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3740L’empire du faux semble diluer jusqu’à la notion de cycles de vie dans tout ce qu’elle comportait d’homéostatique, alors que la frontière entre le monde du travail et celui des loisirs n’existe plus. Il nous faut être disponible jour et nuit pour que puisse se perpétuer la grande machination infernale de la spéculation sous toutes ses formes.
Si les festivals de tout acabit font florès c’est certainement pour contrer la morosité ambiante qui s’est installée à demeure. Les fêtes populaires ont été balayées de la carte par la mise en orbite d’une culture POP destinée à transformer les citoyens en consommateurs dans un contexte où il importait de générer une sorte d’amnésie culturelle généralisée.
Ainsi donc, nous avons remplacé les fêtes des récoltes et les danses populaires par des bacchanales permettant à une jeunesse désœuvrée d’anesthésier son malaise. La fête, depuis un demi-siècle, n’est plus qu’une macabre fuite en avant qui trahit l’état des lieux. Les estivants fuient leur cité-dortoir afin de se retrouver dans des camps de vacances surprotégés ou pour envahir les cités célèbres de l’ancien monde, le temps d’en chasser leurs habitants locaux.
Il s’agit d’oublier qui nous sommes afin de nous réfugier dans le monde virtuel d’une société du spectacle qui organise l’art du subterfuge comme un passage obligé vers notre désincarnation et notre désœuvrement les plus accomplis. Et, comme nous manquons de moyens, de temps et de volonté, nous nous contentons de nous réfugier derrière les écrans de nos « appareils intelligents », véritables auxiliaires d’une domesticité qui nous transforme en esclaves consentants d’un nouvel ordre. Le désordre organisé de la grande fête internationale du chacun pour soi.
L’écrivain néopaïen Jean Giono, dans son opus Les vraies richesses, publié en 1937, nous met en garde contre la soma du monde du spectacle contemporain : « Il est facile d’acquérir une joie intérieure en se privant de son corps. Je crois plus honnête de rechercher une joie totale, en tenant compte de ce corps, puisque nous l’avons, puisqu’il est là, puisque c’est lui qui supporte notre vie, depuis notre naissance jusqu’à notre mort ». Ainsi, Giono semble faire allusion aux « paradis artificiels » qui condamnent leurs adeptes à une aphasie définitive, paralysant jusqu’à leurs aptitudes liées à la réjouissance dans son plus simple appareil.
Rejoint quelques décennies plus tard par Michel Clouscard, dans ses analyses contenues à l’intérieur de son ouvrage intitulé Le capitalisme de la séduction, Jean Giono anticipait déjà les dégâts causés par une société de la consommation vampirisant jusqu’à l’imaginaire de ses protagonistes. Giono s’interroge sur l’insignifiance des consommateurs, incapables de s’extraire de la Société du spectacle : « Qui, dans la société moderne, peut avoir assez de liberté pour connaître le monde ? Des hommes existent qui ne savent pas ce qu’est un arbre, une feuille, une herbe, le vent de printemps, le galop d’un cheval, le pas des bœufs, l’illumination du ciel. Les plus libres même dédaignent la véritable science et passent leur vie à jouer avec des spéculations métaphysiques ».
Mais, à qu’elle « science » Giono fait-il allusion ? Se pourrait-il que sa pensée prophétique ait réussi à anticiper l’actuel mouvement pour une « science post-matérialiste », dans un contexte où la faillite du positivisme semble avoir été définitivement actée ? Reprenant la figure emblématique du dieu Pan, protecteur des pâtres et de leurs troupeaux, Giono nous enjoint de reprendre contact avec une réalité qui n’a rien à voir avec le délire matérialiste de notre société techniciste : « La société construite sur l’argent détruit les récoltes, détruit les bêtes, détruit les hommes, détruit la joie, détruit le monde véritable, détruit la paix, détruit les vraies richesses ».
Prônant l’expérience de la « divine catharsis », non pas pour fuir le monde à l’intérieur d’un cerveau drogué, mais afin de se reconnecter aux forces de la nature, Giono précise qu’« avant de trouver la vraie joie, il me faut accomplir ma destinée d’homme et participer à l’expérience dionysiaque ». La techni-cité ayant fini par enfermer l’homme dans un univers virtuel, il n’arrive plus à s’extraire du délire productiviste d’une économie de la prédation et de la déprédation. Ce « retour aux sources » proposé par Giono et ses épigones vise à réconcilier un matérialisme sain avec une spiritualité qui ne serait plus coupée de ses racines.
Il s’agit donc de « réenchanter le monde », malgré l’état des lieux : « … s’il y a tant de ressources en nous quand nous n’avons plus rien, de quoi ne serons-nous pas capables quand nous avons quelque chose ? », lance-t-il à la face de tous ces nihilistes qui nous gouvernent à l’heure actuelle. Ici, on rejoint l’incantation des bardes qui font revivre les légendes constituant le lit de la mémoire humaine, le lait de toutes nos renaissances prometteuses. La parole des oracles et des prophètes tenant lieu de magie opératoire sur les forces de la nature afin de RÉVÉLER la beauté des mondes que nous habitons … mais qui nous habitent tout autant.
Et, dans un contexte où les faux démiurges du monde du spectacle nous maintiennent captifs de leurs simulacres, de leurs sortilèges, nous n’avons d’autre choix que de « réenchanter le monde » afin de nous libérer de cette machination infernale. Plus que jamais c’est d’une « sainte démesure » dont nous avons besoin, sans pour autant sombrer dans l’hubris démesuré de nos dirigeants.
Giono fustige la mesquinerie de ses contemporains, incapables de fuir une réalité qui n’est qu’un triste simulacre : « Vous me faites le reproche de démesure, je vous fais le reproche d’aveuglement. Je vois mieux que vous le devenir. Et, même si je le vois mal, et même si je me trompe, j’ai au moins le mérite de faire confiance à la grandeur des hommes, et les pousser à obéir au contrat mystique qui les attache au monde, de les lancer vers la vie épique avec ce que vous appelez « leurs seuls petits bras » mais sur lesquels le vent héroïque fera pousser les plumes de l’aigle ». Voilà ce qu’un vrai thaumaturge parvient à lancer à la foule apathique malgré l’épaisseur du brouillard ambiant.
« Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu », précise Saint-Jean l’évangéliste. La parole est incantation, divine théurgie qui révèle la totalité des mondes, sous toutes les latitudes et dans toutes les langues … serions-nous tentés d’ajouter. La parole médiatique est désincarnée, elle procède du mensonge et ses subterfuges servent à berner le troupeau des voyeurs de la société spectaculaire. On pourrait même parler d’une « société spéculaire », là où les miroirs déformants de la pensée dualiste nous enferme dans le monde des illusions mortifères.
Aube de Kerros, poétesse, peintre et graveur, s’est prêtée à plusieurs interviews sur Internet afin de démystifier le « grand cirque ordinaire » d’un art contemporain au service des puissances d’argent et de leurs relais obligés au sein de la fonction publique. Elle s’emporte contre un « système de l’art » qui table avant tout sur une approche conceptualiste de la création, tout cela afin d’éliminer les dissidents qui oseraient se soustraire à cette idéologie totalitaire.
L’artiste visionnaire prend la peine d’accoucher d’une observation qui rejoint celle du philosophe Martin Heidegger : « Les grands médias en montrant, cachent … à partir du moment où vous avez une espèce de sélection de la réalité, de mise en spectacle de cette réalité pour intéresser un public qui a besoin de scandales, qui a besoin de mouvement pour pouvoir voir, et bien, d’une certaine façon, on cache tout ce qui n’est pas du domaine du scandale, de l’événement… » . La culture de la société spectaculaire ne montrant que des vessies … il revient donc aux poètes, aux orants, aux authentiques thaumaturges de nous éclairer au moyen de leurs lanternes.
Parce que le simulacre spéculatif, speculum déformant, nous interdit de nommer les beautés du monde, il ne nous reste plus qu’à conjurer le mauvais sort au moyen d’un acte de pure voyance. L’art c’est la divine maîtrise des modes de la représentation de tous les mondes visibles et invisibles qui peuplent l’inconscient collectif depuis la nuit des temps. Il convient donc de VOIR à travers le brouillard actuel, pour qu’un authentique chant de la résistance s’élève afin de transmuter la défaite en victoire solaire.
Ce Sol Invictus nous redonnera foi, force et courage d’entreprendre la longue marche à travers l’« âge de l’homme-machine », pour que nos bardes puissent nommer la terre promise. Pour que de nouveaux enfants puissent cueillir les fruits inaltérables de cette sagesse millénaire indéracinable et indéfectible.
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