RapSit-USA2025 : De L.A.-92 à L.A.-25

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RapSit-USA2025 : De L.A.-92 à L.A.-25

• Les “événements” de Los Angeles, depuis 4-5 jours, tournent à l’orage, entre des autorités californiennes ultra-gauchisantes et un président washingtonien qui se hausse en un croisement d’Andrew Jackson et d’Abraham Lincoln. • Le ministre de la défense Hegseth déploie les 2 000 Gardes Nationaux californiens réquisitionnés par le pouvoir fédéral, et il enverra un bataillon de Marines de première ligne s’il le faut. • A côté de ces agitations qui nous sont coutumières, il reste que Los Angeles 2025 nous renvoie à Los Angeles 1992 qui constitue pour nous l’incendie de départ de la phase catastrophique de la crise de l’américanisme. • Ce développement met en place le cadre historique et sa dimension  métapolitique. • Des Russes parlent d’un “Maïdan californien” et un commentateur US juge la présidente du Mexique plus dangereuse que Poutine...

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9 juin 2025 (19H10) – Combien de fois nous sommes-nous posés la question, – cela depuis les grandes émeutes de Los Angeles d’avril-mai 1992, sur lesquelles nous allons revenir à propos de cet embrasement soudain de Los Angeles-2025 (L.A.-25) : est-ce le tournant de la GrandeCrise de notre civilisation ?

Vous savez en effet que le président Trump a lancé à ses ministres et chefs d’agence un ordre sans appel, un ordre qui sonne comme un coup de clairon, qui fait dire aux chefs d’État d’Europe occidentale qui sont sûrs de remporter la victoire au G7 du 15-16 juin en convainquant Trump d’attaquer les Russes sans songer une seconde, cette escouade de crétins (Macron, Starmer, Merz), à libérer Paris, Berlin ou la City sur la Tamise comme l’exige Trump : « Libérez Los Angeles ! »

« Los Angeles, autrefois grande ville américaine, a été envahie et occupée par des sans-papiers et des criminels. Aujourd'hui, des foules violentes et insurgées envahissent et attaquent nos agents fédéraux pour tenter de mettre fin à nos opérations d'expulsion. Mais ces émeutes illégales ne font que renforcer notre détermination.

» Je donne instruction à la secrétaire à la Sécurité intérieure, Kristi Noem, au secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, et à la procureure générale, Pam Bondi, en coordination avec tous les autres départements et agences concernés, de prendre toutes les mesures nécessaires pour libérer Los Angeles de l'invasion des migrants et mettre fin à ces émeutes. L'ordre sera rétabli, les sans-papiers seront expulsés et Los Angeles sera libérée ».

Alors, il nous semble bienvenu de vous (re-re)parler de Los Angeles en feu, de la crise de l’américanisme, de la GrandeCrise et toutes ces sortes de choses... Nous le ferons avec différents extraits de textes anciens, de différentes époques, entre lesquelles la GrandeCrise se poursuivait et jamais ne se résolvait devant les yeux aveugles de la même escouade de crétins (Macron, Starmer, Merz). Il vous restera à juger de la pertinence des jugements d’alors comme de ceux de maintenant, et de l’étonnante continuité qui paraîtrait presque une pérennité entre les lieux touchés, les causes de ces nouveaux départs de feu, les simulacres chaque fois ranimés au bord de l’abîme ; il vous restera à risquer, comme vous, comme nous et comme moi : peut-être, enfin, celle-ci est-elle la bonne...

Tenez, pour vous mettre en bouche, savourez ce que nous disait William Pfaff au printemps 1992 (texte complet plus loin), dans un temps où il fut l’un des tout-premiers à déceler les signes de la crise ultime de l’américanisme, comme une ouverture martiale de la GrandeCrise ; faites suivre cela de  la même phrase, exactement, ‘Europeans’ pour ‘Americans’, et remplaçant “Cold War” par “submission to the US”, et interrogez-vous pour savoir s’il ne s’agit pas d’un extrait de discours de JD Vance à Munich, en février 2025. (On garde l’anglo-américain original de cette belle et vaillante plume de celui qui fut pour PhG, – que j’oserais bien appeler, quelques années après son envol, “mon ami William Pfaff”.) :

« I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy. » (1992)

« I argue simply that the disorientation and anxiety felt by [Europeans] in this aftermath, this hangover, of [their submission to the US], have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy. » (2025)

Divers départs de feu : recette et métaphysique

Nous évoquons le terme “départs de feu” pour marquer les circonstances où un événement, généralement complètement imprévu, des troisième et quatrième troisième catégorie rumsfeldienne, ou “métaphysique de Rumsfeld” élargie à un ajout du présentateur-TV Colbert ; parce que cette métaphysique absolument, explicitement et volontairement faussaire, recouvre toute la période 1992-2025 et nous permet de mieux comprendre la voie que nous avons dû suivre pour ne jamais abandonner la piste de la GrandeCrise...

La fameuse doctrine des ‘Known Unknown’ donc, du secrétaire à la défense Rumsfeld, avec en prime une quatrième proposition du Colbert énoncée en 2017, du temps du ‘Russiagate’, qui correspond si bien à la façon dont le monde de Rumsfeld a tourné follement en un simulacre extraordinaire avec l’acceptation et l’intégration de l’‘Unknown’ de Colbert, énoncé en “things that we know, and then we choose not to know them or not let other people know we know...”, – parfaite recette pour tenir prêt à servir le premier simulacre, – Covid, élection de Biden, Ukraine, etc., – passant à bonne portée.

On reprend donc, “métaphysique rumsfeldienne” devenue “néorumsfeldienne” avec l’ajout de Colbert...

« Il y a des choses connues connues ; des choses que nous savons connues ;
» Nous savons aussi qu'il y a des choses inconnues qui nous sont  connues ; c'est-à-dire que nous savons qu'il y a des choses dont nous savons qu’elles nous sont inconnues ;
» Mais il y a aussi des choses inconnues qui nous sont inconnues, celles qui nous sont inconnues et dont nous ignorons qu’elles nous sont inconnues. »

« ... Colbert a ensuite fait allusion à une célèbre réponse donnée par Rumsfeld lors d'une conférence de presse du ministère de la Défense en 2002 concernant le lien entre les armes de destruction massive et l'Irak. [...] Colbert a osé ajouter “les inconnus connus mais décrétées inconnus” comme quatrième catégorie. Colbert les a définis comme “ce que nous savons, mais que nous choisissons ensuite de ne pas savoir ou de ne pas laisser savoir aux autres que nous savons…” »

Un bon exemple de l’application opérationnelle de la métaphysique rumsfeldienne-néorumsfeldienne à une circonstance de “départ de feu” est l’ouragan paradoxalement assez mouillé, dit-‘Katrina’, de l’été 2005, avec ses conséquences diverses, sa politisation instantanée, le chaos structurel qu’il nous dévoila pendant un instant et parallèlement la démonstration de l’extraordinaire bêtise (ici celle de GW) qui devenait le caractère absolument nécessaire de tout dirigeant des pays de la soi-disant civilisation occidentale  

« Avec le système américaniste posé sur l’Amérique tel qu’il a évolué depuis 1989-91, nous sommes devant une énigme : nous savons de “science intuitive” que ce système va craquer mais nous ignorons absolument par quel biais, par quelle soupape, par quel événement inattendu se fera l’explosion, — à cause de l’effet qu’il amènerait au niveau de la psychologie américaine. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si la catastrophe provoquée par “Katrina”, avec toutes ses implications et ses conséquences, qui doivent être interprétées politiquement, n’est pas cet “événement inattendu”... »

Cette longue suite d’observations et de digressions constituaient finalement aussi bien un commentaire des actuels événements de Los Angeles qu’une introduction à une reprise d’un texte du 28 avril 2017, publié en son temps, dans ce journal, pour le vingt-cinquième anniversaire des émeutes.

Nous croyons que cette reprise, – avec quelques modifications et ajustements mineurs, –  se justifie entièrement pour ces événements commencés à Los Angeles le 4-5 juin. Les mêmes commentaires sont justifiés au centuple, c’est-à-dire largement renforcés et nécessaires. Il faut bien entendu y ajouter une pincée du volume du poing de Mike Tyson de la soupe nommée Woke, ou cancellationSystème qui marche à un rythme du tonnerre en Californie, sous les applaudissements de l’Hollywood-progressiste (tout de même en  baisse ces derniers temps, entre l’incendie de Malibu et la victoire type-‘Katrina’ de Donald Trump).

Le gouverneur de Californie Newson semble avoir choisi sans trop en remettre son camp de l’affrontement frontal-prudent avec le centre fédéral trumpiste, chacun jouant un peu à front renversé et contribuant à laisser pourrir la situation...
– Des commentateurs russes commencent déjà à parler d’un “Maïdan californien”,
– tandis que le commentateur Charlie Kirk pointe le doigt sur la présidente du Mexique, jugeant qu’elle est « plus dangereuse que Poutine pour les USA... » (les Latinos sont, depuis 2014, la première “minorité” de la Californie, ayant dépassé les Blancs, ou Caucasiens-Américains et anciennement WASP)...
– tandis que Trump envisage qu’on puisse arrêter le gouverneur Newson et avertit que des agitateurs (mexicains ? “Quién sabe ?” comme dirait Rumsfeld)  manipulent les manifestants...

Note de PhG-Bis : « Tout cela, hein, ne manque pas de sel. Les populistes ont toujours été des adversaires acharnés du centrisme fédéral ; aujourd’hui, ils l’utilisent pour tenter assommer la gauche-Woke et dénoncer le Mexique. Celle-ci (la gauche-Woke), appuyée sur une ultra-gauche trotskillisante, prétend défendre les droits des minorités, notamment l’intégration des Noirs dans le grand système globaliste dont les démocrates font leurs choux gras mais qui n’intéressent pas vraiment les Mexicains. Comme on voit, les affrontements vont dans tous les sens... Tous ces braves gens méditent, pensai-je naïvement et l’espérant pour la seule fortune de la volonté, une réflexion du rappeur David  Banner qui, si elle date de 2019, a gardé tout son sel :

« “Personnellement, je pense que l'intégration a été la pire chose qui soit arrivée aux Noirs, plus encore que l'esclavage”... »

Fort bien, voici donc l’ensemble de 2017, un peu remis au goût du jour par simple nécessité des événements, accompagné d’un extrait des ‘Chroniques de l’ébranlement’ de PhG tentant d’expliquer cette étrange crise que s’est infligée l’Amérique hypertriomphante dans les années 1990, – jusqu’à cet invité de marque que fut l’attaque du 11 septembre 2001., – pour enfin pouvoir s’envoler dans les confins de la très-GrandeCrise, autour de 2025...

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De L.A.-1992 à L.A.-2017 ?

Il y a exactement (à un jour près) un quart de siècle, débutaient dans cette immense mégapole californienne les fameuses émeutes de los Angeles, qui durèrent six-sept jours, du 29 avril au 5-6 mai 1992, qui firent 55 morts, des centaines de blessés, des milliers d’arrestations, etc., et mirent certains quartiers de cette ville dans un état de siège proche de l’état de guerre, avec intervention de la Garde Nationale. Cet événement, sur lequel nous allons nous arrêter, a un aspect à la fois politique et symbolique extrêmement fort, surtout à l'aune de la situation actuelle, et qui rejoint effectivement la situation crisique actuelle en l’éclairant d’une manière décisive à notre sens.

Cet anniversaire est marqué par la diffusion d’une enquête statistique faite tous les 5 ans depuis 1992 par le département concerné de la Loyola Marymount University. Pour la première fois que cette enquête existe, il apparaît une nette majorité des habitants de Los Angeles pour craindre des émeutes de cette dimension considérable de 1992. Bien entendu, les commentaires (voir notamment ZeroHedge.com et Infowars.com) placent ses résultats dans la dynamique de la situation crisique présente de profonde division et de facture sociétale, et des campagnes de manifestations diverses en cours depuis le début du cycle des présidentielles, il y a un an. Ci-dessous, un extrait du Los Angeles Times du 26 avril 2017 sur les résultats de l’enquête.

« Pour la première fois depuis les émeutes, on observe une hausse du nombre d'Angelenos craignant de nouveaux troubles civils, selon un sondage de l'Université Loyola Marymount mené auprès des habitants de Los Angeles tous les cinq ans depuis les troubles de 1992. Près de 6 Angelenos sur 10 pensent qu'une nouvelle émeute est probable dans les cinq prochaines années, une première hausse après deux décennies de baisse constante. Ce chiffre est plus élevé que pour n'importe quelle autre année, à l'exception de 1997, première année de l'enquête, et représente une hausse de plus de 10 points par rapport à l'enquête de 2012.

» “Les disparités économiques continuent de croître et, en fin de compte, c'est ce qui cause les perturbations”, a déclaré Fernando Guerra, professeur de sciences politiques qui a travaillé sur l'enquête depuis sa création. “Les gens essaient de s'entendre et veulent s'entendre, mais ils comprennent que les tensions économiques se transforment en tensions politiques et sociales.”

» “Bien que le taux de chômage de la ville ait diminué de moitié l'an dernier par rapport à 1992, le revenu médian des Angelenos, corrigé de l'inflation, est inférieur à ce qu'il était au moment des émeutes. Le taux de pauvreté reste élevé, à 22 %, comparable aux années précédant les émeutes.” »

Ces émeutes de L.A. sont très particulières. Elles ne se placent pas dans un cycle d’émeutes, comme dans les années 1960 et si l’argument racial classiques est là (les émeutes commencèrent avec le tabassage d’un Africain-Américain, Rodney King, par la police de L.A.), il fut loin d’être le seul, ni même le principal moteur de l’événement. (D’ailleurs, 50% des arrestations concernèrent des Latinos, contre 35% d’Africains-Américains.) Les conditions économiques, la pauvreté, le chômage, etc., furent également des causes puissantes, sinon supérieures au facteur racial. D’autre part, on y vit, mis à part les forces de l’ordre, des affrontements violents entre communautés, notamment la communauté nouvellement installée des Asiatiques-Américains, qui formèrent des milices armées pour défendre leurs biens divers contre les bandes de pillards des autres communautés. Enfin, la violence de l’émeute, avec des conditions proches des conditions de guerre urbaine qui s’expliquent par les divers caractères énumérés ci-dessus, fut tout à fait exceptionnelle et, pendant une semaine, L.A. fut une vitrine visible partout (chaque passager d’un avion atterrissant à Los Angeles pouvait voir les fumées des très nombreux incendies provenant des quartiers touchés) d’une marque symbolique profonde d’un non moins profond malaise américain.

C’est finalement l’aspect le plus important de ces émeutes, et le symbole du “profond malaise américain” de 1992 (en fait, 1989-1995) vient jusqu’à nous avec cet anniversaire d’un quart de siècle, dans une Amérique plongée dans une crise très profonde. Contrairement à l’histoire officielle réécrite depuis par les hagiographes du système qui nous assomment avec le triomphe du libéralisme (et des USA, et du Système) sur l’URSS et le communisme, les USA notamment furent au contraire plongés, dans les années de l’immédiat après-Guerre froide, dans une crise d’identité majeure qui a disparu depuis de la mémoire historique officielle et recyclée qui ne parle plus que de la “victoire des USA sur l’URSS”, simulacre total de ce que fut réellement l’époque. Dans ce paysage, la victoire-éclair de la première Guerre du Golfe, aujourd’hui magnifiée comme symbole de cette période triomphale, ne fut qu’un éclair aussi brutal qu'artificiel d’hystérie pseudo-patriotique qui disparut aussi vite que ce phénomène naturel (Bush père avait 90% d’opinion favorables quatre mois après la victoire, en juillet 1991 ; en novembre 1991, il était à 40%).

En février 1992, le prestigieux commentateur et historien William Pfaff, retour d’un voyage aux USA (il habitait et travaillait à Paris depuis 1971) écrivit une série retentissante de trois articles qu’on peut lire sur ce site à la date du 23 novembre 2003, et dont nous donnons ci-dessous quelques extraits à la lumière desquels les émeutes de L.A., deux mois plus tard, sont tout à fait compréhensibles, – mais également, plus de trente ans plus tard, aussi bien la folie ukrainienne que les nouvelles émeutes de Los Angeles, – bref, tout cet habillage extravagant qui nous permet de suivre avec dévotion et stupéfaction la folie absolument assumée-assurée de la politiqueSystème. Pfaff identifie avec une lucidité peu commune la profonde crise d'identité de l'Amérique, habillage assez peu seyant pour une “hyperpuissance” qui nous est présentée aujourd'hui [en 2017, et plus pour longtemps !] comme d'ores et déjà triomphante et hégémonique dès 1989-1990.

« ...En matière pratique de politique et de réalignement national, il me semble justifié d'envisager avec sérénité les effets de la fin de la Guerre froide sur la vie et les institutions américaines. Mais il y a une question plus profonde à laquelle je répondrai dans une deuxième chronique. Je crois que la fin de la Guerre froide a mis au jour une crise profonde de ce que l'on pourrait appeler l'identité américaine – le sens qu'ont les Américains non seulement de leur vocation nationale, mais aussi de ce qu'ils sont réellement, ou souhaitent devenir. Cela me paraît mériter d'être approfondi.. »

(International Herald Tribune, 11 février 1992)


« ...Pour finir dans une caricature burlesque d’empire ?

« ... PARIS - Le nouvel effort du département de la Défense pour justifier le maintien de dépenses militaires élevées aux États-Unis est un travail plus imposant que le précédent. Le mois dernier, un recueil de scénarios de «guerres illustratives à venir» a été publié sous les auspices des chefs d'état-major interarmées. Tous étaient des rediffusions de guerres passées, souvent plusieurs à la fois: la Corée du Nord attaquait la Corée du Sud alors que l'Irak se livrait à un nouveau saccage, ou le Panama pris par des policiers voyous liés à des narcoterroristes qui menaçaient de fermer le canal de Panama pour faire entrer l’Amérique en action.

Ce n'était pas un exercice éclatant d'imagination, et il a trouvé peu de faveur au Congrès. Il a dévoilé un nouvel acronyme du Pentagone, REGT – pour “menace globale émergente / émergente”, signifiant une nouvelle loi américaine ou l'équivalent, exigeant un retour à l'ancien temps de guerre froide et des crédits militaires réguliers et élevés.

Le nouveau programme du Pentagone pour le monde de l'après-guerre froide, divulgué au New York Times par un responsable qui estime que la question mérite plus de débats qu'il n’y a eu, dit que les États-Unis devraient maintenant faire sienne la politique de “convaincre” les autres puissances de ne pas mettre en question « notre leadership ou de chercher ... à renverser l'ordre politique et économique établi ». L'internationalisme et la sécurité collective ne font pas partie du programme. L’objectif est la domination mondiale « bienveillante » et permanente des États-Unis.

Selon ce guide de planification de la défense – un document interne de l'administration Bush (père) destiné à servir de base au développement de la structure des forces, aux budgets militaires et à la stratégie pour le reste de la décennie, – on doit empêcher le Japon et l'Europe cde devenir des concurrents mondiaux en les gardant dans les zones de sécurité dominées par les États-Unis. Une alliance de sécurité européenne indépendante doit être bloquée car elle porterait atteinte à l'OTAN, considérée comme l'instrument de la prédominance américaine continue en Europe.

Les concurrents potentiels doivent être dissuadés « même d'aspirer à jouer un plus grand rôle régional ou mondial ». La prolifération nucléaire doit être empêchée, si nécessaire, par des interventions militaires unilatérales américaines – même en Europe et dans les anciens États soviétiques.

La Russie continuera d'être la cible des forces nucléaires américaines, en tant que seule menace nucléaire potentielle pour les États-Unis, et la politique américaine visera à empêcher ce pays de redevenir une puissance technologique de premier rang.

Ce document du ministère de la Défense exprime évidemment les intérêts de l'institution qui l'a produit. C'est un programme qui justifie de conserver des budgets militaires élevés, de grandes forces militaires et des bureaucraties de sécurité nationale aussi loin que l'œil peut voir et d’une manière aussi étendue que l’imagination le permet.

On ne peut cependant pas le considérer comme une simple propagande bureaucratique, puisque les politiques préconisées se sont déjà fait sentir. L'hostilité américaine à l'égard de la défense européenne indépendante, vigoureusement exprimée au cours des trois dernières années, renvoie clairement à ces suppositions sur ce que devrait être la relation future de l'Amérique avec l'Europe. Les rumeurs actuelles à Washington sur la nécessité de détruire les capacités nucléaires de l'Irak et de la Corée du Nord doivent être considérées, à la lumière de ce document, comme ayant plus pour les justifier le simple besoin d'un président désespéré pour être réélu.

D'un autre côté, il existe deux obstacles fondamentaux à la réalisation d'un tel programme. La première est que le public américain est peu susceptible de vouloir payer pour cela. De plus, le public américain ne le voudra peut-être même pas. L'hégémonie mondiale est une idée qui plaira peut-être aux publicistes conservateurs et à l'intelligentsia de la sécurité nationale, mais on peut encore compter sur elle pour ébranler les cerveaux en Amérique centrale.

L'Amérique moyenne est de toute façon en grève fiscale. Les États-Unis souffrent d'un énorme excédent de déficit public et de dette privée ; ils refusent de s'acquitter de leurs obligations envers le FMI ou les forces de maintien de la paix des Nations Unies ou de l'ONU ; ils n’ont offert, proportionnellement à leur richesse, qu'un niveau dérisoire d'assistance aux pays de l'ex-communisme, et pratiquement pas du tout au tiers monde ; et il y a à la fois des challengers républicains et démocrates de George Bush, qui se livrent à des campagnes prometteuses pour mettre fin à “ l'aide à l’étranger” – comme s'il y en avait à couper. Un programme de dépenses de 1.200 milliards de dollars sur cinq ans visant à réaliser l'hégémonie mondiale pourrait enthousiasmer ne semble pas de la sorte qui puisse déclencher l’enthousiasme d’un tel état d’esprit, ni même l’adhésion à la politique qu’il implique.

Enfin, comme le suggère un moment de réflexion sur l'histoire géopolitique, il s'agit d'un programme qui générera sa propre antithèse. L'Europe de l'Ouest à elle seule est aujourd'hui un agglomérat industriel substantiellement plus grand que l'Amérique et plus peuplé. Le Japon est une puissance industrielle beaucoup plus dynamique que l'Amérique, avec des taux de croissance beaucoup plus rapides. Les grandes puissances militaires qui ne le sont plus aujourd'hui l'étaient certainement dans le passé et pourraient le redevenir si elles le jugeaient nécessaire.

Ce plan américain tente de substituer la primauté militaire à la prédominance industrielle et économique dont jouissaient les États-Unis entre 1945 et 1975, mais qu’ils ont maintenant perdue. Il ne tient pas compte du fait que la direction politique de l'Amérique dans les années d'après-guerre est venue de l'accomplissement industriel et social, et de l'autorité morale de la politique désintéressée, plutôt que de la simple puissance militaire.

C'est un plan pour le leadership mondial américain à travers l'intimidation. C'est un programme politiquement et moralement retardé dont le résultat logique serait de faire des États-Unis eux-mêmes cette « menace globale résurgente / émergente » que prévoit le Pentagone. Est-ce ce que les Américains veulent ? Finir dans une caricature burlesque d’Empire ?

(International Herald Tribune, 12 février 1992, — traduction de Nicolas Bonnal, le 29 juin 2018)

Notre thèse est que cette humeur catastrophique de l’Amérique ne fut interrompue que par une rencontre de circonstances en apparence accessoires : un déchaînement ultra-nationaliste au cours des Jeux d’Atlanta de 1996, accompagné d’alertes terroristes sans grande signification qui s’apparentent à des montages précipitamment ficelés plus dus à des concurrences maladroites des agences de sécurité qu’à des intentions de manipulation quelconque. Nous attribuons cette collision d’événements finalement anodins provoquant un effet gigantesque à une circonstance métahistorique hors de notre maîtrise, et nullement à une machination humaine d’aucune sorte dont l’histoire glorieuse et réécrite des années 1990 ne tire d’ailleurs aucune gloire (ce qui devrait avoir été fait s’il y avait eu machination). L’ensemble accidentel et explosif posé sur un état d’esprit profondément dépressif suscita une sorte d’évolution brutale d’une pathologie qui serait de la sorte d’une maniaco-dépressive collective, – dans tous les cas, selon un processus crisique s’apparentant à une maniaco-dépression avec, à l’inverse de la dénomination convenue qui n'implique aucun sens forcé, l’épisode maniaque remplaçant brutalement l’épisode dépressif.

Dans Le Monde des 29-30 septembre 1996 et sous le titre de «  Le retour de l'optimisme américain », Sylvie Kaufmann publiait un article confirmant “scientifiquement”,  selon l'habitude vertueuse de ce journal de référence, la réalité de ce tournant psychologique extraordinaire et si discrètement archivé de l’Amérique à l’occasion des JO d’Atlanta de juillet 1996. Citation du premier paragraphe, qui dit l’essentiel pour notre argument :

« Où est passé “l'homme blanc en colère”? Où est-il, cet Américain moyen frustré, aigri et anxieux, qui envoya une majorité républicaine au Congrès il y a deux ans et provoqua l'ascension du populiste Pat Buchanan en février 1996 ? Si l'on en croit les sacro-saints sondages, cet étrange spécimen électoral que fut “the angry white male” semble avoir cédé la place à un citoyen apaisé, satisfait de sa situation économique et prêt à renvoyer pour quatre ans à la Maison Blanche un président démocrate qui lui garantit une certaine forme de statu quo. »

A partir de là, ce fut la cavalcade inverse, la montée dans l’ivresse totale des bulles de l’internet et de l’“hyperpower” selon Hubert Védrine. Le climat est décrit par une citation des Chroniques de l’ébranlement, de Philippe Grasset dont nous donnons un extrait plus large ci-dessous, où l’on voit le “magicien” Greenspan décrivant au Congrès une économie américaine, donc l’Amérique elle-même, “au-delà de l’histoire” (“beyond history” : Greenspan avait réussi, avec ce lapin de la communication sorti de son chapeau, ce que l’intellectuel Fukuyama d’avril 1989 [The End of History] avait totalement échoué à accomplir) :

« Le domaine économique est connu de tous : cet engouement extra-atmosphérique, pour lequel on ne trouve que la comparaison des folles années vingt menant au krach d'octobre 29, où l'Amérique vit au rythme du NASDAQ et de Wall Street, de la “nouvelle économie”, l'économie new age des start-ups. Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s'étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, “beyond history”. Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sortie de l'histoire, et sortie par le haut, et désormais évoluant “beyond history”. Cela fixe les esprits et leur état. »

On comprend ainsi la description de la séquence que nous présentons : l’Amérique brusquement sortie de dépression psychologique à l’été 1996, s’est trouvée propulsé, malgré des circonstances économiques devenant très délicates, dans un état de mobilisation également paroxystiques, par l’attaque du 11 septembre 2001. Observé de ce point de vue, certes, 9/11 tombait à pic et à merveille, et l’on comprend que l’événement soit devenu un champ d’activité particulièrement fécond pour les chercheurs de manipulations et machinations diverses ; ceux qui y voient une pathologie du complotisme, ceux-là justement, au regard de l’histoire véritable, devraient consulter de toute urgence sur cette terre dont Freud sentait bien (en 1909) qu’elle était un Paradis à-la-Dante pour les psychiatres et les psychanalystes...

On comprend aussi bien la séquence actuelle, née et développée peu à peu depuis la crise financière de 2008 et ses conséquences, malgré les interférences de résistance du Système sous la forme des tentatives constantes de mobilisation belliciste ; séquence développée au travers de divers épisodes (Tea Party, les mouvements Occupy, etc.) jusqu’à l’épisode paroxystique qui s’est ouvert avec USA-2016 et le parcours de Trump ; séquence qui, à son paroxysme, retrouve, en infiniment pire bien entendu, les conditions de la crise d’identité de 1989-1990 jusqu’à 1996 telle que l’avait identifiée William Pfaff. On voit d’ailleurs combien les conditions de base, – crise d’identité, problème du multiculturalisme, etc., – se retrouvent aujourd’hui, monstrueusement grossies en événements crisiques qui précipitent le tourbillon de la dynamique surpuissance-autodestruction du Système. Notre époque et son irrésistible entraînement vers l’effondrement n’est pas sortie de rien, non plus qu’elle n’apparaisse pas si inexplicable que ça, et certainement nullement incompréhensible.

Pour cela, il faut redresser les extraordinaires machinations de réécritures faussaires de l’histoire de la période de l’immédiat après-Guerre froide, qui est l’un des grands sujets de cette entreprise de faussaire. (On lira notamment l’aventure du fameux plan-Wolfowitz que Pfaff détaille dans son article “To Finish in A Burlesque of an Empire”, – sorte de définition opérationnelle de la tragédie-bouffe, –également de février 1992. Ce document si longtemps perçu comme le Plan-Diabolique de l’investissement du monde ressemble dans la perspective à une chiotte envoyant dans les égouts catastrophe après catastrophe. Il est vrai qu’aujourd’hui, on consulte plus que jamais ce stratège génial de la déconstruction de l’intelligence qu’est Wolfowitz, précipitamment sorti de la naphtaline et tout ravi de nous dire que Trump va finalement être un grand président du point de vue neocon. Ceux-là, outre d’être “néos”, semblent être promis à la durabilité sans fin de leur principal mode de pensée.)

Bref et pour faire court (!), c’est pour cette raison que nous republions le long extrait de “Chronique de l’ébranlement”, de Philippe Grasset (Mols, 2003).

 

Extrait de “Chronique de l’ébranlement

« D'abord l'histoire proche, pour apprécier d'où nous venons, – disons, l'histoire de la psychologie de l'Amérique depuis la fin de ce qu'elle crut être l'engagement suprême, l'Armageddon subversif et nucléaire, lequel s'acheva comme on tourne court, dans la crevaison d'une outre gigantesque et gigantesquement vide qu'on nommait Union Soviétique, dans l'artifice communiste transformé en bordel russe. Auparavant, l'Amérique était tendue, fière, d’une façon qui nous paraissait à peine excessive. A nous qui avions oublié l'histoire elle paraissait mesurée et volontaire, même si elle laissait voir parfois quelques domaines de comportement inquiétants, entre maccarthysme et paniques nucléaires. A partir de la chute des communismes, soudain l'Amérique s'agite, devient fébrile, envisage tous les horizons sans en choisir aucun, s'interroge, se trouve la mine chafouine, se regarde dans son miroir pour l'interroger fiévreusement. Littéralement elle perd le sens d’elle-même. Les meilleurs des observateurs ne craignent pas de distinguer une “crise d'identité”. On mesure la chose avec les moyens du bord et c'est le pauvre Bush-père, qui se trouvait sur le chemin, qui en fait les frais. Triomphant vainqueur de la Guerre du Golfe, avec des sondages au-delà de 90% d'opinions favorables en juillet 1991, il est tombé quelque part entre 40 et 45% d'opinions favorables en novembre, un an avant l'élection qu'il perdra évidemment, — et tout cela, toutes ces aventures, sans avoir vraiment démérité. On expliquera plus tard, et il approuvera, qu'il lui a manqué, dans ses discours, quelque chose comme « the vision thing » (“le truc de la vision”) ; c'est un peu comme si l'on vous expliquait que Jésus, lors de sa campagne électorale, a oublié de nous parler du Paradis et de l'Existence de Dieu.

» Lors des premières primaires de février 1992, un candidat républicain dissident et isolationniste, Patrick J. Buchanan, devançant temporairement le candidat Georges Bush père, provoqua une panique mémorable dans la direction du parti. On y crut presque, quand Buchanan annonça dans un ricanement sarcastique que les Américains en colère, « avec les fourches de leur révolte », allaient marcher sur Washington. (Buchanan remit ça en 1996, même succès, même panique, même ricanement sarcastique.) Clinton fut élu (novembre 1992) dans une atmosphère fiévreuse où l'on parla du « mystère de la renaissance de l'Amérique ». L'humeur américaine ne s'éclaircit pas pour autant, bien que ce que l’on s'accorde à juger comme la meilleure médecine pour l'âme du bon peuple américain, une économie en pleine expansion, fût à nouveau en régime de belle croisière depuis le début de 1992. Fin 1994, le bon peuple vote et envoie une majorité républicaine au Congrès, faisant suivre son inexplicable colère anti-républicaine (défaite de Bush-père) d'une inexplicable colère anti-démocrate. Les résultats de l'élection plongent le président dans une dépression extraordinaire de plusieurs semaines, jusque trois à quatre mois. Il ne fut plus que l'ombre de lui-même. Il se découvrait, avec un Congrès nourri d'une haine sans mesure, réduit à un rôle de figurant et sa présidence réduite à néant. Durant cette période extraordinaire où des hauts fonctionnaires américains confiaient à leurs collègues étrangers qu'ils ne savaient plus à qui ils devaient désormais obéir, il arrivait qu'on croisât dans les couloirs de la Maison-Blanche un Clinton hagard, mal rasé, incapable de retrouver son équilibre et son apparence de président, et qu'on détournât les yeux, gêné par cette déchéance si insolite et si indigne.

» Clinton se rétablit selon une technique éprouvée de la vie politique américaine : en s'intéressant à la politique étrangère. Laissée au président, la politique étrangère lui procure ors et pompes et n'intéresse pas le monde politique washingtonien pour lequel un engagement politique doit se traduire le plus directement possible en soutien sonnant et trébuchant et en nombres de voix. (Par contre, les “étrangers” [hispaniques, polonais, juifs, chinois] qui ont l’esprit de se former en lobbies et ne le sont plus tout à fait, se réfèrent à la forte minorité de leur sang devenue américaine pour peser sur le vote, ceux-là font partie de la famille et suscitent l’intérêt des élus pour les expéditions étrangères impliquant leur pays d’origine.)

» En 1995, effectivement, tout bascule. Clinton qui, en 3 ans, n'avait pas opposé un seul veto contre le Congrès, — fait unique des annales politiques de la grande République, — se débarrasse de ses gants et commence à traiter le Congrès en ennemi, et les veto valsent. Il n'espère plus rien du Congrès et tout de son zèle extérieur. Il songe à sa stature historique. Il s'engage en ex-Yougoslavie à partir d'août 1995, puis avec les accords de Dayton en octobre-novembre ; il fait de l'élargissement de l'OTAN une de ces “grandes causes” dont on se demande, stupéfaits et sans voix, d'où elles viennent et ce qui les justifie. Désormais, l'affirmation de la toute-puissance américaine et de l’autoglorification, qui allait déjà de soi, devient une véritable politique. Elle devient la politique américaine par essence. (On parlera plus tard d’une politiqueSystème.) Elle va jouer un rôle non négligeable dans le tournant de l'été 1996 même si elle n'en fait pas l'essentiel.

» Le sens et la signification de la décennie 1990 semblent dépendre d'un mystère apparent, où l'humeur américaine est transportée des abysses d'une crise psychologique proche du désespoir ou de la colère révolutionnaire, aux sommets d'une affirmation triomphale où l'on croit avoir changé l'histoire du monde. Ces extrêmes ne se réfèrent à aucun événement particulièrement significatif et, dans tous les cas, à aucun pouvant justifier une telle extrémité. L'humeur change en tornade, mystère d'un basculement psychologique sans précédent, pourtant à peine noté. De pessimiste et volontiers apocalyptique, le public américain devient optimiste et euphorique en l’espace de quelques semaines. Les Jeux Olympiques d'Atlanta de juillet-août 1996 sont le théâtre, l'occasion et peut-être l'argument principal de ce changement d'humeur. C'est un déchaînement de délire nationaliste dont le journal Le Monde, pourtant vertueusement insoupçonnable d'anti-antiaméricaine, écrit : « Il n'y a pas d'olympisme ici, tout juste une kermesse états-unienne, ahurissante d'indécence ». En même temps se déroule un spectacle abracadabrant d'attentats qui n'en sont pas, de terroristes qui se ramènent à un auxiliaire de la police un peu fêlé, d'une alerte générale au terrorisme dont on se demande à quoi elle répond, — cela, entre la destruction du vol TWA 888 dont on ignore encore aujourd'hui la cause, et le faux-vrai attentat d'une “bombe artisanale” dans un parc d'attraction d'Atlanta, qui fait un mort, par crise cardiaque, de rien de plus que d'une émotion mal contenue. L'Amérique n'est plus de notre monde bien qu'elle prétende désormais mener le monde, avec un Clinton qui prend goût à ce qui pourrait être effectivement sa “stature historique”. Son modèle historique change de Roosevelt : de FDR à Théodore, dit “Teddy”.

» Quel déchaînement, à partir de là ! Pour tenter de ranger ce temps historique si étrange, on peut le séparer en deux ou trois grands domaines. Le domaine économique est connu de tous : cet engouement extra-atmosphérique, pour lequel on ne trouve que la comparaison des folles années vingt menant au krach d'octobre 29, où l'Amérique vit au rythme du NASDAQ et de Wall Street, de la “nouvelle économie”, l'économie new age des start-ups. Résumons tout cela par un spectacle insolite, fort peu noté parce qu'on n'ose plus s'étonner de la grande République de crainte d'être mal noté, et rapporté sans étonnement par un article de première page de l'International Herald Tribune du 11 juin 1998 : le président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, « beyond history ». Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sortie de l'histoire, et sortie par le haut, et désormais évoluant « beyond history ». Cela fixe les esprits et leur état.

» A cette puissance triomphatrice et auto-glorificatrice de la Bourse parvenue au Paradis, il faut ajouter, deuxième domaine qui rejoint le premier, le triomphe de l'arrogance et de l'hubris qui semblent le principal domaine psychologique de la politique extérieure de l'époque (amorce de la fameuse politiqueSystème). Après 1995-96, la vague enfle et se fait déferlante, devant les yeux immensément agrandis, subjugués, fascinés, des dirigeants du “reste du monde” (l’acronyme ROW de Rest Of the World, déjà signalé, est adopté durant cette période par le Département d'État). On cherche en vain les mots qui conviennent et un ministre français, ne faisant pourtant qu'emprunter à un universitaire américain, en trouve un qui fera date : “hyperpuissance” (hyperpower), — et pour cela, pour ce péché impardonnable, la propagande états-unienne et tous ses relais habituels et sans nombre vouent Hubert Védrines aux gémonies. Le ministre français n'en paraîtra que plus las et n'en sera pas moins convaincu que l'époque est celle de la force et pas celle de la subtilité.

» A côté de ces emportements triomphants et extraordinaires qui font béer ROW d'admiration, car vraiment le monde vit au rythme de ce regard de midinette qu'il porte sur les USA, il y a tout un côté Grande Duchesse de Gerolstein chez les Américains, à Washington plus précisément, mais dans le genre de la superproduction hollywoodienne. On ragote, on médit, on entretient la rumeur ; Washington est une ville provinciale montée en diamant mille-carats de nouveau-riche, et, depuis deux siècles, elle n'a jamais pu se débarrasser de ce vernis encombrant. Ainsi débouche-t-on sur l'affaire Lewinsky, mélange de sexualité light, de formalisme juridique extraordinaire sur la définition de “to have sex”, de rigorisme de puritain, de regards de voyeur et d'enquêteur catalogué en “fou de Dieu” ultra-chrétien. C'est probablement à l'occasion de cette affaire, dont nul ne sort indemne, qu'on mesure le mieux la profondeur du malaise et l'ampleur du déséquilibre qui frappent l'Amérique. L’affaire Lewinsky nous offre une année échevelée où, successivement, on voit ce régime proclamé immortel menacé de s'effondrer dans une explosion de papiers imprimés et de vidéos, et où un président très populaire dans la population est mis en accusation au Congrès pour une affaire de braguette mineure montée en procès pour trahison de nos plus hautes valeurs de civilisation. L’ensemble est entrecoupé d'attaques armées contre Saddam qui détournent l'attention et permettent de souffler sur le front de Washington, en conformité avec l'adage en vogue et colonne vertébrale de la pensée stratégique occidentale, selon lequel “si tu ne sais pourquoi tu frappes Saddam, lui le sait assurément”.

» L'apothéose est à l'heure dite et il ne déçoit pas. Les élections présidentielles de novembre-décembre 2000 sont conformes à tout ce qui a précédé. (Ces élections présidentielles terminées dans un mouchoir de poche, dépendantes d'un recomptage des voix en Floride, où l'on se plonge dans un délire de manipulations, de thèses juridiques, des armées d'avocats, des urnes transportées ici et là, des bulletins de vote mal comptés ou mal poinçonnés, des machines qui ne marchent pas, une Cour Suprême ici, une Cour Suprême là, des éditoriaux fâcheux sur l'agonie du régime, le régime qui tient, le triomphe de la démocratie, jusqu'à la suprême Cour Suprême (celle de l'Union après celle de l'État) qui tranche pour le candidat qui a eu le moins de voix, selon un vote de la Cour qui respecte absolument les lignes générales de la corruption des partis.) Les élections-2000 découvrent une crise qui ne peut surprendre puisqu'elle dure depuis une décennie et au-delà, qui ne parvient pas à dire qui elle est, ce qui la justifie, ce qui lui donne cette vigueur ; une population gavée d'autosatisfaction comme elle l'est de hamburgers, appuyée sur une pensée obèse, fagotée dans Stars et Stripes, divisée de façon extrême et vitupérante, s'affrontant avec férocité sur des thèmes dont on a du mal à percevoir l'urgence ; un système décrépit, mangé par une corruption vieillotte et une obsolescence technologique dans la vie courante qui ne laisse pas d'étonner, animé par des politiciens d'une médiocrité et d'une inculture qui laissent sans voix ; et, autour de cela, un bavardage prodigieux, sans fin, sans limites, qui coule comme du sirop d'érable, qui colle, qui s'auto-proclame et s'auto-félicite. Ce qui doit nous arrêter est l'extrême distance entre la vigueur des ébranlements et la massive puissance des conséquences à venir, d’un côté, et de l’autre l'extraordinaire dérision, la médiocrité de classe moyenne archaïque, qui caractérisent l'agitation immédiate ; entre l'énormité de la vanité et la petitesse de son objet ; entre la taille gargantuesque du bavardage et la réalité microscopique des sujets qui en sont les thèmes. La crise américaine est effectivement comme une sorte d'océan de colle sirupeuse, un bocal gigantesque de miel synthétique à cinq sous. Même les opposants, les dissidents du système, ceux qui sont l'équivalent de ceux qui, en URSS, étaient comptables d'une dimension tragique et d'une affirmation de la dignité humaine, — même ceux-là paraissent volontiers dérisoires, et souvent plus accessoires que pathétiques. La civilisation occidentale à son terme s'achève dans sa version américaine, cette ambition américaine de devenir l'Empire du monde sans rien connaître de l’Empire et de ses devoirs, sans rien connaître du monde et de ses exigences, cette ambition résumée par William Pfaff, à un autre propos mais à peine, par cette phrase qui sonne comme le titre d’une comédie musicale à succès de Broadway: “To Finish in A Burlesque of an Empire”.

» On peut dire que l'attaque 9/11 est venue à propos pour faire prendre au sérieux ce qui ne l'était plus. On peut le dire pour se convaincre que 9/11 est un événement tragique mais je n'en suis pas convaincu pour autant, et il me faudra plus d'un éditorial pour acquiescer... »