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4682Comme dans le texte précédent, nous attirons l’attention de nos lecteurs sur la stealth technology, qu’on continue aujourd’hui à mettre en question. A nouveau, nous revenons sur le concept en complétons le texte précédent de “Notes de lecture” déjà cité.
Ce texte présente une réflexion générale sur la stealth technology dans l’histoire aéronautique et bureaucratique américaine. Il s’agit de la version française de la rubrique To The Point paru dans le numéro d’avril 2004 (n°71) de Context, et figurant par ailleurs sur ce site, dans sa version anglaise.
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L’abandon du programme d’hélicoptère de combat RAH-66 Comanche a été annoncé le 23 février (2004) avec un luxe de précautions, — le secret avait été bien gardé, empêchant les résistances à l’abandon. C’est un événement important dans l’histoire du développement des systèmes d’arme. C’est, peut-être, un événement encore plus important au regard de ce qui constitue, depuis plus d’un quart de siècle, le fondement de la “philosophie” du DoD en matière de progrès des armements.
Présentant les causes de l’abandon du programme, le 25 février, le Gen. Peter Schoomaker, chef d'état-major de l'U.S.Army, déclarait: « Comanche was a wonderful idea up until about 1989. [...] We started seeing that kind of threat disappear, and then it continued to disappear over the last decade. » Commentant cette déclaration de Schoomaker, Defense News écrivait le 1st March: « Army officials say the move reflects the more elusive enemies and weapons that have emerged since Comanche was conceived in 1983 to find and fight Soviet tank formations. Stealth, once the RAH-66’s biggest selling point, is now deemed unnecessary and expensive. »
Ces quelques mots fixent l’ampleur de la décision, elles mesurent les effets qu’elle aura, dont la plupart son involontaires sans aucun doute, car évidemment le général Schoomaker ne peut deviner l’ampleur de la décision qu’il a prise avec le Secretary of the Army. Ce que nous voulons faire ici n’est certes pas d’analyser la fin du programme RAH-66 de façon conventionnelle, comme l’abandon d’un programme militaire — de grande importance certes, mais, en soi, pas nécessairement une décision révolutionnaire. Au contraire, nous croyons que cette décision est révolutionnaire, mais qu’il faut, pour comprendre cet aspect, se référer à bien d’autres éléments que le seul facteur militaire (stratégique, industriel, technologique, budgétaire). Il faut présenter une appréciation beaucoup plus large, qui prenne en compte, en plus de ceux qu’on a cités, des facteurs qui ont trait à la politique, à la culture (celle du Pentagone), à l’utilisation du symbole, etc.
La décision de l’U.S. Army, — quelle que soit sa justification technique, opérationnelle et bureaucratique, qui est très grande à notre avis, — ne peut être appréciée à sa réelle valeur que par des termes sans rapport avec le domaine. Il ne s’agit rien moins que d’un “sacrilège”, dans la mesure où la décision est justifiée principalement par le constat fait publiquement et de façon très claire du caractère dépassé de la stealth technology (ou LOT, pour Low Observability Technology).
C’est sur ce point que les réactions à l’abandon du Comanche ont été les plus fortes. C’est là l’aspect le plus caractéristique de cette décision de l’U.S. Army : ces réactions ont moins concerné l’abandon du programme que ce que cet abandon, pour être justifié, met en cause. L’argument du général Schoomaker renvoie effectivement à l’expérience acquise durant les récents conflits, d’ailleurs toujours en cours, en Afghanistan et en Irak, — car ces conflits montrent évidemment que l’utilité d’un nouvel hélicoptère de combat doté de la technologie stealth doit être complètement mise en question. Diverses sources officielles sont citées dans ce sens de critiquer cet aspect de la décision. Un officiel dit notamment : « Today’s threats are not using so much radar, so low observability is not an important thing. But not in the future? I take issue with that. … This is going to be a very real threat. Comanche’s stealth and other capabilities would confer battlefield advantages in just about any area where we conceive of having ground forces — even against terrorists. »
Cet “argument” est typique et, comme on le voit, n’a justement pas grand’chose à voir avec un argument. C’est une affirmation pure et simple, jugeant simplement non-recevable l’explication de l’U.S. Army. Il s’agit de quelque chose qui n’est pas loin de la foi : même si l’Afghanistan et l’Irak montrent que la technologie stealth n’a guère d’utilité sinon aucune (absence de défense aérienne, absence de radar chez l’adversaire, etc), il faut continuer à croire qu’elle pourrait en avoir dans une circonstance ou l’autre. Le verbe “croire” soutient complètement cette démarche.
Avant d’envisager plus avant l’interprétation qu’il faut donner à l’abandon du programme RAH-66 et à la mise en cause implicite de la stealth technology, il convient de rappeler les origines de cette technologie. Il faut d’ailleurs aussitôt préciser que nous avons affaire là, on le verra plus loin, à beaucoup plus qu’“une” technologie ; il s’agit d’un ensemble de technologies, mais beaucoup plus encore, — il s’agit d’un état d’esprit, quasiment d’une “vision du monde” (et c’est pourquoi la décision d’abandon du RAH-66 est si importante).
Le concept de la Low Observable Technology est né comme un enseignement direct de la guerre du Yom Kippour (guerre israélo-arabe d’October 1973). Dans les 4-5 premiers jours du conflit, les Israéliens, pris par surprise, avaient subi d’importantes pertes en avions de combat, dues à une défense aérienne efficace, basée sur les missiles sol-air (SAM) et surtout sur les affûts quadruples de 23mm ZSU-23, tous ces systèmes étant guidés par radar. La recherche de la LOT fut donc orientée vers la réduction radicale de la signature-radar, jusqu’à sa quasi-disparition. Différents moyens et technologies existent pour parvenir à ce résultat (d’où le fait que la LOT est plus un “bouquet” de technologies qu’une seule technologie), des plus simples (les formes aérodynamiques) aux plus complexes (peintures absorbantes des rayons radar, contre-mesures, etc). On avait déjà l’exemple de l’effet de la LOT, obtenue sans démarche spécifique : l’avion-espion Lockheed SR-71 Blackbird, datant de 1964, avait de telles formes rétives à la réflexion des rayons du radar qu’en général un SR-71 à l’atterrissage était repérable en visuel avant d’apparaître sur les écrans des radars de veille.
Dès le début, autour de 1975, la stealth technology fut “black”, — c’est-à-dire complètement secrètes et classées dans les black programs traités au Pentagone hors de tout détail. Les black programs disposent d’une enveloppe budgétaire générale (allant de $20 à plus de $30 milliards selon les années), sans aucun détail d’aucune sorte ; seuls 1% des parlementaires US (les présidents des commissions ad hoc, renseignement, forces armées, etc) sont “briefés” sur le détail des black programs.
C’est l’USAF qui, naturellement, prit en charge la stealth technology. Entre 1975 et 1980, divers programmes de prototypes furent développés, autour de deux programmes centraux :
• Un programme de chasseur d’attaque, qui aboutit au Lockheed F-117A, produit à 59 exemplaires.
• Un programme de bombardier, l’Advanced Technology Bomber (ATB), qui aboutit au Northrop B-2, produit à 21 exemplaires.
La question de la stealth technology devint publique en même temps qu’elle acquérait une auréole de mystère et de “glamour” puisqu’elle fut popularisée sous le nom, sorti des bandes dessinées, d’“avion invisible”. Lors de la campagne électorale de 1980, l’administration Carter organisa des fuites autour du projet ATB pour répondre aux attaques contre sa soi-disant faiblesse en matière de sécurité nationale, avec notamment l’abandon du bombardier B-1A : le projet ATB/B-2 justifiait largement l’abandon du B-1A.
En même temps, une véritable bureaucratie soutenant, puis imposant la nécessité de la stealth technology, se développa au Pentagone. Cette “mafia-stealth” était sous la direction de Bill Perry (chef des R&D du Pentagone sous l’administration Carter), grand avocat de la stealth. Secrétaire à la Navy à partir de 1981, John Lehman a raconté comment, pour parvenir à lancer le projet de modernisation de l’A-6 Intruder (la version A-6F), il avait du accepter de lancer un programme stealth pour la Navy (l’ATA, abandonné début 1991). Ancien pilote de A-6, Lehman entretenait le plus complet scepticisme à l’encontre de la stealth, y compris du point de vue opérationnel, mais il était obligé de donner des gages (l’ATA) pour faire accepter son projet A-6F. (Après son départ, le A-6F fut abandonné, avant l’abandon de l’ATA.)
Désormais, tout devait être stealth : les avions de combat, les missiles, les navires de surface, les sous-marins, les hélicoptères, les engins sans pilotes (les UAV et UCAV d’aujourd’hui), voire certains projets de chars...
Le développement de la stealth technology et sa pénétration dans tous les domaines des systèmes d’arme furent si irrésistibles qu’une attention assez moyenne fut apportée au point négatif principal : le coût. En 1991, une vois autorisée posait bien le problème du coût de la stealth technology, notamment avec son aspect insaisissable, incontrôlable, autorisant tous les excès. Dans un article de Armed Forces Journal International de janvier 1991, on peut lire ce passage révélateur :
« Lockheed's Ben Rich (whose Skunk Works built the F-117A) tells AFJI that stealth adds only about 10% to an airplane's cost, and should be viewed as a trade-off like any other feature. [John J. Welch, Jr., the Assistant Secretary of the Air force for Acquisition], I has a slightly different answer. ‘How much does stealth cost? We have tried to figure that out. The answer I want to give you is, ‘Not much-10% to over 20%’ but I'm becoming convinced that answer is wrong. There's a helluva big R&D bill. If you don't buy a lot of airplanes, the R&D cost as a percentage of production cross gets into very large numbers, well into double digits. The cost is infinite if you only buy a couple of airplanes.’ »
Les coûts de la stealth technology font en général partie du même monde des black programs, impossible à débrouiller, que la stealth elle-même. Néanmoins, un programme au moins a pu être mis à jour et donner une mesure de la dimension extraordinaire de cette question des coûts : le ATB, ou B-2.
• Au départ (1981), le programme ATB portait sur 132 avions à $180 millions l’exemplaire.
• Peu à peu, le programme s’est dégradé, des coûts nouveaux gonflant le coût général et conduisant à une réduction des commandes.
• La “facture” officielle finale est de $44,5 milliards pour 21 appareils.
• Des sources extrêmement bien placées (nous insistons sur leur sérieux), disposant de leurs propres moyens de calculs, estiment que des coûts colossaux ont été dissimulés au travers de la procédure des black programs. Ces sources disent : « Nous avons nous-mêmes calculé le coût, à partir des opérations réalisées, des technologies utilisées, des caractéristiques de l’avion, à partir de nos propres paramètres, qui nous permettent d’ailleurs de savoir que la technologie furtive est d’un coût surréaliste. Pour nous, le B-2 coûte entre $4 et $6 milliards l’unité ». Certes, il s’agit d’un autre monde...
La réalité de la stealth technology, proclamée comme un succès par le Pentagone, est finalement celle-ci : en 1987, l’USAF annonçait qu’entre 40% et 60% de sa flotte aérienne serait “stealth” en 2000. Aujourd’hui, elle compte 77 avions stealth (56 F-117A et 21 B-2), pour un effectif général autour de 2.500 pour les avions de combat. L’U.S. Navy (et le Marine Corps) n’a pas un seul avion stealth.
Pour justifier l’importance que nous accordons à l’abandon du programme RAH66 et pour mieux comprendre ce qu’est réellement la stealth technology, nous devons avoir à l’esprit l’extraordinaire volume des dépenses consacrées à la stealth technology et le résultat extraordinairement mince dans la vie opérationnelle des forces armées.
• Il est impossible de fixer le montant total affecté à la stealth technology depuis 1974-75. Certains chiffres apparaissent parfois, de façon accidentelle, et fixent une mesure du phénomène. Par exemple, en 1993, on a su que les dépenses en R&D pour la stealth technology prenaient 13% du budget R&D annuel total du Pentagone pour cette année-là, soit $12,1 billions, avec ce commentaire d’un porte-parole du Pentagone: « That level of spending ... has been consistant for some time. » Cela signifie qu’une dépense en R&D de plus de $10 billions par an est acceptable comme mesure, ce qui donne entre $250 et $300 billions depuis 1975. Il s’agit là d’une dépense minimale, si l’on envisage des coûts de production, d’entretien de fonctionnement et d’infrastructure de la flotte d’avions stealth, de dépenses indirectes, etc. Il ne serait pas étonnant qu’une comptabilité serrée nous conduise vers le demi-$trillion sur la période considérée.
• En face de cela, 56 F-117A et 21 B-2, dont l’activité opérationnelle n’a jamais atteint le niveau routinier de l’emploi quotidien. L’utilisation d’un avion stealth, par le choix et paradoxalement, par l’infrastructure mise en place, reste à la fois exceptionnel et ... très visible (!). Une source de l’Armée de l’Air Française signale qu’ « il est très facile de ‘repérer’ une mission de B-2. Lorsque l’USAF décide de l’employer, nous le savons aussitôt, à cause du niveau très inhabituel d’activités, de procédures, de soutien logistique, de soutien très spécifique d’ailleurs, déployé dans des zones très resserrées. »
• En réalité, dès l’origine du développement de cette technologie, s’est développée cette divergence entre la programmation et la réalité. Nous citions plus haut la perspective de 40%-60% d’avions furtifs équipant l’USAF en 2000, projetés en 1987. Cette complète intégration de la technologie furtive dans la programmation de l’USAF fut un phénomène dès l’origine, et un phénomène massif. En septembre 1980, la revue Armed Forces Journal International, qui constituait alors, sous la direction de Benjamin Schemmer, une autorité en matière d’informations et d’analyses militaires à Washington, écrivait : « A senior defense official told AFJ that by the end of this decade, he expects to see roughly one-tenth of the US military air arm comprised of the new stealth airplanes. That would mean that about 300 to 400 of the planes might be operational [by 1990] .» On connaît la réalité (59 F-117A en 1984-85, réduits à 50, 21 B-2 en 1990-96)
Ce quart de siècle qui s’est écoulé depuis 1975 a montré l’omniprésence psychologique, on pourrait presque dire “spirituelle” de la technologie furtive, et son absence presque complète du domaine opérationnel. La technologie furtive ne s’est jamais intégrée dans les structures courantes des forces. Elle est toujours restée l’exception, elle n’a jamais participé aux opérations aériennes d’une façon routinière. Les opérations avec des avions furtifs ont toujours constitué des opérations à part, bénéficiant de conditions très particulières, et n’étant donc intégrées que très artificiellement dans la planification générale.
Les buts opérationnels exposés en 1980 étaient grandioses et impliquaient effectivement une complète intégration des avions furtifs (les 300-400 disponibles en 1990) dans l’offensive aérienne. Le même article de September 1980, déjà cité, exposait également ceci, citant le même “senior defense official”: « He said that ‘We already have this investment in conventional aircraft, and we don't need to scrap it. The trick is to use the new planes as ‘Force multipliers’ — to perform their own functions and increase the effectiveness of the planes we already have.
» It is obvious, for example, that ‘stealth’ aircraft could be used to suppress enemy air defenses without even being detected... [...] A senior defense official was emphatic in saying that the stealth breakthrough renders present air defense systems almost useless. The Soviets, he said, will now be faced with a choice of trying to function without air defense, or of spending tens of billions of dollars to invent and field new ones. »
Les opérations dans les années 1990 et jusqu’à aujourd’hui ont montré que cette vision était complètement fausse. Les avions furtifs jouent certes un rôle dans l’attaque des défenses aériennes, mais d’une façon très spécifique et en général précédés d’avions de brouillage électronique. Dans tous les cas, les avions de combat stealth sont très loin d’assurer le gros de l’offensive contre les défenses aériennes. Ce sont plutôt les armes à guidage de précision qui jouent un rôle important.
Qu’importent tous ces constats : la stealth technology est, depuis 25 ans, présentée comme la technologie essentielle de la puissance aérienne américaine. L’expérience n’a aucune prise sur ce qui constitue une sorte de réflexe de la psychologie dans la bureaucratie militaire du Pentagone. La stealth technology est, aujourd’hui comme en 1980, l’objet d’une admiration feutrée et d’une considération opérationnelle que rien n’entame.
Considérée sur la durée de son développement qui s'étend désormais sur plus d'un quart de siècle, la technologie furtive apparaît finalement comme bien plus qu'un phénomène technologique ou un simple progrès d'ordre technique. Au départ (en 1975-80), les conditions générales étaient très particulières. L'enthousiasme pour la technologie furtive, traduit par l'installation d'une bureaucratie puissante et tenant le haut du pavé, se développait en même temps que la révolution des micro-processeurs était intégrée par le Pentagone, à la fin des années soixante-dix. Les forces américaines commençaient à se remettre du choc vietnamien, perçu dans ces armées comme formidablement déstructurant et menaçant l'existence même de ces forces (des troubles internes aux forces avaient émaillé la guerre du Viêt-nam, avec des cas nombreux de mutinerie rampante, des agressions courantes de soldats contre les officiers, la consommation extensive de drogue, etc). Il y avait là un climat psychologique dépassant les seuls aspects technologique et opérationnel.
La technologie furtive était porteuse d'espérances qui, derrière le jargon et les certitudes soi-disant rationnelles, relevaient de la représentation imaginaire du monde. L'image de l'“avion invisible”, si fortement répudiée en apparence par la bureaucratie comme relevant d'une construction romantique de l'esprit commun (une image de type bande dessinée, si l'on veut), rencontra en réalité un penchant irrésistible de cette bureaucratie. Celle-ci vivait et vit plus que jamais (plus que jamais après le Viet-nâm et depuis) sous l'inspiration de cette fameuse orientation donnée en 1944 par le général Arnold, créateur de l'U.S. Air Force, — et l'on prendra soin de noter combien cette exhortation, si elle s'applique à la force aérienne, concerne en fait les conceptions américaines dans leur ensemble, ce que l'historien américain Russell Weigley a nommé, en 1973 (l'année n'est pas indifférente), The American Way Of War : « La supériorité aérienne [américaine] dans la guerre a résulté dans une large mesure de la mobilisation et de la constante application de nos ressources scientifiques. [...] Le caractère inacceptable des pertes humaines est un principe fondamental de la démocratie américaine. Nous continuerons à faire des guerres mécaniques plus que des guerres humaines. »
C'est évidemment dans ce cadre conceptuel, dans cette pensée générale qu'il faut installer la technologie furtive, pour mieux comprendre et appréhender la place très grande et très générale qu'elle a prise au Pentagone. Cette remarque complète l'imagerie (l'aspect bande dessinée), sans la contredire en aucun cas. C'est à partir d'une autre imagerie, également de bande dessinée, que Reagan concevra l'autre grand projet militaro-industriel, et mystico-technologique, destiné à compléter la technologie furtive pour assurer à la fois la sécurité des États-Unis et la puissance de l'américanisme. C'est évidemment dans la bande dessinée et dans l'imagerie hollywoodienne que Ronald Reagan alla chercher l'idée de la SDI (Star Wars). (Voir les révélations de Frances FitzGerald dans Way Out There in the Blue, notamment sur la genèse de l’idée de la SDI, — la Star Wars — dans l’esprit de Reagan, avant qu’il ne devienne président.)
La question centrale est de savoir si la stealth technology est une question d'ordre militaire, stratégique, technologique même : n'est-ce pas plutôt une question d'ordre psychologique et symbolique ? L'importance et l'efficacité de la technologie furtive ne se mesurent, ni à son efficacité opérationnelle, ni à son efficacité budgétaire (rapport coût/utilisation). La technologie furtive a eu l'immense vertu de créer une référence bureaucratique et technologique propre au Pentagone et à l'américanisme. Son efficacité opérationnelle est une question déplacée.
Pour comprendre le phénomène de la technologie furtive, il importe d'abandonner l'approche conventionnelle, — militaire, stratégique, voire même technologique. Le phénomène est d'un ordre complètement différent. Il faut avoir à l'esprit l'imagerie qu'on a signalée comme étant une des causes fondamentales de l'engouement pour la technologie furtive : sa référence automatique, pour l'esprit américaniste et bureaucratique, à l'idée d'“avion invisible”, à l'idée de guerre automatique, à l'idée de l'impunité de l'être humain dans la guerre (les observations du général Arnold citées ci-dessus expliquent de façon évidente la doctrine de facto dite du “zéro mort”).
Cette dimension symbolique, était présente au départ du développement de la technologie furtive. Elle n'a fait que s'amplifier et prendre une place toujours plus importante depuis ; parce que l'utilisation opérationnelle n'était plus un facteur impératif avec la fin de l'URSS, parce que la dimension virtuelle, jusqu'à former une véritable “doctrine virtualiste”, s'est développée sans frein ; parce que l'importance de la bureaucratie, qui soutient la technologie furtive, s'est également amplifiée au-delà de tout ce que l'on pouvait attendre, et que la bureaucratie exerce sa puissance plus dans la dimension virtualiste que dans la réalité.
La technologie furtive a ainsi quitté la sphère des appréciations militaires et stratégiques, — le réel, — pour tenir une place essentielle dans le monde nouveau qui s'est créé ces dernières années. Elle fait partie désormais, et de façon quasiment exclusive, de l'illustration du monde virtualiste. Seulement alors s'expliquent les faits qu'elle est extrêmement marginale dans l'arsenal américain, qu'elle joue un rôle opérationnel négligeable, que son utilité et son efficacité sont largement contestables jusqu'à être niées dans le monde réel, alors que des sommes considérables sont dépensées pour elle et que son importance opérationnelle est sans cesse réaffirmée.
La technologie furtive est essentiellement destinée à exercer une influence, à participer à l'entretien constant de l'image de quelque chose de très complexe. Il s'agit de l'image de la puissance américaine, de l'ingénuité américaine, de l'impunité américaine ; l'image, enfin, de l'exceptionnalité américaine, la technologie furtive figurant alors comme si elle garantissait à la fois que l'Amérique, grâce au caractère prétendument invisible de cette technologie, choisit son heure pour intervenir dans le reste du monde et n'est jamais comptable des conditions physiques et techniques existantes dans ce reste du monde.
La technologie furtive doit donc être apprécié comme un outil technologique fondamental d'évasion du monde réel, voire de négation du monde réel. Il s'agit par conséquent plus d'une “technologie de communication” que d'une technologie au sens courant qu'on utilise. La technologie furtive nous “dit quelque chose” plutôt qu'elle n'effectue des missions ; elle nous en “raconte” bien plus que des volumes de bandes dessinées et des bandes de films série B devenues série A dans le Hollywood postmoderne dont le pionnier fut Arnold Schwarzenegger. On peut s'arrêter d'ailleurs à ce rapprochement car il complète les deux phénomènes et il s'avère n'être pas fortuit, en aucun cas, et définir aussi bien l'Amérique postmoderne : la technologie furtive est devenue une technologie de communication de la même façon que Arnold Schwarzenegger est devenu gouverneur de Californie, — ceci vaut bien cela et l'on comprend que seule l'image compte, que tout le reste n'est que poussière (la poussière du réel, sans doute)...
C’est dire si, la décision de l’U.S. Army d’abandonner le RAH-66 et de déclarer que la stealth technology « is now deemed unnecessary and expensive » est une démarche lourde de sens et pas loin d’être sacrilège...