commencé en, euh, mars…
»L’enquêteur: Mars.
»Rumsfeld: Février, mars, avril.
»L’enquêteur: Mars 2003.
»Rumsfeld: [Deux mille] deux.
»L’enquêteur: Trois.
»Rumsfeld: Trois.»
Comme pour le reste, Rumsfeld est un homme d’une grande mais fausse autorité, qui prétend avoir tout sous son contrôle et qui ne contrôle pas grand’chose, qui est principalement attentif à réduire l’autorité de ses subordonnés et qui s’emploie constamment à peaufiner son “image” publique au travers d’une relation pressante et souvent terroriste avec les médias. Au contraire, c’est un maître des relations qui comptent, qui peuvent assurer sa position ou faciliter ses entreprises. Il a bien peu de considération pour son adjoint Wolfowitz, qui apparaît dans le livre comme un homme indécis, hésitant, le contraire de cet intellectuel idéologique tranchant qu’on nous a souvent décrit. (Au passage, nous apprenons, ébahis, qu’il fut question de nommer Wolfowitz comme “vice-roi” US d’Irak avant de choisir Bremer.)
Son grand ami dans cette période cruciale est Richard Perle, – mais sans doute devrait-on parler plus précisément de “complice”. (Ainsi apprend-on que Perle refusa un poste auprès de Rumsfeld, – peut-être celui qui échut à Wolfowitz? – parce que le Pentagone ne pouvait pas lui offrir autant qu’il gagnait dans le “civil”.) Ce n’est pas la moindre des surprises, tant les personnalités de Perle et de Rumsfeld sembleraient peu s’assembler. Mais sans doute y a-t-il entre eux une complicité des conceptions, le goût de l’intrigue et de la publicité, et de l’argent également, le mélange du privé manipulateur de la puissance publique et de la puissance publique ainsi dénaturée…
Enfin, il y a les rapports de Rumsfeld et de GW. Sans doute Rumsfeld a-t-il tenu pendant plusieurs années le président sous sa coupe, par l’ascendant psychologique. Cockburn le voit comme un père auprès de GW, remplaçant le vrai père, le 41ème Président, que GW avait rejeté. Cockburn juge que Rumsfeld se montra très fin psychologue vis-à-vis du Président :
«Au Moyen Age on appelait ce genre de personnage “un puissant sujet”. Rumsfeld, ayant échoué à se faire élire démocratiquement, restera dans l’histoire comme un grand courtisan.»
L’impression qui subsiste est qu’à cet égard, Rumsfeld eut bien plus d’influence sur GW que son ex-compère Cheney.
Il est incontestable que Rumsfeld est un féroce guerrier de la bureaucratie et du business américanistes. Son ambition est immense et elle s’accorde parfaitement avec les règles du système qui favorise absolument l’individualisme pourvu que l’on se conforme à ses règles. (Le système tient les hommes en les divisant entre eux par l’affrontement de leurs ambitions, et en réunissant leur énergie à son profit en les enchaînant à ses buts mécaniques.) On ne retrouve nulle part en lui un certain désintéressement, un certain sens du service public, qu’on trouvait chez des hommes comme George Marshall ou comme Eisenhower, comme George Keenan, voire même comme McNamara. Rumsfeld est l’homme individualiste du système après la transformation des années 1970, quand le système bascula dans une formule où la prépondérance des groupes de pression prit le dessus définitivement.
Pour cette raison qu’il est parfaitement la créature du système dans sa dernière phase, Rumsfeld n’est pas l’homme des grands desseins ni des plans de conquête universels. Il adopte certaines “causes” (celle des systèmes anti-missiles, par exemple) comme un lobbyiste, à la façon d’un Perle. Il y voit d’abord son intérêt, la satisfaction de son orgueil, le moyen d’exercer sa brutalité qui lui tient lieu d’autorité. Est-il utile d’ajouter qu’après avoir suivi la carrière de Rumsfeld dessinée par Cockburn, on doute grandement que le système soit capable de construire des plans universels, de monter des complots diaboliques de précision, comme un horloger du diable. Le système, comme Rumsfeld, c’est plutôt le bulldozer du diable. Puisqu’on a la force, on en use. «Ici, on ne résout pas les problèmes, on les écrase.» Nous serions assez de l’avis de Jean-Philippe Immarigeon (P.38-39 de son livre Sarko l’Américain.) Ceux qui voient dans tous les complots la main impeccablement précise du système de l’américanisme ne sont pas loin de partager la fascination grossière d’un Sarko pour ce système-là, – celui qui peut tout en bien ou en mal… Des mains de boucher, pas des doigts de fée (ou de sorcière); ce qui caractérise ce système, c’est sa grossièreté et sa médiocrité. (Dire qu’il se compare lui-même à l’empire de Rome! Quelle impudence!)
Quelle impression générale subsiste-t-il de Rumsfeld? Quel portrait en gardons-nous? Essayons de résumer: Rumsfeld nous apparaît comme un personnage typique du pouvoir moderne (postmoderne) aux USA: à la fois très puissant grâce à son habileté à se servir des avantages du système et à combattre avec violence et bonheur dans les arcanes de cette société bureaucratique, promotionnelle et corrompue; à la fois prisonnier du système puisque tenu encore plus qu’un autre à respecter ses règles pour pouvoir mieux les utiliser. Cet homme est-il mauvais, un “méchant” selon la terminologie de GW? Pas vraiment, d’ailleurs selon l’interrogation circonspecte de savoir si cela existe, un “homme mauvais”; un dur par contre, brutal, à la façon des “parrains” de la Cosa Nostra, cassant dans ses rapports, capable parfois de jugements remarquables (voir son discours du 10 septembre 2001) dont il fera des actes catastrophiques; de toutes les façons, – l’expression revient irrésistiblement, – une créature du système, prise dans son engrenage, qui a décidé dès l’origine de ne pas s’interroger à ce propos.
Sa carrière politique est également éclairée par sa personnalité. S’il faut la définir, on en retient deux grands axes, combinant des traits de caractère et des comportements politiques, ou des stratégies.
• La violence de Rumsfeld implique la montée aux extrêmes ou, dans tous les cas, à l’extrême, – n’importe lequel, mais conservé à l’intérieur du système. Cela explique que cet homme soit conduit à recommander et à couvrir les pratiques les plus violentes. C’est l’homme de la torture, recommandée, détaillée, mesurée au millimètres, etc., assistant même selon certaines sources, à des “travaux pratiques”. C’est aussi l’homme de l’emploi forcené du nucléaire dans les exercices du COG.
• L’obsession du management, qui passe par la disposition des technologies avancées. Il semble qu’on puisse avancer l’hypothèse explicative que, dans l’esprit de Rumsfeld, l’Irak est le champ d’application de sa grande théorie de la Transformation (anglais-français dans le texte) et pratiquement rien que cela. Pour lui, toute son action après 9/11 s’explique par son action avant 9/11. A côté de ses manigances sans nombre, de ses intrigues, de ses manœuvres, de ses grands projets de conquête, sa grande entreprise c’est la réforme du Pentagone; 9/11 lui donne l’occasion de reprendre la main sur le Congrès, devant lequel il se trouvait en très grandes difficultés; les guerres en Afghanistan et en Irak seront évidemment, il n’en doute pas une seconde, les terrains de démonstration de la justesse de ses vues. Bien entendu, Rumsfeld a laissé le Pentagone, chargé jusqu’à la gueule de centaines de $milliards, dans un état de désordre bien pire que celui où il le trouva.
Etrange personnage d’un temps historique qui n’a pas de précédent ; personnage à la fois puissant et vain, formidable et dérisoire. Rumsfeld est l’homme fameux en son temps servant à son avantage un pouvoir d’une puissance sans égale et dont, peut-être, il ne restera rien. Le système dévore gloutonnement ses enfants. Bon appétit.
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