RapSit-USA2023 : La RAND devenue colombe

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RapSit-USA2023 : La RAND devenue colombe

Si vous avez des think tanks partout aux USA, – presqu’autant que de baraques de frites à Wall  Street,– il en est un auquel il faut prêter une attention extrême : la RAND Corporation. Le chercheur Alex Abella écrivit son historique en 2009 dans un essai font le titre suffit à en dire la valeur : « The Rand Corporation: The Think Tank That Controls America ».

Nous revenons plus bas sur cet historique (à notre façon, selon de nombreuses références de notre site, dont celle du 7 mai 2008) pour d’abord annoncer la nouvelle : la RAND vient de sortir un rapport de 30 pages (« Avoiding a Long War ») qui est une véritable bombe, – paradoxalement pacifiste et sans doute discrète comme tout ce qui n’est pas ultra-belliciste à Washington : la poursuite du conflit avec la Russie avec l’engagement des USA est contre-productif, voire dangereux pour les USA. Selon ‘ZeroHedge.com’ :

« En bref, les conséquences [dommageables pour les USA] d'une longue guerre, – allant des risques élevés et persistants d'escalade aux dommages économiques, – dépassent de loin les avantages possibles. »

L’argumentation des chercheurs de la RAND ne contredit absolument pas le simulacre dictatorial de Washington selon lequel la guerre a été jusqu’ici un triomphe pour l’Ukraine et les USA et une catastrophe pour la Russie. Qu’ils y croient ou pas ne nous importe pas, il suffit de savoir que RAND reste dans la ligne-simulacre mais pour sortir un diagnostic futur complètement inverse à celui qui domine aujourd’hui. Tout cela est écrit avec une prudence doucereuse mais la certitude aimablement arrogante qui ont toujours caractérisé les écrits de la RAND :

« Alors que Moscou et Kiev pensent tous deux tirer profit de la poursuite des combats, une telle tournure des événements ne sert pas les intérêts de Washington, affirme le groupe de réflexion du Pentagone, la RAND Corporation, dans un nouveau rapport publié vendredi.

» Rédigé par Samuel Charap et Miranda Priebe, "Avoiding a Long War" accepte les prémisses dominantes du conflit, mais note que les intérêts américains “s’alignent souvent sur les intérêts ukrainiens, mais ne sont pas synonymes”.

» Selon les auteurs, le conflit a déjà infligé d'importants dommages économiques, militaires et de réputation à la Russie, de sorte que son “affaiblissement progressif supplémentaire n’est sans doute plus un avantage aussi important pour les intérêts américains”. »

Autrement dit : tous les avantages importants que les USA pouvaient attendre du conflit en termes d’affaiblissement de la Russe ont été tirés, désormais la tendance s’inverse et les USA y ont plus à perdre que les Russes. C’est bien entendu du pur simulacre dans l’exposé de la situation, avec en moins les grandes ambitions hollywoodiennes (Poutine par-dessus bord, ‘regime change’, la Russie découpée en confettis), –  mais ici, répétons-le, seule compte la perspective ; et celle-ci, pour la RAND, est de freiner, freiner, freiner, et de se replier prudemment et avec l’élégance caractéristique des USA dans cette sorte de situation.

Vous voulez des arguments ?

« Le prix à payer par l'Occident n'est pas négligeable non plus, qu'il s'agisse de la perturbation des marchés de l'énergie, des denrées alimentaires et des engrais ou du coût du “maintien de la solvabilité économique de l'État ukrainien”, qui ne fera que ”se multiplier avec le temps”.

» L'aide militaire de l'OTAN à l'Ukraine “pourrait également devenir insoutenable après une certaine période”, tandis que la Russie pourrait “inverser les gains ukrainiens sur le champ de bataille”, ont-ils ajouté. Le conflit “absorbe le temps des hauts responsables politiques et les ressources militaires américaines”, détournant Washington d'autres priorités mondiales, comme la Chine, tout en poussant Moscou à se rapprocher de Pékin. »

Et puis celui-ci enfin, suprême et définitif comme la Fin des Temps, qui accepte l’argument de la “guerre existentielle” pour la Russie, et qui pare la Russie, pourtant simulacrement culbutée par l’Ukraine, d’une force de caractère sans égale avec le terminus au bout du tunnel :

« Moscou “perçoit cette guerre comme étant quasi existentielle” et a fait preuve d’une “grande détermination”, mettent en garde les auteurs, ce qui augmente la probabilité qu'elle utilise des armes nucléaires si elle se sent menacée. »

Soyez sûrs au moins d’une chose : tous les généraux qui comptent au Pentagone ont lu le rapport, si même ils ne l’ont inspiré. C’est une façon pour eux de dégainer l’épée dans une bataille d’un curieux renversement de situation, puisqu’il s’agit, toujours pour eux, de remporter une victoire qui signifierait qu’il faut rengainer l’épée portant l’étincelle nucléaire. Mais nous sommes habitués, depuis les années 1990, à voir les militaires US, à la fois s’ébattre dans une forêt de $milliards et une suite sans fin d’interventions diverses, et se battre contre les fous-neocon qui veulent la der-des-ders et la “mère des guerres stupides” pour mettre fin à l’espèce humaine en même temps qu’à toutes les guerres stupides.

D’où vient la RAND ?

On a vu plus haut quelques références sur la RAND Corporation, qui est un avatar né de la formation du Complexe Militaro-Industriel (CMI) pendant la Deuxième Guerre mondiale, sous l’impulsion de trois hommes : les généraux Arnold (créateur de l’USAF), LeMay (l’homme du SAC et garde du corps d’Arnold) et l’avionneur Donald Douglas, ami d’Arnold et financier du projet.

Note de PhG-Bis : « PhG tient essentiellement à rappeler constamment que le CMI “aux origines”, dans les années 1930, n’a quasiment aucun lien avec les militaires mais implique une fusion entre l’idéologie suprémaciste anglosaxonne et la technologie, dont l’industrie aéronautique alors en formation est l’étendard. Le “M” n’est venu s’ajouter qu’avec la guerre. »

Pour illustrer ce rappel et donner une mesure de la formidable, de l’écrasante (quoique discrète) influence de la RAND, on citera quelques phrases de notre texte sur la RAND du 7 mai 2008 :

« Le CMI, et la RAND par conséquent, n’a rien à voir avec les idéologies européennes telles qu’on aime à les citer pour faire frissonner les invités du soir dans les dîners en ville. Le CMI n’a rien d’une sorte de monstruosité fasciste. Il s’agit d’une structure absolument moderniste, appuyée sur les principes libéraux, proclamant l’idéologie moderniste de la démocratie et utilisant la communication d'une façon extensive, tout cela dans les normes conformistes du système. (C’est par la démocratie à la sauce américaniste et libérale que le CMI fait son office. Il n’est ainsi pas entravé par les subtilités régaliennes d’un véritable Etat à fondation historique, attentif au bien public et à toute cette sorte de chose. Il est parfaitement en ligne car c’est bien ainsi que fonctionne la démocratie américaniste.)

» La RAND représente cette spécificité, dans le luxe de Santa Monica (Californie) et les salaires plantureux des experts. C’est une interface d’honorabilité, une entreprise de recyclage dont l’objet précis est d’institutionnaliser des idées et des thèses dont le CMI a besoin pour des raisons diverses (politiques et idéologiques, commerciales, etc.). RAND a aussi un rôle non négligeable de subordination mondaine de relais étrangers. A la RAND, dont le prestige atlantiste est considérable, on recrute avec élégance les apprentis-experts et autres (journalistes, experts, futurs hommes politiques, etc.) des pays de la communauté atlantique, dont on espère avec patience et confiance qu’ils seront plus tard des relais américanistes appréciés. La RAND fut notamment le creuset de la ‘Transatlantic New Generation’ lancée au début des années 1980, “vivier” comme on dit de recrutement pour le CMI et les américanistes, et dont nous subissons aujourd’hui l’amicale pression par le biais de divers dirigeants et hommes d’influence, dans nombre de pays d’Europe. Cet aspect de son activité complète son rôle et sa place centrale, au cœur du CMI et pour exalter sa raison. »

Bataille suprême à Washington ?

Tout cela pour en arriver à quoi ? A conclure, puisque la RAND exprime et conceptualise les conceptions les plus profondes des militaires du CMI, que c’est une bien solide hypothèse d’avancer l’idée que le Pentagone, surtout du côté des forces armées et malgré toutes ses gesticulations mensuelles à Ramstein, ne veut pas d’une guerre directe, totale et frontale avec la Russie, simplement pare qu’il sait que le nucléaire en sera le terme, et qu’en cette matière les Russes sont de sacrés clients. Nous ne sommes plus au temps du SAC du général LeMay, lorsque les USA dominaient ce domaine terrible des « mille soleils ». Aujourd’hui, le Pentagone tremble face aux forces nucléaires stratégiques russes complètement renouvelées, hypersonique à la bretelle, capables peut-être d’une première frappe “de décapitation”. Les généraux veulent pouvoir freiner à temps devant cette perspective.

Curieusement, c’est la RAND qui a lancé l’idée d’une attaque directe mais hybride contre la Russie, même si elle a commencé à freiner depuis...

« En 2019, le groupe de réflexion a fourni un plan pour “dépasser et déséquilibrer” la Russie qui comprenait des sanctions économiques, l'envoi d'armes à l'Ukraine, la promotion de soulèvements en Asie centrale et même le déploiement de plus d'armes nucléaires en Europe. En revanche, les conseils sur la manière d'éviter l'escalade avec Moscou tout en armant Kiev, datant de juillet dernier, semblent avoir eu peu ou pas d'effet. »

Ce rapport de vendredi d’avant-hier accentue le freinage et sa signification est très certainement significative. Nous ne voulons pas dire par là que toute perspective d’une guerre nucléaire avec composante nucléaire est écartée, mais plutôt qu’il existe désormais très sérieusement une puissante opposition dissimulée à cette perspective. Nous voulons dire que plus “l’escalade-escalator” fonctionnera, plus se développera au cœur de Washington et de son “État profond” une impitoyable bataille sur la guerre totale ou pas contre la Russie. Les enjeux sont tellement colossaux, des deux côtés, qu’il nous paraît bien qu’on puisse en arriver à Washington à des affrontements qui mettront en péril tout le système du pouvoir de l’américanisme, avec des possibilités inédites de coups de force et autres types d’événements inconstitutionnels. Au-delà de ces “enjeux colossaux”, c’est là qu’on trouve le “Père de tous les enjeux colossaux”.

 

Mis en ligne le 28 janvier 2023 à 15H35