Pourquoi pas l'Irak?

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Pourquoi pas l'Irak ?


14 janvier 2003 — Le texte du Washington Post du 12 janvier (« U.S. Decision On Iraq Has Puzzling Past — Opponents of War Wonder When, How Policy Was Set ») doit rester dans nos annales (à noter qu’il s’agit du Post, qui est plutôt partisan de la guerre contre l'Irak, donc peu suspect de déformer les faits dans le sens où nous conduit l'article). Il s’agit d’une enquête très convaincante sur la question de savoir comment l’attaque contre l’Irak a été décidée, une enquête réalisée dans les règles de l’art, qui découvre une situation qui nous paraît extrêmement caractéristique et extraordinaire ; — une situation dont on se doutait qu’elle existait mais qui apparaît encore plus extraordinairement surprenante avec la confirmation de son existence.

(Il faut également noter que les réactions à cet article ont en général été modérées, ou mitigées. Il semble que la situation que cet article détaille ne surprenne pas comme elle nous surprend, ce qui implique, dans le chef de nombre d’observateurs, une acceptation des tendances ainsi décrites : il y a effectivement, dans le public, dans les milieux journalistiques des grands médias, dans les milieux de la communication, une acceptation de l’arbitraire, des tendances complètement irrationnelles dans la conduite de la politique, l’acceptation des images comme arguments décisifs et ainsi de suite, — et la transmutation quasi-instantanée de cette irrationalité générale en un habillage de rationalité, voire même d’“objectivité”.)

Nous avons déjà proposé un commentaire court sur ce texte, en même temps que le texte. Nous y revenons parce que ce texte constitue la description d’un de ces tournants qui peuvent marquer fortement notre perception du pouvoir américain, pour ceux qui s’inquiètent d’observer l’évolution de ce pouvoir et d’aiguiser la perception qu’ils en ont. Il s’agit certes de l'aspect psychologique de la crise. Le principal intérêt du texte n’est pas de nous apprendre que l’administration GW avait décidé d’attaquer l’Irak dès le 17 septembre 2001, cela on le savait peu ou prou , — le principal est de nous montrer comment le choix de l’Irak est venu à être approuvé.

La description du processus menant à la décision de guerre contre l'Irak se réduit, après tout, à ce paragraphe, qui sert de commentaire au constat que la planification pour une attaque contre l'Irak apparaît en footnote (sorte de : “à propos ...”) du document du 17 septembre 2001 ordonnant l'attaque contre l'Afghanistan :


«  Instead, participants said, the decision to confront Hussein at this time emerged in an ad hoc fashion. Often, the process circumvented traditional policymaking channels as longtime advocates of ousting Hussein pushed Iraq to the top of the agenda by connecting their cause to the war on terrorism. »


En d'autres termes, il faudrait substituer à la question “pourquoi l'Irak ?” posée par ceux qui s'interrogeraient à propos d’un pays à attaquer après l’Afghanistan (ce premier choix ayant été accepté unanimement), — il faut substituer la question : “pourquoi pas l'Irak ?”. Nous ne sommes plus dans le domaine de l'affrontement politique mais dans celui d'un domaine kafkaïen notablement épuré des complications européennes, pour mieux correspondre aux standards hollywoodiens. On décide d’attaquer l’Irak “parce que …”, et le reste suivra. (Et l’on met de côté les gens qui, dans les dédales bureaucratiques, pourraient s’y opposer.)

Certes il y a les manigances des super-hawks. Les super-hawks sont toujours là pour manigancer, ils sont conformes à leur nature qui est celle de la manigance sans fin. Pour autant, il n’y a pas de putsch et les super-hawks ne font que rappeler opportunément l’existence de l’Irak comme cible “qui va bien”. L’image qu’avançait le professeur Rotblat lors de la conférence Guardian/RUSI du 8 janvier, même avec la réserve judicieuse qu’elle contient (« A group of hardliners in the United States has hijacked the president — not that much force was needed for this ») nous paraît moins appropriée. Il y a et il reste que le président signe un ordre d'attaque de l'Afghanistan, avec une annexe disant à peu près “à propos, après nous attaquons l'Irak”, qu'il semble ne s'étonner de rien, ne poser aucune question, ne convoquer aucune réunion, que personne du “circuit normal” du processus de decision–making ne dit rien, que les choses vont de la sorte, que nous en sommes où nous en sommes aujourd'hui, au bord d'une guerre, et que c'est bien ainsi parce qu'autrement que ferait-on ? Est-ce bien sérieux ? Mais oui, sans aucun doute, c'est mortellement sérieux.

Il faut noter cela : au départ, il n'est pas question d'ivresse de puissance, d'hubris, de champs pétroliers à annexer, d'analyses tronquées, d'ambitions impériales et de toutes ces sornettes dont on nous rebat les oreilles. Au début, pour l'essentiel, pour ce qui est de la signature du président et de l'attitude de ses principaux conseillers, — il n'y a rien ; une sorte de : “puisque c'est écrit, c'est que c'est conforme au script, non ?” En un sens, voilà qui rassure : le processus de decision-making à Washington est bien plus innocent qu'il ne paraît. Mais dans tous les sens du terme.


« On Sept. 17, 2001, six days after the attacks on the World Trade Center and the Pentagon, President Bush signed a 21/2-page document marked “TOP SECRET” that outlined the plan for going to war in Afghanistan as part of a global campaign against terrorism. Almost as a footnote, the document also directed the Pentagon to begin planning military options for an invasion of Iraq, senior administration officials said.

» The previously undisclosed Iraq directive is characteristic of an internal decision-making process that has been obscured from public view. Over the next nine months, the administration would make Iraq the central focus of its war on terrorism without producing a rich paper trail or record of key meetings and events leading to a formal decision to act against President Saddam Hussein, according to a review of administration decision-making based on interviews with more than 20 participants.

(...)

» The administration has embarked on something “quite extraordinary in American history, a preventive war, and the threshold for justification should be extraordinarily high,” said G. John Ikenberry, an international relations professor at Georgetown University. But “the external presentation and the justification for it really seems to be lacking,” he said. “The external presentation appears to mirror the internal decision-making quite a bit.” »


Bien sûr, si la présentation extérieure qui suivit la “décision” du 17 septembre semble ne pas être à la hauteur de l'acte envisagé, ce n'est pas faute d'avoir essayé (12 mois et des poussières de pilonnage de propagande, de mensonges, de recoupements mal faits, d'affirmations erronées, tout cela relayé au garde-à-vous par une presse étonnamment préoccupée de ne surtout pas faire un pli par rapport à la ligne officielle) ; et l'absence de résultat convaincant n'indique rien d'autre que l'absence de substance du cas, — on ne trouve pas de raison convaincante parce qu'il n'y en a pas. G. John Ikenburry le laisse entendre lorsqu'il note que la faiblesse, la quasi-nullité de la présentation publique, effectivement, reflète « the internal decision-making quite a bit ».

Enfin, quelle explication fondamentale trouver à cet aspect si mystérieux d'une décision qui semble venue de nulle part et s'être imposée de façon si impérative, alors que le Post ne cesse de nous rappeler qu'autant GW Bush que Cheney se montraient remarquablement prudents sur l'Irak, pendant la campagne électorale et après ? Quelle explication ? Réponse, quasi-divine : parce que ... « the answer was so self-evident » … Évidemment, le 11 septembre est passé par là et l’émotion primaire a submergé tous ces hommes soi-disant rationnels qui tiennent le pouvoir aux USA.


« Advocates for military action against Iraq say the process may appear mysterious only because the answer was so self-evident. They believe that Bush understood instantly after Sept. 11 that Iraq would be the next major step in the global war against terrorism, and that he made up his mind within days, if not hours, of that fateful day. “The most important thing is that the president's position changed after 9/11,” said a senior official who pushed hard for action. »

(...)

» “Certainly, different people at different times were arguing for a more vigorous approach to Saddam,” one senior official said. “But nobody suggested that we have the U.S. military go to Baghdad. That was transformed by Sept. 11.”

» Iraq, and its possible possession of weapons of mass destruction, was on the minds of several key officials as they struggled to grapple with the aftermath of Sept. 11. Cheney, as he watched the World Trade Center towers collapse while he was sitting in front of a television in the White House's underground bunker, turned to an aide and remarked, “As unfathomable as this was, it could have been so much worse if they had weapons of mass destruction.” »

» The same thought occurred to other senior officials in the days that followed. Rumsfeld wondered to aides whether Hussein had a role in the attacks. Wolfowitz, in public and private conversations, was an especially forceful advocate for tackling Iraq at the same time as Osama bin Laden. And within days, national security adviser Condoleezza Rice also privately began to counsel the president that he needed to go after all rogue nations harboring weapons of mass destruction. »


Bien, — le mot de la fin nous est donné par Condy Rice lorsque, devant le pauvre Richard Hess, du département d'État, qui vient se renseigner pour savoir comment et quand on va débattre de la décision à l'égard de l'Irak, elle répond : «  Don't bother, [t]he president has made a decision. » On sait effectivement que ce président pense de cette façon. C’est lui qui dit (dans ses entretiens avec Bob Woodward) cette phrase absolument stupéfiante pour un homme venu au pouvoir, à la tête de la plus grande puissance du monde, et montrant une ingénuité impliquant un si complet manque de doute, d’interrogation sur soi et sur le monde, de distance vis-à-vis de ses réactions, d’humilité enfin  : « I'm the commander, I do not need to explain why I say things. That's the interesting thing about being the President. Maybe somebody needs to explain to me why they say something, but I don't feel like I owe anybody an explanation.... »

• La conclusion que nous tirons de cet article, après beaucoup d'autres analyse et observations dans ce sens, c'est que nous assistons à une énorme crise du pouvoir aux USA ; plutôt que crise, d’ailleurs, il faudrait parler d'un délitement accéléré du pouvoir, un effondrement de la raison qui doit gouverner le pouvoir, délitement et effondrement auxquels correspond une perte de sang–froid et du sens de la mesure par les hommes qui tiennent ce pouvoir, qui acceptent d’être complètement entraînés par leurs émotions, d’entériner des propositions d’action simplement justifiées par “l’air du temps” («N>ad hoc fashion »), pourvu qu’elles aient une forme rationnelle, une de ces formes qui rassurent les esprits courants aujourd’hui (et quelle forme plus rassurante qu’un document “Top Secret”  ?).

• De telles situations et de tels processus de décision nous invitent à nous interroger sur la prochaine intervention en Irak, si elle a lieu, avec toutes les péripéties qui risquent de l’accompagner, pour se demander comment réagira une telle équipe soumise à de telles pressions psychologiques qui ne se marquent pas par la pathologie classique des tensions psychologiques mais par des substitutions de représentations du monde à la place de la perception du monde, — la pire des pathologies évidemment. Il faut noter que la crise nord-coréenne, elle-même, a montré à cet égard des signes inquiétants.

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