Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
316128 avril 2008 — Deux lecteurs nous donnent l’occasion de discourir sur quelques-uns de nos sujets préférés. L’occasion faisant le larron et notre condition de larron étant au-dessus de tout soupçon, nous nous en saisissons prestement.
Nous citons chronologiquement ces deux lecteurs.
• Dans le Forum de notre F&C du 19 avril, à la date du 24 avril, ce commentaire de “phdel” suivi d’une suggestion, sous le titre de Bitter:
«“[...] A priori, les Américains sont beaucoup plus contrôlés par le système que ne l’étaient les Russes par leur système en 1984 ; malgré l’apparence d’une plus grande liberté formelle, ou à cause d’elle justement, ils sont beaucoup moins libres. [...] ”
»La constitution américaine consacre cette “plus grande liberté” mais “l'air du temps”, et les lois et décisions judiciaires qui lui font cortège, semblent effectivement la menacer. La parole des Russes de 1984 était encore formellement très cadenassée. Est-ce alors “l'air du temps” qui leur apporta la compensation qui autorise maintenant la comparaison?
»Cela vaudrait une bonne analyse...»
• Dans le Forum de notre Bloc-Notes du 26 avril, à la date du même 26 avril, ce commentaire de Dominique Larchey-Wendling, sous le titre de Orwellien:
«Comme le disait George Orwell :
»“During times of universal deceit, telling the truth becomes a revolutionary act.”»
Commençons par notre appréciation du commentaire de Dominique Larchey-Wendling. Pour pinailler un peu (et amorcer le cours de notre réflexion), nous dirions que le titre (“Orwellien”) pourrait conduire à un quiproquo. La remarque de McIntyre sur Obama («Obama may never recover from telling the truth») n’est pas orwellienne, elle est le contraire d’être orwellienne. Par contre, le commentaire d’Orwell que cite notre lecteur est tout à fait justifié; effectivement, le fait de dire la vérité sur un sujet perçu de façon aussi sensible par l’establishment washingtonien est sans aucun doute “révolutionnaire”. C’est là le fondement de notre “hypothèse gorbatchévienne” sur Obama.
Le paradoxe de McIntyre, dans ce bref commentaire extraordinaire, est qu’il émet une hypothèse qui a de sérieuses chances d’être juste à partir de données absolument vraies. Que peut-on lui reprocher sinon de découvrir avec cynisme, ou bien une sorte de nihilisme qui est le complément joyeux de l’hypocrisie britannique, la réalité de ce monde-là où nous vivons? Que peut-on lui reprocher sinon de décrire ce qu’il décrit sans le moindre mot de réserve, finalement comme s’il décrivait le “meilleur des mondes” possible? Mais il démontre d’autre part, de facto, qu’il existe une réelle liberté de parole dans notre système, qui peut aller jusqu’à un nihilisme qui s’avère contre-productif puisque sa remarque revient également à dire que le roi est nu, ce qui nous permet de mettre en lumière le fonctionnement du susdit système.
Puisque nous avons dit le mot (“liberté”), nous en venons à notre autre lecteur, “phdel”. Le constat de la liberté de parole de McIntyre semble aller contre notre remarque, relevée par “phdel”; mais l’on observe aussi que, d’un point de vue plus nuancé, elle peut au contraire le renforcer. Nous y sommes et nous pouvons passer à l’essence de la chose.
La liberté est une question théorique idéale et un problème pratique à la fois de comportement et de pensée bien délicat et ambigü. Nous savons, par nombre de témoignages de dissidents, que la “liberté intérieure”, après la phase d’abrutissement policier du stalinisme et dans la phase de décadence du régime qui commença après l’éviction de Krouchtchev en 1964, était une caractéristique notable du monde soviétique. Cela conduisait à des paradoxes instructifs. Boukovsky notamment, et d’autres dans le même sens, ont rapporté qu’ils se sentaient “plus libres” lorsqu’ils étaient en détention dans des camps que lorsqu’ils étaient “en liberté extérieure” (liberté de comportement). Dans le premier cas, ils se trouvaient “libres” d’exprimer leurs convictions intimes, toutes pénétrées du sens de la liberté, puisqu’ils se trouvaient ainsi en complète logique de comportement, en plus renforcés d’un puissant sentiment de subir une injustice. Boukovsky rapporte qu’il avait même trouvé le passe-temps amusant d’écrire au ministère de la justice pour réclamer l’application de ses droits selon la constitution complètement virtualiste de l’URSS (Constitution de 1935, accouchée par l’Ingénieur des Âmes, le Camarade Staline, et représentée dans la lettre comme “l’une des constitutions les plus libérales du monde”). Il recevait des réponses embarrassées de fonctionnaires qui tentaient de démontrer que la lettre était respectée bien que l’évidence orwellienne montrât que l’esprit en était absolument trahi.
Bien sûr, il faut le préciser encore plus, cette sorte d’exercice n’était possible que dans l’URSS décadente, qui avait abandonné nombre des pratiques policières de la “grande terreur” et le systématisme paranoïaque de la terreur stalinienne contraignant les corps et les psychologies jusqu’à tuer toute possibilité de “liberté intérieure” par épuisement des capacités psychologiques. (Cette évolution ne fut pas un cadeau fait aux contestataires du régime mais une nécessité vitale. Staline mort, tout le monde, et les dirigeants “survivants” eux-mêmes, avaient réalisé que ce régime fou, le stalinisme, ne pouvait plus être appliqué parce qu’il emporterait tout le monde dans son délire liquidateur, y compris les dirigeants eux-mêmes. La libéralisation du régime fut une mesure de survivance.) Dans l’URSS décadente, il ne restait donc qu’un jeu que tout le monde jouait officiellement (on “jouait” à être marxiste-léniniste) et auquel personne ne croyait plus. La fameuse blague de l’époque brejnévienne, où l’URSS est figurée par un train rencontrant des difficultés de fonctionnement sans nombre, dit tout cela; la voici résumée:
«Le train dirigé par Staline tombe en panne. Staline, qui est dans le train avec le Politburo, ordonne de liquider immédiatement le mécanicien, le chauffeur, les contrôleurs, les passagers et peut-être même quelques membres du Politburo. Quarante ans plus tard, le train dirigé par Brejnev tombe en panne. Brejnev, qui est dans le train avec le Politburo, prend la parole: “Camarades, faites comme moi, tirez les rideaux et dites ‘tchouc, tchouc, tchouc’”.»
Tout cela signifie qu’en URSS, en 1984-85, quand Gorbatchev arrive, la “liberté intérieure” est très large mais la liberté formelle est toujours contrainte à une représentation de l’apparence d’une réalité. Cette contrainte, qui n’a plus la force de la terreur policière systématique pour elle, est en train de devenir insupportable à la psychologie, parce que la décadence poursuivie du régime, amolliente et anémiante pour le régime lui-même, la transforme en mascarade. La chose touche tous les échelons de la société. Si l’URSS n’envahit pas la Pologne de Solidarnosc en décembre 1981, c’est parce que sa direction sait que des unités de réserve devraient être rappelées et que les généraux craignent presqu’à coup sûr que les réservistes n’obéiront pas aux ordres de mobilisation. (L’Afghanistan avait déjà commencé à contribuer au climat dans ce domaine de l’expédition extérieure “libératrice” des “pays-frères” en jouant son rôle débilitant.)
Le génie de Gorbatchev est d’avoir compris tout cela. (Génie ambigu si l’on considère le résultat radical [liquidation du communsme] obtenu par rapport au dessein originel [régénérer le communisme].) Sa glasnost ne libère pas l’esprit, elle libère les comportements en rétablissant le lien entre la “liberté intérieure” et la réalité, par la liberté de parole qui réduit vite à néant toute la mascarade de l’apparat marxiste-léniniste brejnévien qui ne fait plus rire personne. On ne dit pas “virtualisme brejnévien” car, si la méthode est la même, la psychologie est différente. Les Soviétiques, y compris les dirigeants, ne croient pas une seconde à cette mascarade; lorsque le Politburo, – âge moyen: 70-75 ans, – désigne, le 9 mars 1985 le “jeunot” Gorbatchev comme secrétaire général du PC de l’URSS, c’est avec mission de réformer en fond en comble la chose, le système, pour le sauver. (Alors que le virtualisme américaniste implique que ses victimes autant que ses instigateurs et ses dirigeants croient à cette représentation de la réalité.) Lorsque la vérité éclate grâce à la liberté de parole qui exprime la “liberté intérieure”, la mascarade sombre dans le ridicule et disparaît. La tempête qui s’ensuit emporte tout, le bébé avec l’eau du bain.
Notre système est complètement différent. (“Notre système”, c’est-à-dire essentiellement l’Amérique; depuis, le reste a suivi mais se trouve à des degrés divers d’américanisation à cet égard; l’Amérique reste l’irrésistible référence.) Dès l’origine, l’Amérique est construite sur la liberté. Inutile de se réjouir et d’applaudir des deux mains car ce n’est pas d’une vertu dont on parle, – c’est d'une nécessité quasiment alimentaire. L’Amérique est construite, par une oligarchie de possédants, sur l’économie et sur l’individualisme inscrits dans un messianisme religieux omniprésent qui absout la “philosophie” économico-individualiste de son matérialisme. L’économie et l’individualisme ne peuvent fonctionner qu’avec la liberté de comportement, en se gardant de toute référence régalienne de bien public.
Question de départ: comment faire tenir l’édifice, où l’on pourrait trouver un jour des contestataires capables de s’organiser? La réponse est qu’il faut façonner la “liberté intérieure” avec les contraintes du conformisme américaniste portant sur la psychologie. D’où l’importance essentielle de la communication sous toutes ses formes, – y compris l’éducation, qui est d’abord de la communication particulièrement soignée. Grâce à la liberté extérieure, la communication véhicule librement un message de conformisme et de contrainte qui forme les psychologies dès l’origine. En quelque sorte, les psychologies sont invitées à faire leur police elles-mêmes. (Si l’on veut, il pourrait s’agir d’un stalinisme sophistiqué qui aurait échangé la terreur policière contre la liberté de communication, – malgré la présence d’un appareil policier et carcéral US qui veille au grain éventuel, appuyé sur la sacro-sainte Constitution.)
(Cette description explique notre sentiment selon lequel les USA ne deviendront sans doute jamais une pays totalitaire au sens européen du terme, — fasciste ou communiste, – malgré la prévision lugubre qui en est régulièrement faite. Quelle que soit la puissance de l’appareil policier et de surveillance, la “liberté” reste la pierre de touche du fonctionnement de la société US. La communication formatrice des psychologies est l’outil principal du régime. Les USA ont leur propre forme de totalitarisme, – car c’en est un évidemment, d’une puissance peut-être inégalée, – et n’ont pas besoin de “modèle(s)” extérieur(s). Là aussi, l’isolationnisme est de règle.)
Aujourd’hui, nous aurions tendance à faire un parallèle entre l’URSS-1984 et les USA-2008, les deux “empires” arrivant, chacun dans leurs travers spécifiques, à un état de monstruosité, de décadence et d’impuissance assez similaire. Tout comme l'URSS en 1984, les USA sont en 2008 “en manque de réalité”. Mais ils sont dans une position différente: ce n’est pas une “prison extérieure” qu’ils ont à faire céder, mais une “prison intérieure”. Il est évident que les Américains n’ont guère de “liberté intérieure”, là où les Soviétiques étaient, eux, infiniment plus “libérés” qu’on ne voulait le dire. La partie est beaucoup plus difficile. Obama, avec son “Bittergate”, aurait des allures gorbatchéviennes lorsqu’il provoque involontairement le système en disant une simple vérité, mais un Gorbatchev beaucoup moins conscient de son destin et de sa tâche que l'original, qui n’a pas l’appui de ses pairs parce que ceux-ci, qui croient aux fables qu'ils racontent, ne jugent pas la réforme nécessaire.
Le cas est d’autant plus difficile que la “libération intérieure” n’a pas vraiment de référence où s’accrocher pour progresser. Nous n’avons pas notre “Ouest” mythique, comme les “dissidents” avait leur “Ouest” (l’Occident) comme référence, – même si certains, plus profonds que les autres, avaient compris de quoi il retournait. Le discours de Soljenitsyne à Harvard, en 1978, est une magnifique critique du système de l’américanisme, par un orfèvre en la matière, qui a subi dans sa chair et son âme l’indignité d’un système oppressif. Les applaudissements des auditeurs de Soljenitsyne, parmi lesquels on comptait le président Carter et sa femme, furent mesurés et un peu gênés.
Forum — Charger les commentaires