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35072 septembre 2015 – Le Japon capitula le 14 août 1945 mais ce n’est que le 2 septembre 1945, il y 70 ans, que l’acte officiel de reddition fut signé. A partir de là, poursuit l’histoire officielle, s’organisa rapidement l’après-guerre qui était déjà sur la voie de se transformer en une période nouvelle qu’on nomma “Guerre froide”, la puissance phénoménale de l’Amérique ayant été installée dans l’entretemps et dès la mi-1945 jusqu’en 1948 sur les principales structures du monde, le camp communiste mis à part. Passons au chapitre suivant dit ensuite l’histoire officielle, comme l’on dirait “Passez muscade”...
Il s’agit d’une des plus saisissantes impostures de l’histoire-Système, qui est acceptée même par la plupart des dissidents du Système et autres antiSystème. Au contraire, le 2 septembre 1945 s’ouvre une période courte mais d’une intensité extraordinaire par sa différence fondamentale, son exceptionnalité par rapport à ce qui précéda et ce qui suivit, une courte période de trois années qui est en elle-même une véritable “époque” chargée de spécificités propres qui se détachent du cours conformiste du récit historique. Cette “époque” commencée le 2 septembre 1945 devait se clore au début du printemps 1948, non par le “coup de Prague” de fin février 1948 mais 1) par l’exploitation que le Pentagone fit du “coup de Prague”, grâce à un montage de communication ; et 2) parce que cette exploitation du “coup de Prague” constituait une opportunité unique pour sauver une partie importante de l’industrie stratégique US (essentiellement aéronautique) sur le point de s’effondrer, alors que les USA luttaient dans l’angoisse la plus complète contre la possibilité d’une nouvelle Grande Dépression. C’est à partir de cette opération de communication que se développa une nouvelle impulsion de politique de sécurité nationale US baptisée “internationalisme” depuis 1937-1941 par l’administration Roosevelt par souci de communication, mais fondée dans ce cas (à partir de 1948) sur l’interventionnisme à l’échelle mondiale avec l’antisoviétisme comme base idéologique et de communication. Nous désignons cette “époque” d’un peu plus de trente mois (septembre 1945-mars1948) comme “le ‘trou noir’ du XXème siècle”, lorsque l’Histoire s’arrêta, hésita, balança avant de basculer dans l’histoire-Système officielle.
Nous allons présenter ce “‘trou noir’ du XXème siècle”, essentiellement à l’aide de plusieurs textes d’une longueur assez conséquente. Il s’ensuit que l’“article” qui vous est présenté est d’une longueur inusitée. Le lecteur peut éventuellement passer l’un ou l’autre texte, ou s’y reporter plus tard, en se contentant des grandes lignes que nous lui en donnerons avant de le reproduire. (Les textes cités étant en italique, cet exercice sera d’autant mieux facilité pour ceux qui choisissent cette voie. L’un des textes cités reproduit un article déjà mis en ligne en 2003, mais avec quelques légères modifications et adaptations [entre braquets] affectant la forme ou précisant certains points du fond.)
Bien entendu, le “héros” fort ambigu et faussaire de cette période et de ces textes est “l’Amérique”, c’est-à-dire les USA ou États-Unis, dont on crut et dit qu’elle dominait d’ores et déjà le monde durant cette période alors qu’elle était en réalité dans une position de complète confusion malgré sa puissance incontestable dans un monde dévastée (et puissance incontestable puisque le monde était dévasté) ; avec un exécutif chancelant, le Congrès ayant brutalement repris la main sur des points essentiels dès la paix acquise ; privée de l’essentiel de sa formidable puissance militaire en quelques mois ; au bord de l’effondrement économique (une production de guerre considérable stoppée net et des industries stratégiques effectivement au bord de l’effondrement), tout cela ravivant le cauchemar de tous les Américains ...
On rappellera à cet égard, comme une indication symbolique fondamentale, que les sondages donnèrent avec constance, tout au long de la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’il était demandé au public quelles étaient ses préoccupations dans l’ordre des priorités : 1) le retour de la Grande Dépression, et 2) la victoire contre l’Allemagne et le Japon.
Cette introduction nous conduit, pour être complétée d’une façon adéquate, à redonner ici un extrait d’un texte du 10 août 2015, qui reprend succinctement une description de ce que sont fondamentalement les USA. Il s’agit d’un pays extrêmement différent des nations européennes, – dans tous les cas, des plus importante, – telles qu’on les connaît. Cette vérité historique selon nous permet de comprendre les diverses péripéties de cette période, notamment par l’absence d’une puissance régalienne impérative imposant une politique clairement définie.
« Pour nous, les USA ne sont pas une “nation” dans le sens identitaire qui contribue à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée et ne disposent pas d’un État dans le sens régalien du terme contribuant lui aussi “à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée”. La cause en est que les USA n'ont explicitement pas été conçus comme une “nation” au sens historique, – et, pour nous, au sens métahistorique par conséquent, – et cela dès l’origine. [...] Diverses citations éclairent cette conception, notamment chez Tocqueville, mais la préférée pour notre cas est celle de Jacques Barzun, Français émigré aux USA et devenu un très grand universitaire dans ce pays, auteur d’un monumental ‘From Dawn to Decadence – 500 Years of Western Cultural Life (1999)’.
» Cet extrait, que nous citons souvent, suffit à la définition de ce que fut vraiment l’Amérique à ses origines et selon les termes de sa création, et justifie les derniers mots de Jefferson mourant, “Tout, tout est perdu”, qui concernait son propre “rêve américain” d’une nation créée hors de l’Histoire, qui aurait été légitimée en tant que “nation” effectivement par les vertus qu’il espérait pour elle et qu’elle n’eut jamais : “S’il y en avait un, le but de la Guerre d’Indépendance américaine était réactionnaire: ‘Le retour au bon vieux temps!’ Les contribuables, les élus, les marchands et négociants, les propriétaires voulaient un retour aux conditions existantes avant l’établissement de la nouvelle politique anglaise. Les références renvoyaient aux droits classiques et immémoriaux des Britanniques : autogouvernement par le biais de représentants et d’impôts garantis par les assemblées locales, et nullement désignées arbitrairement par le roi. Aucune nouvelle idée suggérant un déplacement des formes et des structures du pouvoir – la marque des révolutions – ne fut proclamée. Les 28 affronts reprochés au roi George avaient déjà été souvent cites en Angleterre. Le langage de la Déclaration d’Indépendance est celui de la protestation contre des abus de pouvoir, et nullement celui d’une proposition pour refonder le gouvernement sur de nouveaux principes.”
» Il se déduit de cette position centrale de notre jugement que les USA n’étant pas une “nation” au sens principiel, – légitimité, souveraineté, fondement métahistorique, – elle ne peut justifier d’un État digne de ce nom, mais d’une imposture d’État privé de toute puissance régalienne. Nombre d’Américains ont senti cela et, n’en déplaise aux pleureuses humanitaristes et anti-esclavagistes qui vont jusqu’à notre Spielberg international, il s’agit bien là de la cause centrale de la Guerre de Sécession. (La chose est symbolisée par le refus, le 19 avril 1861, de cet homme magnifique que fut le Général Robert E. Lee de la proposition de Lincoln transmise par le Secrétaire d’État Seward de prendre le commandement de l’armée fédérale, ou armée nordiste ; pour Lee, souveraineté et légitimité n’existaient qu’au niveau de son État natal, la Virginie, et nullement à Washington D.C., et ainsi devint-il, avec sa fonction de chef des Armées de Virginie du Nord qu’il accepta aussitôt après, le grand chef sudiste qu’on sait et le plus grand soldat qu’aient jamais, paradoxalement mais d’une façon significative pour notre propos, produit les États-Unis. Cette idée implicite sur la légitimité et la souveraineté persiste de nos jours aux USA : on peut entendre dans le film que Spike Lee a consacré à l’ouragan Katrina et à ses suites nombre de notables de Louisiane exprimer l’idée que leur État est traité comme une “colonie” par le “centre” de Washington D.C., c’est-à-dire avec sa légitimité et sa souveraineté bafouées.) »
Le premier point absolument capital à prendre en considération pour déterminer et expliciter ce “trou noir” de 1945-1948 est que la paix du 2 septembre 1945 fut, pour les planificateurs militaires et par conséquent pour le pouvoir civil, une surprise extraordinaire. On parle ici, essentiellement, de la paix avec le Japon. Un document interne réalisé par le Pentagone au début de 1945 et communiqué aux principales autorités le 15 avril 1945, détaillait la planification de la guerre contre le Japon, prenant en compte la fin imminente de la guerre en Europe avec l’écrasement de l’Allemagne. A cette époque (avril 1945), les planificateurs jugent que la guerre contre le Japon devrait durer au moins dix-huit mois, ce qui conduirait à une cessation des hostilités en novembre 1946... Plus encore, à cette époque, personne parmi les dirigeants et les chefs militaires n’évalue l’arme atomique, dont les principales autorités savent la venue, comme quelque chose d’absolument nouveau, qui va changer les conceptions de la guerre, qui va s’imposer comme l’“arme absolue”.
La planification est à mesure, et il faut bien avoir à l’esprit ces chiffres théoriques décidés en avril 1945, en fonction de l’évolution de la situation telle qu’on la prévoit (capitulation du Japon en novembre 1946, démobilisation jusqu’en novembre 1947 pour stabiliser l’armée [US Army] jusqu’à l’établissement progressif de la sécurité [novembre 1949] puis jusqu’à la situation de paix [novembre 1951]).
• Les chiffres de la planification sont les suivants pour l’US Army : de huit à sept millions d’hommes d’avril 1945 à novembre 1946 ; de sept à 2,5 millions d’hommes de novembre 1946 à novembre 1947 ; même chiffre de 2,5 millions d’hommes de novembre 1947 à novembre 1949 ; de 2,5 millions d’hommes à un million d’hommes en novembre 1951, effectif de temps de paix.
• ... Maintenant, la réalité de la démobilisation que le général Marshall baptisa “désintégration”, dans une comptabilité complètement anarchique... Rien que pour l’Europe, sur les trois millions d’hommes que l’US Army déployait en Europe, on passe à 500.000 hommes entre le 8 mai et le 31 décembre 1945, à 200.000 à la mi-1947, avec un mouvement parallèle aussi rapide dans le Pacifique. Nous avons les chiffres précis pour la force aérienne dans son ensemble (USAAF puis USAF à partir de 1947) : en mai 1945, 2.310.345 hommes (388.295 officiers) dont 1.208.504 outre-mer ; en décembre 1945, 888.769 hommes (154.000 officiers), dont 385.535 outre-mer ; en mai 1946, 472.653 hommes (88.746 officiers), dont 172.760 outremer ; en décembre 1946, 341.413 hommes (49.539 officiers), dont 113.365 outremer : en mai 1947, 303.614 hommes (43.076 officiers), dont 99.805 outremer.
Il s’agit d’un cas extraordinaire de l’effondrement de forces armées de cette dimension, dont le professeur Richard Pipes, historien anticommuniste qui travailla pour les organes de sécurité nationale des USA dans les années1970 et 1980, écrivit : «La démobilisation américaine de 1945 ne peut se comparer qu’à un seul autre cas dans l’histoire, celui de la désintégration de l’armée russe en 1917.» Nous allons détailler avec un large extrait du livre La drôle de détente, de Philippe Grasset (éditions Vokaer, 1979) cette vérité fondamentale qui est rarement mentionnée sinon par l’une ou l’autre formule vague dans les livres actuels (post-1989) d’histoire et de stratégie, et qui figure parfois, de façon plus détaillée, dans les livres techniques qui ne s’aventurent jamais sur le terrain de la signification politique. A cette réalité opérationnelle d’une énorme importance, on ajoutera que jusqu’en 1948, les USA ne possédait qu’une unité (23 bombardiers B-29 de l’USAF) à capacité atomique, que cette unité était basée à Roswell Air Force Base, dans le Nouveau Mexique, aussi loin qu’on peut imaginer des théâtres d’opération éventuels (l’URSS notamment), dont quelques avions auraient été déployables en cas de nécessité en au moins deux semaines sur des bases extérieures, avec un délai supplémentaire de plusieurs semaines pour les rendre opérationnels sur l’un ou l’autre théâtre d’opération. C’est-à-dire que nulle part l’arme atomique n’existe comme arme de dissuasion menaçant une éventuelle URSS agressive, ni même ayant la capacité d’agir avant plusieurs semaines contre une hypothétique tentative d’invasion sur l’un ou l’autre théâtre d’opération... Voici le long extrait de La drôle de détente.
« Le planning de la démobilisation — Mais il faut être juste. Rares furent ceux qui devinèrent sur l’instant l’importance de l’explosion de ces deux bombes atomiques. Bien peu étaient convaincus qu’on se trouvait “à la fin d’une période de domination de l’Europe sur le monde” ; et s’il y en avait quelques-uns pour l’être, c’était depuis longtemps et de façon partisane, car pour eux l’Europe agonisait depuis longtemps. Les bombes atomiques tombant sur le Japon ne marquèrent dans l’instant que cette évidence : une sanglante opportunité pour ce pays de demander la paix. Les historiens, qui écrivirent là-dessus vingt ans après, [affirment] imperturbablement qu’ils devinèrent en effet quel grand événement c’était pour notre monde ; les stratèges admirent aussitôt que leur science en était bouleversée ; ils l’écrivirent en tout cas vingt ans plus tard. Enfin, tout le monde [affirma], vingt ans après, avoir eu la prescience d’un événement exceptionnel.
» Mais soyons plus attentifs sans crainte d’être étonnés. Les documents officiels apportent parfois des éclairages inattendus. Le 15 avril 1945, le secrétaire à la guerre Stimson reçoit un document secret. Roosevelt est mort depuis trois jours et l’Allemagne va capituler dans trois semaines. Le rapport est intitulé ‘Report on the Status of Demolibilization and Postwar Planning’. (1) Stimson reçoit le document de son sous-secrétaire et du chef d’état-major général, le Général George S. Marshall. L’étude a été réalisée par la ‘Special Planning Division’, WDSS. On y trouve les prévisions sur la démobilisation et le statut de paix des forces armées ; elles sont intéressantes et révélatrices. Le statut des forces armées est la principale application, la plus concrète certainement, des principes politiques et diplomatiques de “sécurité nationale”. Ainsi se forme d’une manière plus claire que toute explication théorique, l’mage des États-Unis et de leur rôle dans l’après-guerre tels que les définit l’administration.
»A la 17ème ligne d’un rapport qui compte 172 pages, une estimation que les faits démentirons quatre mois plus tard est formulée : “De la défaite de l’Allemagne à la défaite du Japon (période prévue pour durer Dix-huit mois)...” [...]
[...Suit une analyse détaillée d’une planification très précise que nous avons résumé plus haut de la sorte : “Les chiffres de la planification sont les suivants pour l’US Army : de huit à sept millions d’hommes d’avril 1945 à novembre 1946 ; de sept à 2,5 millions d’hommes de novembre 1946 à novembre 1947 ; même chiffre de 2,5 millions d’hommes de novembre 1947 à novembre 1949 ; de 2,5 millions d’hommes à un million d’hommes en novembre 1951, effectif de temps de paix.” Vient ensuite le commentaire sur la signification de cette planification, fixant ainsi l’état d’esprit de l’Amérique..]
»Cet état d’esprit n’est pas nouveau, disons qu’il est néo-isolationniste. Pour les États-Unis qui portent tout le poids de la défense de la civilisation, l’Europe n’existe pas. D’ailleurs, on sait que cette Europe engendre elle-même les pires dangers pour la civilisation. L’ennemi est mythique, mais l’allié n’existe pas, – puisqu’il peut devenir l’ennemi. L’idée est “L’Amérique seule”, comme les isolationnistes criaient “America First” ; mais les “universalistes” du parti de Roosevelt ne sont que des isolationnistes pour qui la zone de sécurité des États-Unis est devenue trop importante, et qui englobe une partie du monde dans l’Amérique...»
«La recette d’un monde meilleur — [...] Les convictions universalistes sont la substance et le fondement de la pensée politique américaine. Sous l’administration Roosevelt, elles ont été largement appliquées, tant dans l’action que dans les intentions proclamées. La guerre a été radicale, extrême, elle a été menée pour détruire à jamais l’ennemi. Celui-ci abattu, interroge le public, quel danger peut-il bien subsister ? Puisque l’issue de cette guerre, présentée comme une lutte suprême, est victorieuse, pourquoi démobiliser si lentement ? Or, dans cette démocratie avancée que sont les États-Unis, le public possède une force et un poids considérables, immédiatement perceptibles au niveau des pouvoirs.
»Le 29 octobre 1945, le chef d’état-major général, le Général George Marshall, fait un discours à New York. C’est un avertissement.
»— La démobilisation ne doit pas devenir la désintégration de l’armée ! [...]
»On entendra souvent ce genre de discours à l’automne 1945. On y trouve les nuances qui vont amener à un reversement complet de la position américaine. Ces nuances s’appuient sur des faits. Le mot de Marshall, – la “désintégration de l’armée”, – vaut qu’on s’y arrête. Comment y est-on arrivé, comment y est-on su vite arrivé, lorsque tout semblait en place pour une démobilisation organisée ? Car il s’agit bien de désintégration : “La démobilisation américaine de 1945 ne peut se comparer qu’à un seul autre cas dans l’histoire, celui de la désintégration de l’armée russe en 1917”, écrit le professeur Pipes. [...]
« L’armée américaine se désintègre – Fin juillet et début août 1945, les évènements se précipitent. Ils prennent tout le monde de vitesse. Le largage de la bombe atomique est autorisé à partir du 3 août, selon les conditions atmosphériques. Le 6, Hiroshima ; le 9, Nagasaki. Le Japon va capituler, le Japon capitule ! Habitués à l’incroyable mépris de la mort de ce peuple, les américains découvrent que le Japon en a assez, qu’il ne veut pas l’holocauste. C’est la paix enfin, celle que personne n’a prévue, le 14 août 1945, jour de la capitulation japonaise.
» L’état-major général américain avait établi dans les derniers mois de la guerre un système compliqué de points pour déterminer les catégories progressives de ‘démobilisables’. Ces points ASR (‘Adjusted Service Rating’) tenaient compte d’éléments tels que le temps de service, le temps passé outre-mer, la conduite au feu (citations, décorations), la situation de famille, pour déterminer les priorités. Le 8 mai, le nombre nécessaire pour la démobilisation était fixé à 85 points. Mais la capitulation du Japon précipita les évènements d’abord dans ce domaine.
» Depuis le 8 mai, le problème du maintien des forces armées sous les drapeaux jusqu’à la capitulation du Japon n’avait cessé de préoccuper l’état-major. A la mi-mai, alors qu’il n’était question encore que de redéploiement, Marshall écrivit à Eisenhower : “A mon sentiment, la pression exercée par l’opinion publique aux États-Unis sera telle que si la besogne (le redéploiement) n’est pas exécutée convenablement, nous pourrions être contraints de prendre des mesures qui interféreraient avec le redéploiement et prolongeraient la guerre avec le Japon.”
» Trois mois plus tard, alors qu’il n’est plus question de guerre avec le Japon, Marshall est contraint à des mesures radicales. Le niveau ASR pour la démobilisation est abaissé de 85 à 80 points; de 80 à 70 points le 1er octobre; de 70 à 60 le 1er novembre. Le chef d’état-major général ne pouvait deviner ce que serait la pression de l’opinion publique quand il écrivait à Ike pour lui confier sa préoccupation. Le ‘Daily Oklahoma’ vient de signaler au début de septembre à ses lecteurs que les électeurs de cet État ont envoyé en trois semaines cent mille lettres à leurs élus, pour réclamer le retour des boys. Comment un sénateur ou un député pourrait-il rester indifférent? Et la presse s’en mêle.
» Le Wall Street Journal, pourtant modéré, publie cet éditorial : “Cette politique (des points ASR) est complètement idiote. [...] L’armée poursuit délibérément une démobilisation ‘progressive’... [...] Nous nous demandons si quelqu’un, à Washington, se rend bien compte du mécontentement qui se développe dans tout le pays...” Le Chicago Tribune se contente de noter que la politique de démobilisation est “un outrage” [...], “le produit de l’incompétence et de l’égoïsme”.
» Une hystérie se développe aux États-Unis après le 14 août 1945. Elle s’alimente d’elle-même en raison des structures démocratiques, des moyens de communication et de pressions particuliers aux États-Unis. Aucun frein n’est possible. La mécontentement des citoyens est puissamment et directement répercuté vers les élus d’une part, vers les médias d’autre part, qui le répercutent en l’accentuant, et ainsi de suite. Face à cela, il n’existe plus aucune urgence mobilisatrice, au contraire puisque le leitmotiv de l’administration a été pendant des années que l’effort de guerre se justifiait d’autant plus que, la guerre terminée, un état de paix universelle serait établi.
» — Démobilisation ne signifie pas désintégration, répète en vain Marshall. Alors même qu’il prononce ces mots (le 29 octobre 1945), l’armée américaine est déjà “désintégrée”. Vingt jours avant le discours de Marshall, les chefs d’état-major ont constaté : “Il faudra au moins un an pour rétablir notre situation militaire même à une fraction de ce qu’elle était récemment.” A la mi-septembre, le Major Général Finley, commandant la 89ème division d’infanterie cantonnée près de Cologne, écrit dans un rapport : “Le 313ème Bataillon du Génie est réduit à huit officiers et cinquante-six hommes; en mai dernier, l’effectif approchait les huit cents.” Des rapports comme celui-là s’amoncellent sur les bureaux du Pentagone.
Des Chiffres — La description du climat ne suffit pas. Les chiffres, enfin, achèvent de brosser le tableau de la lise en pièces de l’appareil militaire américain.
» Entre le 8 mai et le 31 décembre 1945, plus de 2,5 millions de soldats quittent l’Europe, principalement l’Allemagne, pour regagner leurs foyers. Le 30 juin 1946, 99,2% des effectifs existant au moment de la capitulation allemande, sur le territoire allemand, avaient disparu. Après le 8 mai 1945, 780.000 hommes venant d’Europe furent redéployés, pour quelques semaines, dans le Pacifique ; 1.282.000 rentrèrent aux États-Unis en unités constitués, 983.000 rentrèrent individuellement. Ces procédures différentes engendrèrent une incroyable anarchie.
» La forme de la démobilisation imposée par le Congrès dès septembre 1945 ne tint aucun compte de la structure particulière de l’armée américaine qui constitue la raison essentielle des succès emportés : l’impeccable organisation logistique et le soutien mécanique qui firent l’essentiel de sa puissance. Sur les 14 millions de citoyens américains mobilisés, moins de 1.500.000 ont été des fantassins de l’US Army ou du Corps des Marines. Les Américains mirent en ligne, au plus gros de leurs efforts, 90 divisions de combat contre (à titre de comparaison) plus de 50 pour la Grande-Bretagne, 70 pour l’Italie, 123 pour le Japon, 313 pour l’Allemagne et 505 pour l’Union Soviétique. Relativement au nombre, l’armée des États-Unis constitua un exemple unique d’utilisation efficace et rationnelle. Mais une telle armée est d’autant plus sensible au maintien de la structure qui lui a donné son efficacité.
» La force aérienne, par exemple, autant tactique que stratégique, joue pour les États-Unis un rôle essentiel: transport, maintien de la supériorité aérienne, appui des troupes au sol, pilonnage stratégique. Pendant les trois années de guerre où les États-Unis intervinrent, la pression aérienne fut constante et s’exerça à tous les niveaux, fournissant souvent un élément décisif dans les opérerions en cours. A cet égard, l’évolution de la force aérienne du 8 mai 1945 jusqu’à mai 1947, – période capitale, – est caractéristique. Citons les chiffres des effectifs de l’USAAF : En mai 1945, 2.310.345 hommes (388.295 officiers) dont 1.208.504 outre-mer ; en décembre 1945, 888.769 hommes (154.000 officiers), dont 385.535 outre-mer ; en mai 1946, 472.653 hommes (88.746 officiers), dont 172.760 outremer ; en décembre 1946, 341.413 hommes (49.539 officiers), dont 113.365 outremer : en mai 1947, 303.614 hommes (43.076 officiers) ; dont 99.805 outremer.
» En deux années, une armée [aérienne] de 2.310.345 hommes se retrouve réduite à un effectif de 303.614 hommes; elle perd plus de deux millions d’hommes. Ce mouvement, précipité et improvisé, amène une désorganisation complète dans un domaine où l’organisation est l’essentiel. L’USAAF, – l’armée américaine, – est “désintégrée”.
» Comme on peut logiquement s’attendre, la “désintégration” touche d’abord les effectifs outre-mer, la structure traditionnelle des forces armées aux USA même étant la dernière préservée. Pour l’USAAF, les unités de soutien logistiques, administratives, etc., restent en place; ce sont les unités de combat qui souffrent en premier lieu de la “désintégration”. [...] La situation des forces aériennes américaines en Europe est révélatrice. Le commandement USAFE (United States Air Force in Europe) a été établi le 7 août 1945. Depuis le 8 mai, l’Air Force en Europe est passée de 500.000 à 300.000 hommes; mais elle compte encore, au 7 août 1945, 17.000 avions, 126 pistes et 226 autres installations. A la fin de 1946, USAFE compte moins de 33.000 hommes; sur les 2.300 avions qui lui sont théoriquement affectés, seuls subsistent en ordre opérationnel deux groupes de bombardement (bombardiers lourds B-17G et bombardiers moyens A-26) et un groupe de chasse (F-47 ‘Thunderbolt’, ex-P-47), tous à effectifs réduits, deux escadrons et quarante-huit appareils. En juillet 1947, USAFE compte 26.000 hommes et, pour seule unité de combat, le 86th Fighter Group, soit quarante-huit F-47, des chasseurs produits en 1942-1943.
» Plusieurs points sont à mettre en évidence :
» 1) La démobilisation eut des effets encore plus dévastateurs que ne me suggèrent les chiffres, à cause des structures des forces américaines. Il n’était pas nécessaire que la démobilisation touchât tout l’effectif d’une unité pour réduire à rien sa capacité opérationnelle; il suffisait qu’un déséquilibre soit créé et que l’organisation logistique de l’unité soit touchée. Non seulement la présence militaire totale en Europe tomba de 3 millions d’homes en mai 1945 à moins de 200.000 à la mi-1947, mais encore ce chiffre n’indique nullement un volume d’unités en ordre de combat. L’armée américaine avait ainsi complètement perdu son ordre de combat sur le continent sur un continent où les grands pays – France et Grande-Bretagne – connaissaient des difficultés économiques qui interdisaient le maintien de leurs propres forces. L’Allemagne vaincue, elle aussi sans armée, confrontée directement aux pays sous influence communiste ou sur le point d’y tomber, créait au centre de l’Europe un vide politico-militaire.
» 2) La démobilisation américaine ne fut nullement compensée par un renforcement de l’“arme absolue” des États-Unis, la bombe atomique. Ce renforcement aurait dû se faire par l’intermédiaire des vecteurs pouvant porter ces bombes jusqu’à l’objectif. Ce ne fut pas le cas. Le concept même d’“arme absolue” n’était nullement admis comme tel par les stratèges; la notion de dissuasion basée sur l’arme atomique puis nucléaire fut élaborée dans les dernières années 1940, puis les années 1950, d’une façon théorique. Ce n’est pas le produit d’évidences stratégiques et tactiques mais plutôt celui de pressions “philosophiques” et politiques. Les États-Unis ne possédaient au 31 décembre 1946 qu’une seule unité à capacité atomique, avec des B-29 ‘SuperFortress’ aménagés pour le transport de la bombe: le 509th Bomber Group, avec vingt-trois B-29, basé à Roswell Air Force Base (dans le Nouveau-Mexique). Cela signifie, dans l’hypothèse [où] cette unité ait été maintenue constamment en état opérationnel, qu’il aurait fallu près de deux semaines pour déplacer ces appareils vers une base de départ dans un théâtre d’opération menacé – le Pacifique ou l’Europe. Cette quai-nullité de la “crédibilité” de la “dissuasion” (les deux mots ne sont pas encore d’un emploi courant) oblige l’USAF, dès juillet 1947, à organiser en Europe [en Angleterre] une rotation de détachements de B-29 à capacités atomiques du 509th Bomber Group... »
On comprend qu’à la lumière de ce long texte se dessine une situation fondamentalement différente de celle de la perception courante que nous en avons. Elle introduit ce constat d’une situation où une politique de l’après-guerre des USA soigneusement préparée à partir d’une programmation prévoyant la capitulation du Japon en novembre 1946 fut complètement bouleversée par la capitulation du 14 août/2 septembre 1945. Des mesures sociales avaient certes été prises pour contrôler la situation avec la démobilisation et les changements de rythme de l’industrie de guerre qui impliquaient la mise en chômage de millions de citoyens US (notamment la loi dite G.I. Bill de juin 1944 assurant une aide sociale de reclassement et de financement d’études aux soldats démobilisés). Mais personne dans la direction US ne prévoyait l’enchaînement diluvien des évènements aux USA même, mois après mois sinon semaine après semaine de l’automne 1945, – démobilisation-“désintégration” de l’armée, industries placées brutalement devant la nécessité d’une reconversion massive et ultra-rapide d’une production de guerre à une production de paix, licenciements massifs, etc. Ces circonstances conduisirent à une politique adaptée au jour le jour, sous la pression constante de la situation intérieure et dans la crainte permanente d’un retour de la Grande Dépression...
L’idée dominante, nous dirions même écrasante sur cette période, s’exprime en deux termes qui vont plus tard (après 1948) être fondus dans un enchaînement direct de cause à effet selon une narrative qui n’avait aucune existence en 1945-1948. D’une part il y a le fait que la puissance américaine éclipse tout le reste, d’autre part celui qu’elle s’affirme sur le reste du monde dans ce sens ; ce qui se dit de cette façon : la puissance américaine éclipse tout le reste, par conséquent elle s’affirme en même temps sur le reste du monde dans ce sens. C’est une idée qui s’est établie après-coup, après les débuts de la Guerre froide, c’est-à-dire bien après qu’il soit devenu nécessaire pour la narrative (notamment atlantiste mais aussi valable pour l’Asie) d’affirmer et de justifier dans le sens de la légitimité la présence américaniste (nous passons du qualificatif “américain” au qualificatif “américaniste”) comme un fait légitime issu de la Deuxième Guerre mondiale (cause à effet) et qui se serait prolongé sans aucune interruption à cause de la menace soviétique remplaçant la menace nazie.
On voit bien que le tableau que suggèrent les extraits ci-dessus est complètement différent, en prenant en compte essentiellement le point de vue américain d’alors (qui n’est pas encore le point de vue américaniste), selon la justification rhétorique pour notre compte qu’effectivement en 1945 la “puissance américaine éclipse tout le reste” et donc que le point de vue américain (le plus souvent mal compris en Europe) est essentiel... Le point de vue américain en 1945 dit plutôt ceci : certes, “la puissance américaine éclipse tout le reste”, mais cela n’a aucune importance de ce point de vue de la perception américaine de la situation interne des USA qui est en grand danger de crise, et cela n’est affirmé en aucune façon du point de vue militaire et stratégique puisque l’armée est “désintégrée” tandis que cette “puissance américaine” du point de vue économique est placée face à l’affreuse hypothèque du possible retour de la Grande Dépression. Par conséquent, le deuxième terme de la proposition (“par conséquent [la puissance américaine] s’affirme en même temps sur le reste du monde...”) n’a pas de réelle signification par simple désintérêt de l’Amérique, sinon de son incapacité à cet égard.
Le fait est que les USA, en 1945 avec la victoire inattendue par eux-mêmes sur le Japon, se sont contractés sur eux-mêmes avec une rapidité extraordinaire, pour à nouveau se confronter à leur hantise : le pays est-il bien sorti de la Grande Dépression ou bien la guerre n’aurait-elle été qu’un répit ? Il y a une rupture complète entre les USA et le reste du monde, après la victoire, exactement comme le peuple le veut et par conséquent une rupture complète entre l’affirmation certaine et évidente de “la puissance américaine [éclipsant] tout le reste” et la proposition jugée comme une certitude de cause à effet que cette puissance américaine “s’affirme sur tout le reste”. La “certitude de cause à effet” devient complètement incertaine sinon faussaire (dite après-coup pour les besoins d’une réécriture de la période, pour la narrative)... Prenez ce passage et remplacez “démobilisation” par “se retirer”, et la chose est dite parce qu’elle correspond parfaitement à la perception de la situation de 1945 par la psychologie américaine : «La guerre a été radicale, extrême, elle a été menée pour détruire à jamais l’ennemi. Celui-ci abattu, interroge le public, quel danger peut-il bien subsister? Puisque l’issue de cette guerre, présentée comme une lutte suprême, est victorieuse, pourquoi démobiliser [se retirer] si lentement? Or, dans cette démocratie avancée que sont les États-Unis, le public possède une force et un poids considérables, immédiatement perceptibles au niveau des pouvoirs.»
Les élites américanistes n’ont rien à répondre à cela parce que, si elles ont de vastes projets pour le monde (cela a toujours été le cas, dès l’origine des USA), elles se trouvent brusquement et de toute urgence devant une situation intérieure tout aussi incertaine qu’elle l’était en 1933 ou en 1937, lorsque Roosevelt fut élu et réélu. Ces élites ne contrôlent plus rien, comme on le voit avec le prestigieux général Marshall, qui va bientôt devenir secrétaire d’État, et qui tente vainement d’arrêter “la désintégration de l’armée”. Le “Plan” qui portera son nom, Marshall le lancera en 1947 d’abord et exclusivement pour créer des marchés européens qui seront livrés aux exportations US, comme une mesure d’urgence parmi d’autres participant à l’effort fait écarter pour le spectre de la Grande Dépression. Marshall se battra comme un beau diable pendant près d’un an (entre 1947 et 1948) contre le Congrès pour faire passer son Plan mais se montrera extrêmement réticent devant les premières propositions de création d’une alliance, – la future OTAN, – qui viennent des Anglais et des Français en décembre 1947 (pourtant à la fin de l’“époque” qui nous importe de 1945-1948). Ainsi Marshall agit-il en parfait isolationniste selon les recommandations de Washington en 1797 : “Commercez avec les autres nations à l’avantage des USA mais ne liez en rien le destin politique et de sécurité des USA à ces nations par des alliances”. Il agit ainsi parce que sa première priorité est la situation intérieure des USA.
C’est avec tout cela à l’esprit qu’il faut relire notre texte du 12 février 2003 sur le livre de Frank Kofsky de 1993, Harry S. Truman and the War Scare of 1948, A Successful Campaign to Deceive the Nation... (Selon notre sous-titre : «La panique de 1948, ou le complexe militaro industriel born again, – Reprise du texte Analysis, de la lettre d'analyse dedefensa & eurostratégie du 10 avril 1995», avec quelques modifications surtout de forme par rapport à la version initiale.) Ce livre explique comment et pourquoi les USA, – et dans ce cas l’on doit parler d’un acte américaniste de la part du complexe militaro-industriel (CMI) et du système de l’américanisme, – ont, au printemps 1948, effectué un montage à propos du “coup de Prague”, transformant un évènement politique que le département d’État jugeait mineur en l’événement fondamental justifiant la Guerre froide. Marshall accepta cette narrative dès qu’il comprit que le montage du Pentagone qui voulait sauver l’industrie aéronautique et d’armement US favorisait objectivement son propre “Plan Marshall” qui devenait dans cette même narrative un acte de sauvegarde de l’Europe contre les menaces expansionnistes soviétiques. Bien entendu, il n’y avait aucune menace expansionniste de l’URSS qui se trouvait dans un état économique et industriel terrible après les destructions de la guerre, bien que les Européens de l’Ouest, eux-mêmes dans un état déplorable, fussent persuadés de cette menace. Pour les USA, cette narrative post-1948 reconstruisait le schéma de 1940-1941 d’une “économie de guerre” sortant à nouveau les USA des griffes de la Grande Dépression, ou des menaces d’une rechute de la Grande Dépression.
«On l'a déjà écrit, la vision historique américaine de la Guerre Froide est [depuis la fin de la Guerre froide] dans une phase de révision fondamentale. [...] Pour notre part, nous ajoutons ce qui nous paraît un jalon important dans ce mouvement général, avec le livre ‘Harry S. Truman and the War Scare of 1948, A Successful Campaign to Deceive the Nation’, de Frank Kofsky, un professeur d'histoire de l'université de Californie. (2) [...]
» La situation des États-Unis et du monde en 1945-48 —Que s'est-il passé réellement en février-avril 1948 à Washington? interroge Kofsky. “Dans un espace remarquablement court de deux mois, écrit-il, l'administration réussit à augmenter les dépenses programmées pour les commandes d'avions militaires de 57%, alors que le total alloué au Pentagone augmentait de 30%. Aucun président depuis — y compris Ronald Reagan à son époque de plus grande influence — n'a approché un tel bond spectaculaire dans les dépenses militaires en temps de paix.”
» Avant de lire ce qu'en dit Kofsky, on se référera à la chronique du temps. Fin février 1948 se déroula cet événement connu sous le nom de ‘coup de Prague’ (prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie). L'événement était, dans notre compréhension du temps, tout à fait considérable. Il marqua, peut-être plus sûrement que le blocus de Berlin (juin 1948) et le pont aérien qui suivit, la racine de cet état d'esprit qui engendra et accompagna le réarmement occidental dans la période désormais nommée Guerre Froide. Pour l'estimation historique généralement acceptée, le ‘coup de Prague’ illustre de façon dramatique la politique expansionniste et subversive de l'Union Soviétique et du communisme, dans toute sa brutalité, dans cet immédiat après-guerre où Staline vieilli et malade régnait encore.
» En Europe, sans aucun doute le ‘coup de Prague’ fut le point d'orgue de la montée d'une crainte se transformant en panique (‘Scare’ en anglais) de la politique soviétique. La position de la France conditionnait l'évolution de la situation en Europe occidentale. La France était déjà un pays essentiel à cette époque, à cause de sa position stratégique centrale certes, mais aussi des hésitations qui avaient marqué sa politique étrangère depuis 1945 entre une position médiane entre URSS et USA (doctrine inspiré par les années de pouvoir de De Gaulle entre 1944 et 1946) et l'alignement sur les USA qui suivit. L'historien [US] Irwing Wall remarque à propos de cette période : “Cet événement, (le ‘coup de Prague’) plus que tout autre, provoqua à Paris une véritable panique. Le message envoyé par Bidault (ministre français des affaires étrangères) au secrétaire d État américain le 4 mars [1948] exprime éloquemment les inquiétudes françaises et marque une date importante de la guerre froide ...”. (3) C'est encore moins un hasard à cette lumière, si le traité de Bruxelles, fondateur de l'Union de l'Europe Occidentale et réduit alors à la France, au Royaume-Uni et aux pays du Benelux, fut signé le 18 mars 1948, moins d'un mois après le ‘coup de Prague’.
» Aux États-Unis, que se passait-il? L'administration Truman avait lancé ce qu'on nommera plus tard la ‘doctrine Truman’, mais les retombées sur sa politique étrangère restaient encore mineures. La réorganisation de l'appareil de sécurité nationale par le National Security Act de 1947 était d'abord un acte de portée intérieure, — et ce qu'écrit Kofsky doit grandement nous le confirmer. II s'agissait de réorganiser, du côté du gouvernement, une structure militaro-industrielle qui avait été tournée vers la guerre totale [et désintégrée par la “démobilisation-désintégration” de l’armée]. Le 24 mars 1948, donc près d'un mois après le ‘coup de Prague’, Truman répondait à son secrétaire à la défense Forrestal et aux chefs d'état-major venus lui présenter des recommandations d'augmentation draconienne du budget du Pentagone: “I want a peace program, not a war program”. La préoccupation américaine était donc tout à fait intérieure encore à cette époque : que fallait-il faire à l'égard des structures industrielles héritées de la guerre, et toute entière orientées vers la guerre?
» Ce débat plutôt de type industriel allait conditionner les événements décrits par Kofsky, et nullement les questions extérieures. A l'époque, les Américains envisageaient à peine la création de l'OTAN, et encore dans une forme très atténuée. Selon Wall: “La paternité de l'OTAN revient sans doute à Ernest Bevin [Premier ministre britannique]. Après l'échec de la Conférence des ministres des Affaires étrangères d'Europe occidentale réunie à Londres en décembre 1947, c'est lui qui, avec l'accord de Bidault, proposa à Georges Marshall la création d'une alliance militaire entre les États-Unis et l'Europe occidentale pour résister à une agression soviétique. En un premier temps, le secrétaire d État se montra réticent... ”. Avec le coup de tonnerre du ‘coup de Prague’, on comprend qu'on en vienne aussitôt à la signature du traité de Bruxelles n'incluant que les Européens, le 18 mars. A cette époque, les États-Unis étaient bien plus absents de l'Europe que ce que l'on a admis depuis, et cette période apparaît justement comme un pivot dans le débat réorientant les USA du néo-isolationnisme où ils étaient retournés vers un internationalisme anticommuniste. C'est toute la thèse de Kofsky, qui plaide implicitement toujours cette même idée que les raisons de cette évolution furent beaucoup plus intérieures qu'extérieures.
» La crainte du retour de la Dépression — Il y a d'abord un aspect général, que Kofsky note sans le développer mais qu'on retrouve d'une manière récurrente dans l'analyse du comportement historique des États-Unis: la crainte que le pays ne retombe, après l'hyper-expansion industrielle de la guerre, dans la Grande Dépression. “La dépression des années 30 ? s'exclamait Norman Mailer en 1967. Nous ne l'avons pas réglée. Nous sommes entrés en guerre et c'est la guerre qui a fourni la solution”.
» Kofsky estime que le mouvement puissant qui naquit à la fin de 1947 pour sauver une industrie aéronautique au bord de l'effondrement avait notamment pour cause la crainte qu'un tel événement catastrophique puisse à nouveau précipiter une dépression : “Avec le souvenir de la pire dépression encore vivace dans l'esprit du public, il existait une crainte constante et très forte qu'un effondrement économique puisse à nouveau intervenir”. Cette même crainte se trouvait, sous-jacente, de façon plus générale derrière toute entreprise économique considérée à cette époque. Ainsi, le ‘plan Marshall’ (ou ERP pour ‘European Recovey Program’) était-il destiné à rétablir un marché occidental (transatlantique) vital pour l'économie américaine, tout autant et même davantage que d'ériger une barrière contre l'expansion du communisme (il est bien évident que les deux objectifs se [sont ensuite confondus]: ce que nous tentons de déterminer est leur chronologie, donc lequel est la ‘cause première’). Dans les faits, les choses ne se présentaient pas aussi simplement. L'administration, particulièrement le secrétaire d'État Marshall, se heurtait au Congrès sur toutes ces questions. A la fin de l'hiver [1947], Marshall n'était en rien assuré que l'ERP serait approuvé et recevrait les fonds nécessaires, et même on pourrait admettre qu'il avait la conviction du contraire. Kofsky montre aisément qu'à côté de cette préoccupation, le ‘coup de Prague’ fut à cette époque perçu comme une péripétie par le Secrétaire d'État. II cite des analyses américaines suggérant que cette action modifiait peu l'équilibre des forces en Tchécoslovaquie, déjà favorable aux communistes et à Staline.
» Puis, Marshall changea brusquement d'avis sur la tactique à suivre. Certains indices l'y conduisirent (dont le fameux ‘télégramme de Clay’, du nom du général Clay qui commandait la zone d'occupation en Allemagne, et qui livra une analyse [biaisée dans un sens] particulièrement alarmiste sur les possibilités d'attaque-surprise des communistes dans les semaines à venir). Entretemps et sous l'impulsion de son secrétaire à la défense James Forrestal, le département de la défense avait entrepris de présenter au public et au Congrès l'image d'une situation brusquement dégradée, menaçant de mener les uns et les autres au bord du gouffre. Marshall s'était convaincu que cette rhétorique serait un argument déterminant pour convaincre les élus de voter l'ERP (qui refuserait cette aide aux pays qui risquaient de devenir l'avant-garde du [nouveau] front de l'Amérique?).
» Comme on voit, cette évolution d'une Amérique soudain sur le pied de guerre face à une menace supposée de guerre-surprise ressemble à un ‘montage’ intérieur où le ministre de la défense a une place principale. Tout le monde n'en était pas averti (ce qui renforce l'hypothèse du montage). Le 25 mars 1948, alors que Forrestal exhortait la Commission sénatoriale des Forces Armées à voter des crédits supplémentaires pour le Pentagone face à ‘l'agression’ et à la menace d'attaque-surprise de l'URSS, le président Truman décrivait ce même pays, dans une conférence de presse, comme “une nation amicale”. Il s'agissait de justifier des ventes de matériels divers à l'URSS, — dont quarante-six moteurs neufs de bombardiers B-24 de la guerre! — et en général de justifier le commerce avec l'URSS. Tout cela donnait, selon les explications de Truman, un excellent moyen de lutte contre la stagnation économique. Là aussi, on note la perception prioritaire du point de vue intérieur (comme dans les cas de Marshall et de Forrestal).
» Gloire et effondrement de l'aéronautique — La situation était grave, mais il ne s'agissait pas de la Tchécoslovaquie. Ce qui avait amené Forrestal à se faire l'avocat ardent d'une relance des commandes d'armement, et par conséquent et au deuxième degré, de peindre les rapports avec l'URSS sous la couleur d'une brutale tension qui devait convaincre le Congrès de le suivre sur cette voie, c'était la situation de l'industrie de l'aéronautique.
» Dans ce cas, Kofsky apporte des éléments inédits, et à notre sens, décisifs pour bien des appréciations : les délibérations du Air Coordination Counmittee (ACC), dont les archives n'ont pas été faciles à consulter (“Finalement, il m'a fallu deux voyages à Washington D.C. pour convaincre les National Archives de déclassifier et mettre à ma disposition les documents de l ACC que je voulais consulter”). La tâche de l'ACC, mise en place au début de 1947 et dissoute au début des années cinquante, était de coordonner les politiques des différents ministères et agences en matière aéronautique, et de présenter des recommandations pour une politique générale... [Ainsi en vient-on naturellement à la question de savoir dans] quel état se trouvait l'industrie aéronautique lorsque l'ACC se pencha sur son sort.
» • D'abord ceci: plus qu'aucun autre industrie, elle avait tiré d'extraordinaires profits et le moyen d'une formidable expansion de la production de guerre. Les six plus importantes firmes (Boeing, Curtiss, Douglas, Lockheed, Martin, United Aircraft) virent leurs ventes combinées augmenter de plus de 60 fois entre 1939 et 1944, de 250 millions USD à 16,7 milliards USD, et leurs profits combinés augmenter de 244% pendant cette période. Prenant le cas de Boeing, Kofsky calcule qu'entre 1941 et 1945, ses investissements totalisèrent 15,9 millions USD et ses profits dépassèrent 60 millions USD. Les investissements furent essentiellement assurés par [le gouvernement], à hauteur de 92% pour toute l'industrie (3,428 milliards USD sur 3,721).
» • L'effondrement des commandes et de l'activité fut radical en 1945. Sous la pression du public en août-septembre 1945, le Congrès ordonna une démobilisation accélérée (“Ce n'est pas une démobilisation, c'est une désintégration”, commenta en octobre 1945 George Marshall, alors chef d'état-major de l’US Army). L'industrie aéronautique, qui attendait effectivement un ralentissement [important mais progressif] de la production, [selon l’idée que la guerre contre le Japon devait durer encore un certain temps], ne le prévoyait pas si extrême [ni surtout si proche dans le temps]. De plus, elle attendait une expansion maximale du transport civil et se tenait prête à y répondre (Douglas avait le DC-4 et le DC-6, Martin le 02 et le 03, Boeing le Stratocruiser, Lockheed le Constellation, etc.). Les prévisions s'avérèrent erronées. Par exemple, le trafic aérien pour 1947 fut en général à peine supérieur (de 4 à 5%) à celui de 1946, et pour certaines compagnies, inférieur, alors qu'on prévoyait en 1946 une augmentation de 25 à 35%.
» • L'industrie aéronautique avait investi puissamment dans le secteur civil et se retrouvait rapidement dans une situation proche de la banqueroute. En 1947 (année terminée le 30 novembre), Douglas enregistra une perte de 14,78 millions USD. C'était une situation typique de l'époque, après une année difficile (1945) et une première année de pertes (1946). “Le cas de Douglas a confirmé un point de vue déjà répandu. [...] Sans l'intervention du gouvernement pour régler la facture, la plupart des compagnies commerciales sont incapables d'opérer d'une manière rentable avec le seul secteur civil”. (Selon ‘Aviation Week’, décembre 1947).
» L'évolution générale de cette industrie marque donc cette situation explosive: en 1939, le secteur aéronautique à ses débuts était le 43e de l'industrie américaine; en 1943, il atteignait la première place, dans une industrie au sommet de sa production; au début de 1948, il était retombée à la 44e place ... Dès juillet 1946, on retrouve dans les notes personnelles de Robert Gross, patron de Lockheed, l'idée que les 14 grosses compagnies aéronautiques US devraient être réduites à 3 ou 4 en fonction du travail disponible.
» L'industrie sauvée par une intervention publique massive — Ainsi, dès 1947-48, s'était imposée aux industriels de l'aéronautique autant qu'aux officiels de l'administration Truman concernés par leur problème si considérable, cette réalité qui a finalement moins évolué qu'on pourrait croire: l'industrie aéronautique américaine, dans la forme structurelle qu'elle avait, n'était viable qu'au travers d'une intervention massive des pouvoirs publics. En Europe, une telle situation eût naturellement mené à une nationalisation technique (ce fut d'ailleurs souvent le cas). Aux États-Unis, il n'en était pas question. Pour Forrestal, banquier de Wall Street venu à la fonction publique au début de la guerre, la nationalisation c'était le socialisme, voire le communisme. En 1943, il allait jusqu'à exprimer l'idée que c'était à “l'industrie privée, [par son existence et son activité] de nous éviter un coup d'état marxiste”.
» D'autre part, il fallait sauver l'industrie aéronautique. On l'a vu, il y avait la cause fondamentale de la crainte que l'effondrement de cette industrie amenât une réaction de panique en chaîne semblable à celle de 1929, et précipitât à nouveau l'Amérique dans la Dépression. Là encore, on retrouve, au travers de cette préoccupation purement intérieure, le signe que la [Grande] Dépression constitue, bien plus que la Deuxième Guerre mondiale qui en fut principalement la cure comme le dit Mailer, l'événement fondamental pour l'Amérique au XXe siècle. Dans ce cas de l'aéronautique, il joua effectivement un rôle essentiel, alors que des concepts tels que la nécessité de maintenir la base industrielle aéronautique des États-Unis n'eurent qu'une place réduite.
» Un autre point, plus particulier et encore plus délicat, concerne le rôle de la Chase Manhattan Bank de la famille Rockefeller, alors la première institution financière du monde. La Chase Manhattan avait investi massivement dans l'industrie aéronautique: en 1944, les avances et prêts qu'elle lui consentait atteignaient 276 millions USD en prêts industriels, 320,4 millions USD en prêts à court terme, 852 millions USD en prêts partiellement garantis par l'état, etc. Bien entendu, la Chase Manhattan ressentit l'effondrement de la fin de la guerre d'août 1945 à août 1947, les dépôts des compagnies aéronautiques à la banque passèrent de 85,4 millions USD à 16 millions. Avec la perspective de l'effondrement de l'industrie aéronautique, l'équilibre même de la banque était en question, [avec les perspectives de déstabilisation financière du pays en cas d’effondrement].
» La Chase Bank joua un rôle fondamental dans la relance de l'industrie aéronautique par le biais des commandes de l'état. Elle le put par l'influence énorme qu'elle avait sur le monde politique (tous les candidats républicains à la présidence avaient leurs campagnes payées par la Chase Manhattan, et les démocrates recevaient également des fonds). Forrestal, ancien banquier, était un ami intime de Winthrop Aldrich, beau-frère de John D. Rockefeller et directeur général de la Chase Manhattan. Au début 1948, une lettre du secrétaire à l'Air Force Stuart Symington à Aldrich indiquait que l'opération était lancée: “Le problème est de savoir comment faire avec l'argent pour obtenir ce que nous voulons”. La réponse vint en mars-avril 1948: la ‘War Scare’ du printemps 1948 amena le Congrès et Truman à accepter une augmentation de 57% des commandes militaires aéronautiques. Et ce n'était qu'un début. L'industrie aéronautique américaine était sauvée. Jusqu'à aujourd'hui, elle a vécu sur ce régime qui dispense tous les avantages de la nationalisation sans imposer aucune de ses obligations.
» “Le pays a toujours été conduit par des crises” — Un ami du ministre Forrestal, Ferdinand Eberstadt, disait en 1947 à un de ses assistants: “Le pays a toujours été conduit par des crises, [et] s'il n’y en a pas une évidente à un moment donné, on doit en susciter pour pouvoir avancer”. Cette remarque anodine pourrait bien constituer la clé d'un des phénomènes essentiels du second demi-siècle: l'installation au cœur de la puissance américaine de ce qu'on nomma plus tard le ‘Complexe militaro-industriel’ (CMI). Celui-ci pesa d'un poids tout particulier sur la détermination de la politique américaine et sur l'évolution de la Guerre Froide, par l'état de crise qu'il perpétua. II contribua à peser sur l'économie américaine par les pressions continuelles exercée sur les finances publiques. II fut un des instruments favoris de diverses déstabilisations dont nous mesurons aujourd'hui les conséquences: le poids des militaires dans la bureaucratie de Washington, l'influence militaire américaine sur des régions entières du globe, etc.
» Le livre de Kofsky [est d’un puissant intérêt] et l'on peut attribuer à quelque attitude d'inquiétude ou de pusillanimité le silence qui a accueilli sa diffusion. Son travail est en effet étayé par tant de documents, dont un grand nombre sont exploités publiquement pour la première fois, qu'il est bien difficile de réduire sa thèse à quelque chose de négligeable. Reste alors le silence, pour éviter de faire connaître une appréciation qui doit conduire, en même temps que d'autres, à des démarches révisionnistes fondamentales sur la Guerre Froide, sur le rôle de l'Amérique dans celle-ci, sur la mécanique du pouvoir américain, etc., et quelques autres domaines de cet acabit. Enfin, ce livre constitue certainement un outil précieux pour ceux qui, aujourd'hui, ont à analyser la situation et les perspectives de l'industrie aéronautique américaine. »
Pour compléter ce tableau de l’évolution de l’énorme puissance US, représentant alors la moitié du PNB mondial et qui se trouvait pourtant en grand tourment, il y a le spectacle européen dont on a déjà vu quelques éléments épars.
Les années 1945-1948 sont une période incertaine où chacun se cherche dans l’angoisse sans jamais se trouver. L’histoire retient le discours de Fulton de 1946 de Churchill et l’apparition de l’expression “rideau de fer”. Mais en faire, comme le fait Wikipédia (qui emploie tout de même prudemment le conditionnel) «la première manifestation officielle, du côté allié, de l'état de “guerre froide” entre l'Est et l'Ouest au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le monde libre et le bloc de l'Est étant séparés par le rideau de fer» est évidemment bien contestable, sinon sans aucune validité. L’historien John Charmley rapporte dans son livre La Passion de Churchill que le discours fut plutôt perçu comme une tentative du vieil homme de relancer les “relations spéciales” que l’Amérique délaissait considérablement depuis l’été 1945 ; en un mot, un sujet qui n’influe guère sur la situation générale.
Or c’est celle-ci, – la situation générale entre 1945 et 1948, – qui nous importe pour mieux embrasser la totalité d’une époque en soi, – car 1945-1948 forme bien “une époque en soi”, ce que nous avons désigné comme le “fameux”, – quoiqu’ignoré, – “trou noir du XXème siècle”. C’est cet espace de temps où, pendant un si court instant de l’histoire du monde, plus rien des références de puissances et des orientations stratégiques des dernières décennies ne subsiste, et que rien d’assuré en aucune façon ne les a remplacés ni remises à leurs place éventuellement. C’est un moment de suspens dans l’histoire (précisément l’histoire-Système), et par conséquent moment qui s’inscrit comme un démenti dans l’unicité-Système au prisme duquel nous avons l’habitude de voir l’histoire du XXème siècle, essentiellement pour notre propos à partir de 1918-1919.
Notre hypothèse est qu’il y eut une rupture dans la politique générale, au niveau des instruments et des inspirations. Du côté US, on l’a vu, la Guerre froide de 1948 fut, bien plus que l’engagement dans une guerre déjà commencée en 1941, un enchaînement d’urgence voulue par une logique économiste, technologiste et machiniste s’exprimant d’elle-même, et s’appuyant pour l’utiliser à son avantage sur la crainte de la direction politique d’une rechute de la Grande Dépression. A partir de là, c’est la machine qui commande, le Système qui se met complètement à la première place sans que personne ne soulève d’objection ni ne lutte vraiment contre cela tant les évènements ont le potentiel apocalyptique de la guerre thermonucléaire. Il n’empêche, le fameux discours d’Eisenhower du 17 janvier 1961 ne nous dit rien d’autre que cela : le CMI (la machine, le Système) a pris le pouvoir et règne en maître.
D’une façon très significative, on trouve une sorte de répondant en Europe occidentale, durant cette même époque 1945-1948. On a vu, dans les mémoires de Duff Cooper (voir le 31 août 2002), combien les Britanniques et les Français (surtout du côté britannique) avaient été proches d’une alliance qui aurait pu écarter la prise en mains totale du destin européen par la machinerie de l’américanisme (et là encore, contre la volonté des politiques : tout au long de ses deux mandats, Eisenhower ne cessa de réclamer que l’on créât les conditions pour que les US retirent leurs forces d’Europe, revenues en 1949-1952). Ainsi écrivions-nous dans le texte cité du 31 août 2002 sur les mémoires de Duff Cooper ceci où il est bien mis en évidence que ce fut, notamment du côté britannique, les ministères et les services techniques, ceux qui sont directement affectés au service de la machinerie, du technologisme et du Système, qui favorisèrent le rassemblement atlantiste qui allait désormais peser sur le monde et préparer les évènements de l’après-Guerre froide, jusqu’à la période actuelle avec le bloc BAO et tout ce qui l’accompagne...
« Les réalités que rapporte Duff Cooper, pourtant peu suspect d'hostilité à l'encontre des Américains ne nous disent pas cela [“une Angleterre irrésistiblement liée à l'Amérique, toujours tournée vers le ‘grand large’ et fascinée par lui”]. Lorsqu'il explique l'hostilité qu'éprouvaient Roosevelt et parfois Churchill à l'encontre de De Gaulle parce que celui-ci réaffirmait sans arrêt la souveraineté française, [Duff Cooper] ne cesse de préciser que ces opinions étaient peu courantes dans les cercles dirigeants britanniques, qu'au contraire l'opinion générale était favorable à de Gaulle dans la mesure où il entendait restaurer la dignité et la puissance française, parce que ce statut restauré de la France était une nécessité de l'Europe d'après-guerre, où les deux pays devraient jouer un rôle majeur. (Par exemple, à propos d'un incident, peu avant le débarquement, où Churchill cherchait à éliminer, ou dans tous les cas soumettre de Gaulle selon les conceptions de Roosevelt, Duff Cooper précise: “A six heures, je suis allé voir Brendan, qui considérait la situation avec bon sens et revendiquait le mérite d'avoir convaincu le Premier ministre de ne pas envoyer sa lettre à de Gaulle ... A 6H45, j'ai retrouvé Betty Cranborne et Bobbety, qui ne sont pas moins sages dans leur jugement à l'égard de la France. Tout le monde, en fait, partage cette sagesse, sauf le Premier ministre et le président.”)
» Cette “sagesse” disparut avec l'avènement de la Guerre froide. On trouvait les adversaires de l'option européenne (française) dans les branches “techniques” du gouvernement (une partie de la bureaucratie militaire, les services de renseignement, les bureaucraties des ministères du trésor et du commerce) et dans les cercles d'influence pro-américains autour de Churchill. Ce sont eux qui triomphèrent à partir de 1948-49, en s'appuyant sur le sentiment de panique né avec les événements de la fin de cette décennie (événements en Europe de l'est, pont aérien de Berlin, bombe atomique soviétique, guerre de Corée). La crise de Suez acheva de “reclasser” l'Angleterre dans une complète allégeance aux USA. (La crise donna l'impulsion inverse à la France, l'autre partenaire de la crise: alors que les Britanniques conclurent de l'intervention américaine qu'il fallait désormais “coller” aux Américains, les Français conclurent qu'il fallait assurer leur indépendance par tous les moyens, ce qui accéléra le développement de la force nucléaire française et prépara l'arrivée de De Gaulle.)»
Enfin, l’on, comprend qu’il est évidemment dans notre intention d’élargir notablement notre vision de la situation générale, une fois rétablies les réalités de la puissance US et de son influence dans cette période 1945-1948 qui est effectivement une “époque” au sens le plus ambitieux et métahistorique, au sens que Joseph de Maistre donnait à l’expression “une ère” qu’il employa pour la Révolution française («Époque très remarquable où un nouvel ordre de choses s’établit»). Il s’agit de justifier ce jugement qui est d’en faire un “trou noir” au cœur du XXème siècle, où soudain la situation du monde se trouve sans direction, sans impulsion, sans maîtrise de quiconque sur elle, avec tous les acteurs évaluant leurs propres positions en fonction d’évaluations fausses et faussaires de la situation des autres. Il s’agit d’un temps où tout est possible, où tout aurait pu être possible.
Il s’agit aussi d’un temps au terme duquel ce qui l’emporta finalement fut, plus qu’une puissance stratégique, plus qu’une stratégie, plus même qu’une influence culturelle (qui existait déjà), une conception mécaniste, technologiste, une puissance bureaucratique qui allaient constituer décisivement les fondements de l’étape ultime de la constitution de ce que nous nommons aujourd’hui le “Système”. Cette victoire n’était pas inéluctable, même si elle le paraît aujourd’hui, considérée à la lumière de la consolidation formidable que le Système a réussi pour lui-même dans les décennies qui ont suivi.
Tout au contraire, notre analyse est que cette “époque”, cette “ère”, est une de ces béances dans l’histoire courante où s’ouvre l’opportunité d’une rencontre avec la métahistoire, lorsque les forces dominantes habituelles se trouvent dans la confusion et le désarroi. On peut alors considérer que cette “époque” est une réplique de plus, une de plus en amont avec celle que constitua la Crise de l’esprit (Valéry) qui suivit la Grande Guerre, de la Grande Crise que nous connaissons aujourd’hui. Comme en 1918, des philosophes de l’histoire, tel Arnold Toynbee, s’interrogent sur le sens de notre civilisation. C’est sous cet angle d’un “moment métahistorique” exceptionnel que nous avons évoqué cette “époque” que fut 1945-1948 dans La Grâce de l’Histoire (Premier Tome, Quatrième partie, Le pont de la communication). Ce sera le dernier texte en citation de ces Notes d’analyse particulièrement longues. (Dans cette citation, nous parlons d’un “moment historique” 1945-1947, bien entendu il correspond à l’identification “1945-1948” que nous avons employée dans ces Notes d’analyse.)
«Il s’agit donc d’un Moment qui est presque un “instant historique”… L’instant, comme un temps suspendu, ressemble à celui-ci, lorsque la formule ‘the end’ apparaît sur l’écran, que la lumière grandit par saccades successives dans la salle, que le rideau commence à se fermer, que les premiers fauteuils claquent, que les dernières mesures de la musique de la séquence de conclusion, sirupeuse ou martiale, pompeuse ou romantique mais toujours stéréotypée, courent encore dans les derniers filets de l’air d’un temps qui s’achève… Le film est fini, se dit-on, – mais est-ce bien sûr ? Ainsi en est-il lorsque vous émergez, comme l’on sort d’une cage délicieuse où s’est enfermé l’esprit, d’une séance orchestrée, dans le noir, par cette lanterne magique ; envoûtement du magicien, qui se brise ; incertitude, hésitation entre la représentation qui s’éloigne dans le souvenir et cet ersatz de réalité, d’une nature qu’on juge encore comme une imposture, qui prétend reprendre sa place ; on semble, enfin, hésiter entre les deux, et les jeux ne sont pas faits… Dans cet instant de vertige qui suit cette guerre, alors qu’on commence à en découvrir les destructions inimaginables et qu’on mesure le chaos qui semble emporter le monde à partir d’elle, nul ne sait le choix que va faire l’Amérique. Par ailleurs, est-ce bien le cas que l’Amérique ait à faire un choix, comme si l’on écartait l’évidence écrasante que sa voie est celle de l’inspiration directe de Dieu, que cela ne suscite la nécessité d’aucun choix ? Ainsi l’Amérique nous semble-t-elle énigmatique non parce qu’elle hésite à faire son choix mais parce que sa situation hors de notre champ terrestre ne nous permet pas d’en rien savoir à cet égard, qui est notamment à l’égard de ses projets. Ainsi ne nous viendrait-il pas l’idée de lui reprocher de nous avoir fait languir à propos de l’orientation qu’elle va prendre.
»En juin 1945, sur le chemin de la conférence de Potsdam, le président Truman avait visité les camps des G.I.’s attendant leur démobilisation et leur avait confié qu’une autre grande bataille les attendait ‘at home’, la bataille pour empêcher le retour de la Grande Dépression ; ainsi Truman, involontairement, sépare-t-il l’essentiel (le destin américaniste dont la Grande Dépression est un passage essentiel, sinon re-fondateur) et l’accessoire (cette “Grande Guerre américaniste” en technicolor). Vous comprenez alors que cette période, cet interstice, cette échappée comme une évasion d’une suite qui semble sans fin, dans une évolution qui semble écrite d’un seul trait, d’une seule plume, d’une seule main, cette rupture sans espoir réserve un éclairage étrange sur les forces souterraines qui nous guettent et, bientôt, un demi-siècle plus tard, s’imposeront à nous ; cinquante ans plus tard, et ces ‘forces souterraines’, un instant émergées en 1945-1947 avant de replonger dans l’obscurité avec la Guerre froide, réapparaîtront pour ne plus nous quitter jusqu’au décompte final.
»Il faut une image à la fois poétique et décisive pour nous faire pénétrer dans cette portion d’univers qui nous attache et nous intrigue à la fois, et nous angoisse déjà, qui soit la clef pour tourner le verrou. ‘Le troisième homme’, ce film de 1949 de Carol Reed, avec Orson Welles, Joseph Cotten, Alida Valli et Trevor Howard, fait office de cette clef qui ouvre sur l’interstice d’angoisse, qui rouvre nos sens et nourrit une intuition, un instant, sur notre crise fondamentale. Le film n’apporte rien d’une explication, d’un raisonnement, non, il offre un climat qui transmute l’univers. La chose se déroule dans la Vienne de l’immédiat après-guerre, divisée en quatre, ville torturée, blessée, démembrée, écartelée, – sillonnée par les patrouilles des troupes d’occupation, où règnent la peur de l’avenir et l’effroi devant l’inconnu, avec tous les stigmates et les affreuses blessures de la guerre, les ruines, les queues du rationnement, les êtres louches, perdus, les femmes qui ont été belles, les gamins aux joues creuses qui apprennent à chaparder un sou, les barons d’un autre temps transformés en clochards et qui n’ont gardé de leur ancienne splendeur qu’un manteau d’une fourrure luxueuse et désormais mitée par le temps des tempêtes, tous des survivants d’on ne sait plus quoi ; le noir d’encre de la nuit du monde, le crépuscule de la guerre qui s’étend comme si cette guerre montrait toute sa stérilité à engendrer une paix ; les ombres de la nuit, déformées, démesurément étirées, des fugitifs solitaires dans les rues désertes, les claquements secs et renvoyés de mur en mur, de pierre en pierre, des pas précipités et des fuites haletantes, l’humidité insipide et insolite, la neige éparse et salie, l’extraordinaire assombrissement du monde ; la déformation asymétrique de la caméra qui nous restitue une vision fantasmagorique des façades des vieilles maisons de l’Empire enfui, les pentes des rues serpentant entre des ruines épisodiques, les pavés rebondis et luisants d’humidité, tout cela encore déformé par les prises de vue insolites où l’on imagine sans peine la patte insistante de l’influence de Welles, les clairs-obscurs sinistres et sombres, plus obscurs que clairs, comme s’il existait une lueur diffuse propre au couvre-feu, qui serait presque une lumière noire. Le film nous conte un autre univers dont on a peine à croire qu’il ne s’agit pas de l’univers vrai de cette période… L’appréciation, effectivement, d’un court laps de temps entre les deux guerres, la Deuxième et la Guerre froide, nous justifie de cette impression qui est bientôt une conviction. Il s’agit de quelques mois, une ou deux années, à peine plus, qui semblent avoir été dérobés à l’histoire officielle de la période, à la ‘narrative’ à laquelle nous sommes conviés de croire.
»Il s’agit d’un temps singulier, celui où les Européens, qui avaient décidé de soumettre leur destin à l’Outre-Atlantique, s’en crurent soudain abandonnés. Durant les deux années de 1945 à 1947, les Britanniques, si complètement engagés dans cette étrange Arche de Noé transatlantique, s’en crurent soudain quittes, simplement comme l’on est proche de constater un fait, et crurent urgent et judicieux de presser les Français de constituer une alliance européenne pour ces temps difficiles. Il en résulta le Traité de Dunkerque, qui est pour une bonne part l’œuvre de l’ambassadeur britannique à Paris Robert Duff-Cooper, qui est un Britannique étrange, un de ces rares Britanniques dans lesquels les Français devraient avoir confiance. Ce ne fut pas vraiment le cas de De Gaulle, et je ne serais pas loin de penser qu’en ces années 1945-1946 où il se raidit contre les Britanniques, pour des raisons apparemment justifiées, de Gaulle commit une de ses rares fautes marquantes. Qu’importe, le temps ne dura pas et, bientôt, les temps changèrent.
»Il s’était pourtant agi d’un temps où Raymond Abellio annonçait pour le presque-aussitôt, “un nouveau Prophétisme” (‘Vers un nouveau prophétisme’, A l’enseigne du Cheval Ailé, Genève, 1947). Il pensait qu’il était temps que l’Histoire acceptât dans son sein, à nouveau, “le prophétisme”. “[N]ous sommes entrés dans une période diluvienne, analogue à celles qui virent la disparition de l’Atlantide, de la Lémurie ou de l’Hyperborée, et […] se trouve ainsi ouverte une ère de bouleversements planétaires et d’effondrement des continents. Tel est le fait prophétique du moment… ” S’adressant aux “âmes fortes”, donc peu nombreuses, de son temps, Abellio entendait “rechercher avec elles, comment, par le Prophétisme, la spiritualité se trouve engagée dans le drame contemporain et, spécialement, comment il s’insère dans la politique, sans cesser de lui être irréductible… ” C’est aussi notre ambition, près [de trois-quarts] de siècle plus tard, alors qu’effectivement les mêmes conditions métahistoriques qu’on put percevoir en 1945-1947 sont réapparues, de convoquer la métaphysique pour grandir à leur vraie mesure l’appréciation et l’interprétation des événements extraordinaires du fil de notre temps. Ce n’est pas une ambition personnelle mais une ambition naturelle, sinon nécessaire et décisive, que nous impose ce temps justement, en nous offrant des conditions bien plus favorables pour nous exécuter. On ne fait, dans ce cas, que s’incliner avec humilité devant des exigences d’une telle hauteur.
»Dans ce même temps (1945-1947), le philosophe de l’histoire et historien des civilisations Arnold Toynbee entreprend une série de conférences qu’il réunira plus tard en un volume (‘La civilisation à l’épreuve’, publié en 1948), où il met en évidence l’angoisse née de la contradiction entre l’absence de sens de notre civilisation et sa formidable puissance technologique, et peut-être, cette angoisse, justifiée encore plus par l’impasse de notre civilisation telle qu’elle s’impose en 1945, – l’impasse, peut-être, si le Prophétisme réclamé par Abellio n’est pas réalisé. Toynbee observe que notre civilisation est prisonnière de son énorme puissance technique, ou technologique, qu’elle est déséquilibrée tragiquement, jusqu’à l’insupportable, par l’absence de sens. C’est une rupture dans la continuité successive des civilisations, dont aucune de celles qui précédèrent la nôtre ne fut assez déformée et invertie d’une façon maléfique sur sa pente décadente pour empêcher, par sa puissance, la suivante d’émerger. “Pourquoi la civilisation ne peut-elle continuer à avancer, tout en trébuchant, d'échec en échec, sur le chemin pénible et dégradant, mais qui n'est tout de même pas complètement celui du suicide, et qu'elle n'a cessé de suivre pendant les quelques premiers milliers d'années de son existence? La réponse se trouve dans les récentes inventions techniques de la bourgeoisie moderne occidentale.” (Karl Jaspers dit une chose similaire, lorsqu’il écrit dans La Table ronde, numéro de mai 1953 : “Ici, l’élément nouveau, différent, absolument original, que l’on ne saurait comparer à rien de ce que peuvent offrir l’Asie et même la Grèce, ce sont la science et la technique modernes de l’Europe. Derrière nous, l’histoire montre une continuité, voire une unité dont Hegel, le dernier, a décrit la majestueuse grandeur. Tout change avec la technique moderne... ”)
»Il s’agissait même d’un temps où l’Amérique elle-même songeait à ce problème, que le sociologue William F. Ogburn identifie sous l’expression de ‘Cultural lag’ (‘décalage culturel’). Il s’agit bien de constater, pour éventuellement la mesurer, l’importance de la chose, pour tenter d’y apporter des corrections. Il s’agit de lutter contre le déséquilibre formidable et en constante croissance entre le développement de la puissance technique et le reste. (Il est étrange, ou bien non, il est significatif, que l’américanisme songe à envisager ce problème, plus par les yeux du sociologue que par ceux de l’historien ou du moraliste.) Le dissident de l’américanisme Daniel Ellsberg expose effectivement combien la question était à l’ordre du jour, alors qu’il se trouve au collège, qu’il a 14 ans, à l’automne de 1944…
«“ …Notre professeur, Bradley Patterson, débattait pour notre avantage d’un concept qui était alors familier en sociologie, qui était la notion de ‘décalage culturel’ de William F. Ogburn.
»“L’idée était que le développement de la technologie se faisait, avec régularité, beaucoup plus rapidement et sur des distances beaucoup plus longues dans l’évolution socio-historique humaine, que les autres aspects de la culture: nos institutions de gouvernement, nos valeurs, nos comportements, notre compréhension de la société et de nous-mêmes. Ce qui ‘traînait’ en arrière, ce qui se développait plus longtemps ou ne se développait pas du tout dans l’adaptation sociale aux nouvelles technologies comprenait tout ce qui concernait notre capacité de contrôler et de diriger [le technologisme] et l’utilisation du [technologisme] pour dominer les autres êtres humains.” (Nous avons jugé plus approprié, sans trahir l’esprit de la citation, de remplacer le seul terme anglais de “technology” par “technologisme” pour donner à l’idée exprimée toute sa puissance conceptuelle, notamment en l’extrayant de la possibilité d’une compréhension seulement technique.)
»C’est dire, au travers d’exemples si divers, qu’il s’agit d’un si court laps de temps, comme un “trou noir” furtif glissé dans une histoire qui semble déjà écrite. Il mérite d’être mentionné, ce “trou noir”, il doit être mentionné comme significatif du malaise latent de notre civilisation devenue système, comme une reprise brève et sans espoir de 1919-1933 dont nous avons parlé plus haut. C’est comme si les deux conflits se comportaient, à leurs termes, eux aussi mimétiquement, par un temps d’incertitude sur le sens des choses, – mais 1945-1947, bien entendu, infiniment plus court et infiniment moins significatif que 1919-1933.
»Disons qu’il est évidemment “trop tard”, que le sort en avait été jeté précédemment, qu’il ne s’agit que d’un répit, une halte, une étape occasionnelle avant que la dynamique ne reprenne le dessus. Que certains y voient autre chose, comme un signe du destin, un avertissement de plus, inutile, déjà dépassé, d’une puissance extérieure à nous et d’essence métahistorique, qui observe notre chute, eh bien ils n’ont pas tort ! Mais l’Amérique et son “idéal de puissance” sont en train de se transmuter en une irrésistible référence ; l’Amérique est en train d’accoucher comme en une césarienne cosmique d’une dynamique politique qui a comme ambition à peine secrète d’imposer au monde cet “idéal de puissance”, avec une force à vous couper le souffle, à vous interdire la réflexion, à vous emporter sur les ailes puissantes des escadres de bombardiers de la liberté… C’est la communication qui nous y conduit, à grand train parmi les ruines du monde, à son rythme trépidant, de l’‘American Dream’ revu par le ‘swing’ de Glenn Miller, qui semble donner le tempo aux livraisons américanistes et modernistes du Plan Marshall, – ce nouveau catéchisme des croyants de l’après-guerre, – déposées comme dans nos petits souliers en attente du Père Noël, dans les ports européens dévastés. C’est la communication qui nous presse, nous bouscule, contraint notre pensée comme on compresse de la vile matière, – car enfin, il n’est plus temps de douter ! Hors de nous, ces vilaines et sombres pensées de décadence et de tragédie ; dans une sorte de révolution copernicienne de la perception, n’en déplaise à Copernic, Galilée & Cie., il est désormais acté solennellement que le soleil se lève à l’Ouest.»
(1) Le ‘Report on the Status of Demolibilization and Postwar Planning’ fut déclassifié en 1972. Pour son livre La drôle de détente, Philippe Grasset en obtint une copie selon la procédure légale de communication des documents officiels déclassifiés. A sa connaissance, le rapport n’a nulle part été utilisé dans tous ses détails sur la planification de l’après-guerre à partir de la capitulation du Japon prévue pour novembre 1946. Il est vrai, bien entendu, que cette planification, avec le poids qu’elle exerçait sur l’orientation de la politique générale des USA, bouleverse effectivement, comme nous l’estimons dans cette longue analyse, toute l’histoire de cette période cruciale 1945-1948.
(2) Paru chez St-Martin Press, à New York. Nous précisions en 1995, lors de la publication de la première version de cette analyse du texte de Kofsky : « ...‘The War Scare of 1948’ a été publié en 1993 et nous n'en parlons qu'en 1995. Deux ans, à notre époque de communications intensives, c'est beaucoup. [...] [C]ertes, deux ans c'est beaucoup si nous pensons que ce livre apporte une contribution essentielle à la mise à nue d'une époque si importante. Pourtant, il n'a guère eu d'écho aux États-Unis également, où nous n'avons relevé aucune publication (critique, recension, etc.) à son propos. Pourquoi? Une première hypothèse est qu'il transgresse une règle très importante de notre époque : il décloisonne les spécialités. Le sujet concerne l'industrie aéronautique américaine, le Pentagone, le complexe militaro-industriel. En même temps, il concerne la politique occidentale, la sécurité européenne, notre analyse de la Guerre Froide, les fondements étranges de nos liens avec les États-Unis, et ainsi de suite. Une seconde hypothèse est que les thèses de Kofsky sont trop radicales pour n'avoir pas suscité un barrage de l'establishment. Dans ce cas, la meilleure arme est le silence. Sans doute les deux causes s'additionnent-elles.... »
(3) L’influence américaine sur la politique française, 1945-1954, lrwin M. Wall, Balland, Paris 1989.
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