Notre “barbarie intérieure” en Afghanistan

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Notre “barbarie intérieure” en Afghanistan

Jean-François Mattei nomme cela, cet état de dégradation extrême des vertus intellectuelles et spirituelles où nous a conduit la modernité, notre “barbarie intérieure”. (La Barbarie intérieure, ou l’immonde moderne, PUF, 2002.) Nous avons, depuis ce constat de 2002, fortement évolué, dans le sens de l’extériorisation, de l’étalage et de l’application brutale de cette barbarie. Désormais, nous ne la gardons pas pour notre vertu personnelle, nous en faisons profiter le reste du monde (The Rest Of the World, s’il en reste). L’Afghanistan est un bon exemple.

Exemple désolant, dira-t-on pour suivre l’évidence de l’évènement, avec la mort de quatre soldats français, tués par un soldat afghan de cette armée constituée pour prendre la suite des défenseurs de la civilisation, sous la caution OTAN et américaniste, – dont les Français font partie, semble-t-il, selon la nouvelle politique “française”. Le président Sarko, – ès qualité et sous ce titre qui nous présente un des plus déroutants oxymores de la post modernité, – a dénoncé avec un vigueur furieuse la tragédie de ces quatre morts, suspendu l’entraînement des forces afghanes par les Français, menacé le tout d’un retrait accéléré des Français. Ces agitations sarkoziennes sont bouffonnerie pure s’il n’y avait la tragédie des quatre morts. (Même bouffonnerie d’un Sarko dénonçant les risques apocalyptiques d’une guerre contre l’Iran alors que la France poursuit, depuis l’arrivée au pouvoir dudit Sarko, une politique maximaliste qui contribue notablement à renforcer la tension, et la pression générale vers une guerre.) On se perd dans ces labyrinthes de la mémoire réduite aux acquêts par l’inculture, l’ignorance de la paresse psychologique et autres vertus postmodernistes du personnage, et écourtée encore plus par l’opportunité électorale. Bref, – que viennent faire les Français en Afghanistan ? Qui les y a enfoncés jusqu’au cou, sinon Sarko ? Etc., ces deux exemples avec tant d’autres questions sous la rubrique “pas de réponses” feront aussi bien l’affaire pour trancher le propos.

Il n’empêche que le Système, dans une de ses initiatives d’automatisme qui lui font rechercher, par souci de la bureaucratie de tenir la balance égale entre tous les centres de pouvoir qui la composent, l’expression de certaines critiques fondamentales de la politique en cours, nous offre un document de choix. Il s’agit d’une initiative de l’U.S. Army qui, à l’image du système de sécurité nationale américaniste qui est coutumier du fait, a nommé selon une désignation assez courante un “red team” (“rouge”, souvenir de la guerre froide où cette couleur désignait qui l’on sait). Il s’agit de faire intervenir une équipe d’analyse extérieure à la bureaucratie impliquée pour prendre une approche différente de l’approche officielle, dans une polémique, dans une guerre, etc., et conduire une enquête libérée des contraintes officielles. En général, on fait peu de publicité à ces documents, qui n’apportent, également en général, aucune modification dans les politiques officielles, – il s’agit bien d’un mécanisme d’équilibrage bureaucratique, rien de plus. Parfois, pourtant, le document est, comme on dit, “fuité”, ou bien rendu public par une fausse manœuvre. Un tel document est, ce 20 janvier 2012, l’objet d’un article du Guardian. Il tombe à point, en commentaire de l‘affaire des quatre morts français, bien qu’il ne porte que sur le cas de la soldatesque US, – qui est, à cet égard, dans une catégorie à part : «The data suggests incidents such as the killing on Friday of four French soldiers “reflect a rapidly growing systemic homicide threat (a magnitude of which may be unprecedented between 'allies' in modern military history)”.»

Le rapport porte sur le comportement des forces afghanes du gouvernement légal, mais tout montre combien le véritable problème est évidemment l’intrusion, le comportement des forces étrangères, leur ignorance totale et leur mépris des mœurs et des coutumes, leur inhumanité, leur irresponsabilité, leur sauvagerie, leur stupidité complète dans leur façon de conduire la guerre, etc., – bref, leur barbarie complète, venue de l’“intérieur” avec la modernité aveugle du “déchaînement de la Matière” pour s’extérioriser. Il y a dans ces comportements barbares quelque chose de complètement inédit qui se confirme régulièrement depuis 9/11, qui est le refus de ce qui existe hors de soi (la contre-civilisation au stade postmoderniste d’autodestruction), le refus du monde, le refus de la réalité, tout cela par destruction jusqu’aux fondements s’il le faut.

«Mutual mistrust and contempt between local and foreign forces in Afghanistan that often borders on hatred is one of the main reasons why Afghan troops increasingly turn their guns on their Nato comrades, a damning report has found. The research, commissioned by the US military, said American soldiers enrage their Afghan colleagues with what the report describes as extreme arrogance, bullying and “crude behaviour”.

»It also heavily criticised as “profoundly intellectually dishonest” the Nato claims that the killing of alliance troops by Afghan soldiers is extremely rare. […] It warned that the problem is now so serious that it is “provoking a crisis of confidence and trust among westerners training and working with Afghan National Security Forces” (ANSFs).

»According to behavioural scientist Jeffrey Bordin's report, the number of attacks have been growing, with 26 incidents of killings or attempted killings since early 2007. Those attacks led to the deaths of 58 foreign personnel. While some of these incidents involved Taliban infiltrators, Bordin believes many resulted from “deep-seated animosity, often stimulated by social and personal conflicts”.

»Based on interviews with 613 Afghan security forces, the document paints an extremely bleak picture of mutual contempt and misunderstanding between the two sides. US troops regard their Afghan allies they are training and fighting alongside as untrustworthy, dishonest, incompetent and practising “repulsive hygiène”.

»For their part, the Afghans have been provoked into fights, and even attempts to kill, by behaviour that many Americans might not be unduly shocked by. That includes “urinating in public, their cursing at, insulting and being rude and vulgar to ANSF members, and unnecessarily shooting animals”. The factors that create the most animosity included US military convoys blocking traffic, returning fire on insurgents in an apparently indiscriminate way, risking civilian lives, “naively using flawed intelligence sources” and conducting raids on Afghans' private homes.

»Another cause for concern is the fact that armed Afghan soldiers almost never intervene when one of their comrades is attempting to kill Nato soldiers.»

…Et ainsi de suite : tout y passe dans la description de la barbarie postmoderniste. Les réactions de l’OTAN (ou l’ISAF sur place, pour respecter l’acronyme civilisateur) sont à la mesure de la stupidité chronique et nihiliste du Système. L’accusation est que le rapport vient “de sources extérieures” et non dépendantes de la hiérarchie officielle (saine logique maniaque pour un Système qui privatise à tout va et ne cesse de faire l’éloge du secteur privé contre le secteur public) ; donc le rapport n’est pas conforme à la narrative du Système (critique qui se traduit par “ unprofessional rhetoric and sensationalism” : «[The study]was produced by an outside contractor and was not approved or endorsed by senior Isaf officials who reviewed it. Isaf said the study “suffered from irrelevant generalisations, narrow sample sets, unprofessional rhetoric and sensationalism”.»). C’est donc une confirmation complète de sa véracité, et la description que fait ce rapport de la situation afghane peut être tenu pour du comptant.

 

Mis en ligne le 21 janvier 2012 à 10H57