Retour sur le CPE, sur la France, son déclin et toute cette sorte de choses

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Retour sur le CPE, sur la France, son déclin et toute cette sorte de choses


27 avril 2006 — Nous usons de deux occasions, — lesquelles font doublement le larron, en l’occurrence la justification de ce texte, — pour revenir sur le déclin français à la lumière de la soi-disant “crise” du CPE, — ou sur la “crise” du CPE à la lumière du soi-disant déclin français.

Ces deux occasions sont les suivantes :

• Un article de William Pfaff dans le New York Review of Books (date de parution le 11 mai) analysant la crise française du CPE.

• Une communication (en date du 25 avril) d’un lecteur, “bituur esztreym”, qu’on peut retrouver en entier sur le “Forum” de notre “F&C” du 26 mars, signalant un rapport de deux économistes américains sur le refus du CPE par les étudiants français durant la crise de mars-avril.

L’article de Pfaff est une excellente synthèse de la crise française. On y retrouve les analyses de ce chroniqueur qui est aussi un historien capable de percevoir derrière les événements du jour la réalité formidable des grands courants historiques. Notre référence à William Pfaff tient aussi bien de l’intérêt objectif pour ses réflexions que du plaisir, incontestablement subjectif, ressenti au constat de l’honneur qu’il nous fait en nous citant en conclusion de son article, comme il nous l’a lui-même signalé. Nous citons cette conclusion, laquelle nous a encouragés à mettre en ligne une partie de la chronique de defensa de notre Lettre d’Information (du 25 mars) d’où est extraite la citation de Pfaff. (On trouve cette publication, faite aujourd’hui même, avec l’extrait du 25 mars renforcé d’un extrait de la chronique de defensa du numéro suivant du 10 avril, dans notre rubrique de defensa du site.)

Conclusion de l’article de Pfaff :

« Neither political party, as a party, has made other than an equivocal or reactionary challenge to the social and economic model of market liberalism that much of France rejects. As elsewhere in Europe — notably in the European Commission under its current president — French elites seem unaware of the degree to which the global model they are being pressed to adopt is already under attack from within. Instead, the French, who consider pessimism evidence of intelligence, are telling themselves that the nation suffers some profound crisis.

» They remain under the spell of the idea of France in Decline, which the events of recent weeks seem to them to have confirmed. A French critic of declinism, Philippe Grasset, objects to the widely heard plea that it is

» “essential that France cease to set itself off by its taste for what is passé, its conservatism, its old-fashionedness, and that it adapt to new conditions. This necessarily presupposes that globalism is the unique route to follow, simultaneously irresistible, triumphant, and benevolent.”

» Grasset continues:

» “Yet one sees perfectly well that the opposite is true: globalism is less and less the only way to go; it is not at all irresistible, never ceases to run into difficulties, and is more and more unpredictable. We no longer need to question whether these doubts about it are valid; it is increasingly apparent that they are true, and that their truth soon will be irresistible.”

» In that case, it may one day be said that the children were the first to notice. »

D’autre part, le texte qui est signalé par notre lecteur “bituur esztreym” est d’un intérêt évident pour l’appréciation générale de la crise du CPE, dans la mesure où il présente une analyse strictement économique d’un phénomène qui fut généralement et quasi-unanimement condamné pour son vice économique fondamental. Au contraire, David R. Howell et John Schmitt, concluent que les étudiants français sont peut-être plus avisés qu’on ne croit, au point de penser qu’ils n’ont pas tort (“Employment Regulation and French Unemployment: Were the French Students Right After All?”)

Nos lecteurs trouveront le texte complet de cette étude en accès direct sur le site www.newschool.edu. La démonstration est technique mais ne dédaigne pas de se référer également au bon sens. L’un des paragraphes d’introduction en est une démonstration évidente. Les auteurs posent la question, qui semble avoir été le point de départ de l’étude, du comportement des Français : comment tant de gens très éduqués, réputés intelligents, — c’est-à-dire la majorité des Français qui soutinrent le mouvement, — ont-ils pu se montrer si stupides, selon la conclusion conformiste et générale qui fut aussitôt tirée de cette crise ? Devant la difficulté de trouver une réponse, on est conduit à poursuivre en renversant ingénument la question: peut-être n’ont-ils pas été si stupides que cela en s’opposant au CPE ?

« On closer examination, though, maybe there is something to the popular opposition. Large majorities of France opposed the change. Can such a large, highly educated

population be so wrong? »

D’autre part, citons la conclusion qui, elle, identifie les choses pour ce qu’elles sont, — en nous exposant d’où vint l’attaque et au nom de quoi elle était menée… « At the same time, the proposal, and the harsh criticism of those who dared question its net payoffs, reflects a narrow free market fundamentalism in which serious economic evidence of the beneficent effects of deregulation becomes entirely unnecessary. Who has seen such evidence cited in the scores of commentaries on this issue? Perhaps the French students sensed that free market ideology had trumped the evidence. At least in this regard, the French students were right after all. »

Commentaire désabusé ou commentaire apaisé?

Qui s’intéresse encore, — trois semaines après, un monde en un mot, — au débat sur le CPE ? Plus personne. L’affaire est enterrée sous l’étiquette : “ringardisme” français, exception insupportable de passéisme et d’arrogante persistance dans l’erreur, et ainsi de suite. Le bulldozer est passé, laissant l’empreinte de la chose, — que nos deux auteurs, Howell-Schmitt, identifient pour ce qu’elle est, cette chose : le “fondamentalisme” et l’“idéologie” du libre marché. Mais l’empreinte et l’étiquette ont la solidité des produits manufacturés dans l’ère de la globalisation. Elles s’usent vite.

Howell-Schmitt nous donnent une démonstration qui conforte certes notre thèse générale, — c’est important pour le moral, comme on dit, — mais qui montre surtout la très grande relativité des méthodes économiques. Derrière les slogans qui affirment la supériorité de l’un sur l’autre, qu’ils soient dans un sens ou l’autre, se cachent des méthodologies montrant que l’un et l’autre ne parlent pas le même langage chiffré. On sait depuis longtemps qu’un pourcentage de chômage aux USA ne découle pas de la même comptabilité qu’un pourcentage de chômage en France, qu’il reflète une autre situation économique, une autre réglementation, un autre état d’esprit. L’économie et les idéologies fondamentalistes qui lui sont liées (aujourd’hui, l’idéologie du marché libre et sa compagne l’idéologie virtualiste) souffrent d’une façon structurelle de cette situation faussaire. Que cette situation faussaire soit avidement utilisée par l’idéologie fondamentaliste pour affirmer des jugements politiques, cela ne peut surprendre ; que la tromperie n’en devienne pas vertueuse pour autant, et que l’idéologie en souffre à mesure, cela ne surprend pas non plus.

Nous ne pouvons être surpris par la faiblesse substantielle des jugements catégoriques ainsi posés dans l’immédiateté, parce qu’ils reposent sur des arguments comptables issus de cette situation faussaire et utilisés dans l’urgence de cette immédiateté, pour un but hystériquement idéologique. Ils se parent des vertus d’une exactitude scientifique inexistante et laissent rapidement voir ce qu’ils sont, — une simple manipulation. S’il n’y a ni dénonciation formelle ni procès de ces méthodes, parce que le jeu n’en vaut même plus la chandelle, il y a incontestablement usure. C’est dans la perception même de l’absence de substance de l’argument, dans sa fonction unique de slogan, dans son absence de poids spécifique que l’on prend sa mesure. L’argument tient le temps d’un dîner en ville, d’un verre au Flore ou d’un article dans le Wall Street Journal ; puis il se dissout.

Nous voici donc invités à nuancer décisivement, sans pourtant le trahir, notre propos initial. Tout le monde a oublié le CPE du point de vue du jugement immédiat du fondamentalisme libre-échangiste. Ainsi débarrassée des scories et des brumes de ces interventions précipitées et après usure parallèle des étiquettes et des empreintes, la réalité commence à apparaître, — comme dans chaque cas mais chaque fois de plus en plus fortement, de plus en plus assurément. Les analyses vont au fond des choses avec de plus en plus d’aisance et les jugements immédiats sont inversés avec la même facilité.

On assiste à un enchaînement étrange. Au plus la France est vilipendée, au plus ses élites plaident le déclin comme une profession de foi, au plus ses directions politiques sont inexistantes, tout cela dans l’immédiateté, au plus la substance française s’affirme sur le terme en tant que référence d’un comportement à la fois responsable et capable de poser, par sa seule façon d’être, une critique fondamentale du système. Il s’agit de la pérennité contre le mouvement. Le mouvement, aujourd’hui, est celui du tourbillon qui tourne de plus en plus vite, de plus en plus sur lui-même, de plus en plus vers le trou noir. La critique devient de plus en plus évidente et de plus en plus assurée. Le rapport de cause à effet ne peut échapper à notre regard d’aigle. Il suffit d’être pour les mettre en échec.


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