Peur de l’autre et haine du “centre”

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Peur de l’autre et haine du “centre”

29 septembre 2009 — Depuis l’été brûlant et hurlant de la campagne des soins de santé aux USA – et l’affaire n’est pas finie – le spectre de la violence civile aux USA est apparu. La Speaker de la Chambre, la démocrate Nancy Pelosi, a lancé, à la mi-septembre, un avertissement selon lequel elle jugeait, d’une façon avisée, que la colère de ces dernières semaines pourrait déboucher sur la violence.

Bill Clinton, par ailleurs d’une médiocrité et d’un conformisme navrants dans le propos, parle (le 27 septembre 2009) de la “vaste conspiration d’extrême droite” qui persiste, lui attribuant la responsabilité des manœuvres républicaines, des diverses interventions haineuses et des mouvements de colère populaire. Il compare évidemment cette conspiration à celle dont il souffrit paraît-il durant sa présidence, mais rassurant tout de même son petit monde sur la victoire assurée des démocrates en novembre 2010. Il y a aussi le signe, très récent, assez insignifiant dans son importance mais néanmoins extraordinaire dans sa forme et dans la psychologie dont il témoigne, de ce sondage sur Facebook, prestement retiré après 731 réponses, sur la question : “Obama devrait-il être tué?”

On pourrait dire qu'il y a rien dans tout cela de fondamentalement nouveau, bien que la mesure de l’exacerbation des sentiments est impressionnante; il s'agit d’une peur de type américaniste pour tout ce qui peut ressembler à une violence civile et les obsessions qui vont avec. Tout de même, la situation est bien différente de celle qu’évoque Clinton. Lui-même le reconnaît, mais c’est pour prédire qu’elle est à l’avantage des démocrates – en termes électoraux s’entend, rassurez-vous braves gens. Bref, on parle boutique et arrière-cuisine, puisqu’il est toujours question de comptabilité électorale. En un sens, la médiocrité de l’establishment américaniste est certainement l’une des indications de la gravité de la situation: ils avertissent, s’effraient mais ils parlent ou pensent en termes partisans et politiciens. Ils n’ont aucunement l’idée d’évoquer l’extrême gravité de la crise générale qui frappe leur Grande République; car c’est bien là la différence avec l’époque Clinton, dans cette “extrême gravité”; et c'est bien là le “fondamentalement nouveau” tout de même, la rencontre de cette crise générale et de réactions de colère incontrôlées qui, d'habitude, s'expriment plus sporadiquement, et souvent à des propos qui disparaissent assez vite.

Un texte publié par Politico.com le 25 septembre 2009, aborde la question, disons du point de vue policier mais surtout sous un angle psychologique. Le thème est simple, suivant la crainte exprimée par Pelosi: toute cette colère peut-elle dégénérer en violence civile, en trouble, en désordre? Certes, on signale l’assassinat d’un agent fédéral des services de recensement dans le Kentucky, avec l’expression “Fed” (pour Federal) inscrite sur sa poitrine. Ce peut-être une indication politique comme ce peut être un artifice pour brouiller les pistes; mais c’est l’indication que, d’une façon ou l’autre, pour l’exprimer ou pour s’en servir comme dissimulation, l’idée de la violence anti-gouvernementale est dans les esprits.

«Beyond any specific case, some of the experts see the political moment as a part of a larger trend that’s been developing since the mid-’90s — dating back to GOP attacks on President Bill Clinton and continuing through the left’s sharp criticism of President George W. Bush, who was called a “liar” and “loser” by Senate Majority Leader Harry Reid (D-Nev.). This summer’s protests against health care included an episode where freshman Rep. Frank Kratovil Jr. (D-Md.) was hanged in effigy. Anti-energy bill protesters tarred and feathered an effigy of Rep. Allen Boyd (D-Fla.). Last Halloween, a homeowner in liberal West Hollywood hanged in effigy Republican vice presidential candidate Sarah Palin at his home.

»There’s a big difference, of course, between a person who shouts at a congressman at a town hall and a person who would do something much more violent. But security experts say that the shouting incidents and other angry moments in recent weeks serve as indicators of an increase in political rage in the culture.

»That rage comes against a backdrop of enormous changes in American life. The United States suffered a humiliating economic collapse that threatens its long-term position as the world’s most important economy, with a staggering 9.7 percent unemployment rate. President Barack Obama made several controversial federal interventions into the private sector. At the same time, the country has elected its first African-American president at a moment when dramatic demographic changes mean that the groups now considered racial minorities will account for the majority of the U.S. population by the year 2042. That kind of sweeping social change can be deeply unsettling.

»“Times of threat bring increased aggression,” said Jerrold Post, a CIA veteran who founded the agency’s Center for the Analysis of Personality and Political Behavior during his 21-year career at headquarters in Langley, Va. “And the whole country’s under threat now, with the economic difficulties and political polarization,” said Post, now a professor of psychiatry at The George Washington University. “The need to have someone to blame is really strong in human psychology. And once you have someone to blame, especially when there’s a call to action, some see it as a time for heroic action.” […]

»All that contributes to a dangerous mix, says former Secret Service agent Ronald Williams, who served from 1970 to 1993. “When there are vitriolic comments, acrimonious commentary and anger, the likelihood of violence escalates,” he said. Williams, who served on the protective detail for Ford, said he agreed with Pelosi’s comments, even though he doesn’t personally care for the speaker’s politics. “I’m not a real big fan of Nancy Pelosi’s,” he said. “But she is correct.”»

Le rôle de la psychologie

Reprenons l’idée de Clinton. Le bel ex-président a une cervelle de moineau, moineau qui plaît aux dames mais enfin moineau tout de même, avec la mémoire à mesure… Bref, il confond tout. Le “complot” dont il parle n’a jamais rassemblé les foules au vrai sens du terme (le sens “populiste”) dans les rues ou dans les urnes, que ce soit en novembre 1994 (raclée monumentale des démocrates manipulée par les républicains type-Gingrich) ou en 1998 (affaire Lewinski). Il y a eu la colère des foules dans les années 1990, mais ce fut à une toute autre période que celle du “complot d’extrême droite” et ce fut lui, Clinton, le démocrate, qui en profita directement. Il y eut la candidature Buchanan dans une Amérique sortant de récession, contre George Bush-Senior, dans les primaires républicaines de février-mars 1992, qui ressemblait à une révolte populiste, avec des mouvements de foule à mesure; puis la candidature indépendante, également populiste et en même temps très conservatrice (donc prenant des voix à Bush-père), de Ross Perot, qui rafla 19% des voix aux présidentielles de novembre 1992, assurant ainsi l’élection de Clinton.

Aujourd’hui, nous avons tout en même temps; le complot d’extrême droite (et de divers autres horizons, sans doute), la colère populaire, la “fin de la crise” pour Wall Street et la récession presque dépressive pour l’électeur moyen et ainsi de suite. Et puis, nous avons les suppléments divers : le repli US, les guerres sans but et sans fin, le président noir et socialiste, ou Africain-Américain et réformiste selon le point de vue; le “big government”, les changements culturels, l’immigration; bref, une sorte de sentiment d’entraînement irréversible vers le malheur, la désunion et le désordre, qui constitue une charge formidable sur la psychologie.

A côté de cela, l’incompréhension, l’aveuglement sont complets. A droite certes, à gauche pas moins. Même la très brillante Naomi Klein (La stratégie du choc), interviewant Michael Moore, tombe d’accord avec son interlocuteur pour faire du mouvement Tea Party un mouvement caractérisé par la défense du capitalisme intégral (anti-gouvernement), le racisme (Obama) et la manipulation par les grands conglomérats, pharmaceutiques notamment. Fort bien, Tea Party est contre le gouvernement d’Obama-le-socialiste, donc c’est un mouvement qui est un parangon du “capitalisme intégral”; puis l’on se demande aussitôt qui a couvert Wall Street d’une pluie de centaines et de milliers de $milliards, qui viennent, quand l’argent existe, du contribuable, et sans espoir de retour? (Klein note tout de même: «Meanwhile, we are not seeing too many signs of the hordes storming Wall Street.» – sans aller à la conclusion de se demander où est le capitalisme intégral dans ce cas gargantuesque, du côté de Tea Party ou du côté du gouvernement-Obama?)

Bref, tout cela nous conduit à observer que nous sommes loin d’une entente pour une insurrection générale et organisée. Mais est-ce bien utile – nous voulons dire, est-ce bien le plus efficace, “une insurrection générale et organisée”? Ce qu’il faut, c’est la destruction de la chose, le système, pas une organisation pour remplacer par avance la chose détruite, car ainsi l’organisation serait toute pleine de nombre de principes qui aboutirent, par perversion naturelle, à la chose en question. Par contre, le désordre, avec des affrontements possibles, la menace inratable dans le cas US de la fragmentation du pays, voilà qui est plus dans la prospective encourageante. L’absence d’unité, conséquence des préjugés de tous les côtés, du poids des idéologies qui nous conduisirent dans le désordre désespéré et les crises sans nombre où nous sommes, n’implique absolument pas la fin de la colère, elle l’exaspérerait plutôt.

Ce qui est remarquable, ce n’est pas l’enjeu de la crise, cette crise-là, et puis celle qui suit (sans que l’autre soit résolue), et puis une autre qui suit, etc.; ce qui est remarquable, c’est que tout devient crise, jusqu’à nous renvoyer pour notre psychologie elle-même à l’hypothèse évidente de la structure crisique, avec cette structure des événements agissant directement et irrésistiblement sur les psychologies. Nous parlons sans aucun doute et prioritairement de la psychologie US, si différente du reste, ne connaissant que les extrêmes, passant de l’arrogance, du sentiment trivial de la supériorité, du bonheur extra-terrestre réservé à la seule Grande République, au sentiment de l’apocalypse, du conflit général, de l’Ennemi qui s’incarne dans l’Autre, du Diable partout présent avec sa base-arrière au “centre”, à Washington D.C.… Cette situation très particulière, montrant qu’il y a une progression psychologique bien plus qu’une progression événementielle (même si les événements justifient amplement bien des réactions) peut être observé dans le fait que le comportement scandaleux de la sauvegarde de Wall Street n’a guère provoqué de réactions populaires tandis que le débat sur les soins de santé conduit à l’explosion sans fin qu’on voit.

L’autre point à observer est que, moins que les complots divers dénoncés ici et là, d’un côté comme de l’autre, ce qui est caractéristique est que cette colère se rassemble en un sentiment, également typiquement américain, d’hostilité au gouvernement central. Dans ce cas, chaque courant d’opinion explicité doctement par ses intellectuels est mal à l’aise, puisque l’administration Bush (républicaine) a elle-même formidablement renforcé le gouvernement central et que la gauche (démocrate), aujourd’hui sentimentalement regroupée autour d’Obama lorsqu’il s’agit des mouvements de colère du “complot d’extrême droite”, sait bien que le gouvernement central, le “centre”, actuellement occupé par Obama, est la cause de tous les maux qu’elle dénonce – le complexe militaro-industriel, l’argent de Wall Street, la politique belliciste, la corruption – bref, le système de l’américanisme.

Donc, le désordre comme perspective plus utile que l’organisation de la révolte, par ailleurs sans guère d’espoir de réussite aujourd’hui. Le désordre, aux USA, conduit toujours au même point, au même suspect, au même coupable désigné d’avance, et d’ailleurs pour les meilleures raisons du monde: le “centre” du monstre, le cœur du système. C’est pourquoi, bien plus que par goût rationnel du rangement, la Grande République ne déteste rien tant que le désordre.