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24132 juin 2008 — George Monbiot a bien exprimé le problème, ou le dilemme. Il parle, dans ce texte publié le 27 mai, de l’attitude du gouvernement Gordon Brown, par ailleurs champion de la lutte contre la pollution (les émissions de CO2), face à la crise du pétrole, ou la soi-disant “crise du prix du pétrole”… (Pour rappel, l’article de Monbiot est écrit sous la forme d’une lettre adressée au roi Abdallah d’Arabie Saoudite.)
«… So how does [the UK’s government] respond? By angrily demanding that you remove them so that we can keep driving and flying as much as we did before. Last week, Gordon Brown averred that it's “a scandal that 40% of the oil is controlled by Opec, that their decisions can restrict the supply of oil to the rest of the world, and that at a time when oil is desperately needed, and supply needs to expand, that Opec can withhold supply from the market”. In the United States, legislators have gone further: the House of Representatives has voted to bring a lawsuit against Opec's member states, and Democratic senators are trying to block arms sales to your kingdom unless you raise production.
»This illustrates one of our leaders' delusions. They claim to wish to restrict the demand for fossil fuels, in order to address both climate change and energy security. At the same time, to quote Britain's Department for Business, they seek to “maximise economic recovery” from their remaining oil, gas and coal reserves. They persist in believing that both policies can be pursued at once, apparently unaware that if fossil fuels are extracted they will be burnt, however much they claim to wish to reduce consumption. The only states that appear to be imposing restrictions on the supply of fuel are the members of Opec, about which Brown so bitterly complains. Your Majesty, we have gone mad, and you alone can cure our affliction, by keeping your taps shut.»
La crise du pétrole (voir notre Analyse ce jour), – ou plutôt les effets de la crise du pétrole se développent dans tous les domaines de l’économie et de la société. Les protestations des pêcheurs puis des agriculteurs français se sont répandues en Europe comme une traînée de poudre, mesurant par là combien le sentiment français de protestation est toujours précurseur. Le président français Sarkozy propose des aménagements de la TVA pour réduire la pression des prix sur les catégories socioprofessionnelles concernées, et protestatrices. Cela entraine d’autres protestations moins bruyantes mais aussi fermes, des structures européennes cette fois et en sens contraire naturellement. C’est ce qu’observe The Independent samedi:
«Luxembourg's Finance Minister, Jean-Claude Juncker, who chairs the commission of European Union finance ministers, issued a call to all EU governments yesterday to hold their nerve and avoid the temptation to use the tax system to relieve the misery of high oil prices. He reminded them that, when they met in Manchester in 2005, they agreed that such a move would encourage demand and send the wrong message to oil producers.»
Tout le monde n’est pas d’accord à propos de cette réaction de Jean-Claude Juncker. Les Français laissent entendre que Juncker juge les idées françaises «assez intéressantes».
Quelle importance, tout cela? Considérable du point de vue de la politique intérieure la plus immédiate, sans aucun doute. Le commentaire inévitable accompagnant les projets de Sarkozy se réfèrent notamment au constat que le président espère “remonter dans les sondages” si ses idées sont suivies, parce qu’il s’y trouve fort bas (dans les sondages). L’attitude n’est pas différente de celle de Gordon Brown, comme l’a noté Monbiot. Le commentateur anglais est prompt à mettre en évidence leurs contradictions tout aussi évidentes. Nos dirigeants veulent lutter contre la consommation du pétrole pour la réduire, pour des raisons économiques et surtout pour renforcer la lutte contre la crise climatique ; dans un même mouvement complètement contradictoire, ils demandent qu’on produise plus de pétrole pour que le prix baisse, qu’on puisse consommer plus, qu’on puisse lutter contre la “crise” économique qui est en fait le simple constat que la consommation augmente partout alors que la production stagne, ou le constat que la spéculation et les manœuvres financières font monter le prix du pétrole. Parler aujourd’hui d’“économie” c’est dire nécessairement “crise”: la crise se trouve dans ce fait que le facteur fondamental de l’économie, qui est la consommation d’énergie pour faire tourner l’économie, augmente pour une raison ou l’autre, et d’une façon générale se trouve hors de tout contrôle; plus l’économie “marche”, y compris l’économie de spéculation qui est une notion pléonastique, plus elle est “en crise”: ne peuvent-ils voir cela?
Le même Independent, samedi également, commente dans son éditorial la référence faite par Brown à l’idée de “choc pétrolier”. Brown parle de celui des années 1970. Il conclut explicitement : puisqu’on est parvenu à maîtriser ce “choc”-là dans ces années-là on peut le faire à nouveau:
«Gordon Brown this week described the present economic crisis as the third great “oil shock” of recent decades. In fact, there are important differences between the present situation and the energy shocks of the 1970s. The cause of the high price of oil in that unhappy era was Middle Eastern producers cutting back supply for political reasons; the fundamental reason for soaring prices today is a surge in demand from the rapidly growing economies of Asia. Yet the Prime Minister was justified in drawing a comparison with regard to the political ramifications.»
Le quotidien britannique critique évidemment et effectivement cette conception, cette approche du Premier ministre britannique. Le raisonnement est simple et tout aussi évident: «But the very thing governments should not be doing is bowing to popular pressure to interfere in the market to make energy less expensive. The oil shocks of the 1970s were followed by three decades of cheap oil and gas. The energy conservation and diversification projects established in those years were rapidly discarded. The economics are radically different this time. Our response must be radically different too.»
Où se trouve fondamentalement la crise? Les mêmes hommes qui proclament la nécessité de lutter contre la crise climatique (Sarkozy et Brown s’en sont fait les champions), donc contre les émissions de CO2 provenant de la combustion du pétrole, réclament toutes les mesures du monde pour permettre une combustion accélérée du pétrole. «Your Majesty, we have gone mad…», observe Monbiot. On ne peut mieux dire, parce que le terme “mad”, qu’on aura traduit aisément, renvoie à la psychologie.
Le seul rapport que les hommes politiques aient fait jusqu’ici entre la crise climatique et la crise du pétrole est d’ordre statistique: le pourcentage de soutien, dans les populations électrices, pour la lutte contre ces deux crises est à peu près semblable. Cette unité de réaction dans le public les conduit à une confusion terrible. Les hommes politiques ne mesurent pas que la contradiction entre ces deux batailles n’est pas longtemps supportable pour leur psychologie, outre le désordre que les événements politiques et économiques engendrés par les deux batailles contradictoires ne cessent d’accentuer. Ils n’ont pas tenté d’apprécier d’une façon critique la substance des deux crises, essentiellement pour en établir les différences et la hiérarchie. Cette faiblesse du jugement est un handicap très lourd, qui pèse sur leurs psychologies.
Il est aisé de montrer que la contradiction exacerbée par les événements illustre simplement la crise générale de notre système. La “crise générale de notre système” est arrivée à un point de fusion, terme parfaitement appropriée pour le pétrole qui doit brûler et un système qui a été conduit par ses propres mécanismes au “choix” qui n'en est pas un de la thermodynamique nécessairement prédatrice et entropique (voir Le choix du feu, d’Alain Gras). Ce n’est pas nécessairement la fusion définitive de la crise achevée, pour ces psychologies-là; il suffirait, pour le court terme, que le prix du pétrole retombe, – ce que certains prévoient tandis que d’autres annoncent le prix du baril à $200, – pour qu’on fasse des prévisions immédiates procurant la détente temporaire de leurs psychologies. Mais le bon sens, hors des prévisions contradictoires, suffit pour comprendre que cette situation de fusion de cette “crise générale de notre système” va devenir de plus en plus courante, de plus en plus répandue, de plus en plus la norme de notre perception du monde. Comment vont-ils résister? Comment leurs psychologies va-t-elle tenir ce qui n’est plus un “choc”, comme l’espère Brown, mais un état constant nouveau d’une épouvantable tension antagoniste?
L’issue, bien improbable dans l’état actuel des psychologies, ne peut être trouvée que dans le sens du tragique qu’appelle la description nécessaire des événements («un tout autre type de rationalité», selon René Girard). On ne suggère pas une recette pour la résolution de la crise, ou plutôt la résolution de la contradiction entre les crises, mais une attitude pour accepter la réalité de ces crises et du “point de fusion” qu’elles décrivent. Cela suppose une psychologie eschatologique. (Voir notamment nos F&C des 14 mai et 17 mai, et cet exercice de définitions : «… nous nous référons à cette définition pratique et concrète, et excellente en tous points, que donne Roger Garaudy de l’eschatologie (à côté de la définition théorique : “Etude des fin dernières de l’homme et du monde”): “L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui.”»)
Y a-t-il un espoir que cette nouvelle psychologie puisse se faire jour chez nos dirigeants? Y a-t-il un espoir qu’un de ces dirigeants puisse établir une hiérarchie lucide des crises? (Il s’agit de faire la différence entre le domaine tactique conjoncturel et le domaine stratégique systémique. Observer que la crise du pétrole nécessite peut-être des mesures tactiques temporaires pour tenter d’aménager l’aspect économique du “choc” et le rendre moins cruel ne doit pas empêcher de conclure que la crise du pétrole a sa justification fondamentale parce qu’elle pousse à la réduction de la consommation et nous projette au cœur même de la réalité de notre crise systémique générale.) Pour nous, ce serait trahir la psychologie eschatologique que nous appelons par ailleurs de nos vœux que tenter de répondre à ces questions.
Un de Gaulle ou un Churchill aurait été assez fou, c’est-à-dire assez sage pour oser suivre cette voie psychologique. De Gaulle affectionnait de jouer avec la notion de “chaos” et l’on se rappelle que son argument électoral était ainsi résumé: “moi ou le chaos”. Rétrospectivement, au vu du comportement de ses successeurs, l’argument électoral prend tout son sens. L’“esprit churchillen” tant vanté par les imbéciles autour d’affaires caricaturales comme l’Irak ou le terrorisme, aurait sa place ici, en nous invitant à lutter avec “des larmes, de la sueur et du sang” contre la vraie crise, qui est celle de nos psychologie incapables d’accepter l’effrayante réalité de la faillite par sa perversité profonde d’un système qui soumet le monde à sa dictature. On dira: c’est fini, le moule (de Gaulle, Churchill) est cassé. A nouveau, on observera que c’est trahir l’esprit eschatologique en préjugeant d’un avenir qui nous dépasse, – tout en admettant qu’effectivement, dans les conditions présentes, débusquer un nouveau Churchill ou un nouveau de Gaulle peut paraitre une tâche singulièrement herculéenne.