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404910 juillet 2013 – Ce fut un temps terrible de la Russie, alors dans ses débuts dans la démarche de se constituer dans sa structure décisive de l’immense nation qu’on connaît. Ce fut le Temps des troubles, – Smutnoye Vremya (Nous avons eu beaucoup de mal à trouver l’expression russe en alphabet latin, la plupart du temps elle figure en alphabet cyrillique. Espérons que nous ne faisons pas d’erreur dans son orthographe.)... Wikipédia résume la période de quelques mots assez arides qui ne rendent guère justice à l’intensité de la crise qui mit en cause l’existence de la Russie. («Pendant une période d'une quinzaine d'années, au début du XVIIème siècle, les intrigues et les rivalités des prétendants au trône se déchaînent, suscitant les convoitises étrangères et mettant en péril l'existence même de l'État russe.») Dans la psychologie nationale, au contraire, le Temps des troubles tient le rôle de symbole du désordre déstructurant et dissolvant de la nation qui constitue une menace permanente pour la Russie...
Mais une menace permanente, aussi, aujourd’hui, et plus que jamais, comme l’on en voit chaque jour l’exemple et la prospective immédiate, qui nous affecte tous et qui affecte tout. Nous vivons un “Temps des troubles” qui dépasse une nation, un groupe de nations, qui affecte une civilisation, qui affecte une époque se constituant elle-même en “Époque des troubles”, et dont le terme aura nécessairement des couleurs catastrophiques. L’absence totale de perspective d’une possibilité de pouvoir sortir de ces troubles, après plusieurs années d'exploration, au moins depuis 2008, et le constat de cette absence, donnent décisivement à cette “époque” de type “maistrien” la dimension eschatologique qui importe. La psychologie a suivi et entériné ce constat, en passant d’une psychologie de crise à une psychologie crisique (voir le 3 mai 2013.
Ce n’est pas que nous croyons une seconde que les événements d’Égypte soit le signe du Smutnoye Vremya de ce pays, dans le sens où ce Temps n’affecterait que ce pays. Les événements égyptiens se placent bien entendu dans ce cadre mais ils n’en sont que le symptôme pour ce pays ; ils sont l’application à l’Égypte du courant de bouleversement chaotique qui ébranle et dissout notre civilisation à une vitesse exceptionnellement rapide. Disons que la dimension du pays, son importance stratégique à la fois stabilisante et déstabilisante selon sa situation interne, sa présence au premier plan, quasiment fondatrice, dans le “printemps arabe”, donnent à l’événement l’occasion de s’échapper des seules appréciations internes, voire régionales. Prenons donc cette phase de la crise égyptienne comme un symptôme, une étape remarquable, de la crise d’effondrement de notre civilisation/du Système.
La seule chose assurée que l’on puisse constater est que l’Égypte est entrée dans une nouvelle phase de son Grand Désordre, qui n’est après tout qu’une image renvoyée par un miroir de la situation du monde. Un président “démocratiquement” élu a été déposé, l’armée organise sa succession dans un désordre qui pourrait faire craindre une guerre civile, mais toujours avec le mot “démocratie” à la bouche, comme la fleur au fusil. Il y a même un fonctionnaire européen qui a trouvé l’expression délicieuse de “coup d’État démocratique” qui est presque devenu un oxymore officiel, selon la partition baroque des institutions européennes. (Même les commentateurs les plus bienveillants ressentent un léger agacement, comme on le lit rapidement sur Bruxelles 2 [voir le 10 juillet 2013].) Si l’on veut, c’est le pendant institutionnel de la formule des “bombardements humanitaires” que l’humaniste Vaclav Havel avait trouvée pour désigner l’attaque de l’OTAN contre la Serbie, en 1999. Nous sommes dans le Temps de la Litote.
Au reste, Morsi ne l’avait pas vraiment volé, vous dira-t-on. Laissons dire, puisqu’après tout, la performance du président issu des Frères Musulmans, ainsi que ses manigances pour assurer un pouvoir de fer qui s’est avéré n’être que de fer-blanc, n’ont guère soulevé l’enthousiasme des populations. L’Égypte est un pays en lambeaux, mais qui pourrait dire mieux, y compris dans notre abracadabrantesque bloc BAO, de la Grèce à la Grande République que Chris Hedges compare au capitaine Achab “rationalisant sa folie”. Simplement, les lambeaux sont différents et les narrative plus acceptées ici que là. Nous sommes dans le Temps de la Parabole.
Dans ces Notes d’analyse concernant l’Égypte, il sera bien peu question de l’Égypte, tant le désordre décourage l’analyse au profit des spéculations sans fin sur les concurrences, les déséquilibres, les manigances et les complots, alors que, comme partout ailleurs, règne dans le désordre du monde la rue indomptée et imprévisible, qui peut soudain cracher ses millions d’hommes et de femmes en colère pour toutes les raisons du monde, et pourtant ne sachant exactement dans quel but ni pour quel dessein ils expriment cette colère. Nous sommes dans cette occurrence où la situation vous file comme du sable entre les doigts. Nous sommes effectivement dans le Smutnoye Vremya de la modernité finissante, du Système en phase d’effondrement. Cela a de quoi troubler.
Nous mentionnerons tout de même, pour le mélange du sérieux d’une dialectique impeccable et du dérisoire par rapport à la vérité de la situation, l’analyse triomphante qu’avait fait le site de la IVème International trotskyste WSWS.org, le 5 juillet 2013, en signalant “une ère nouvelle de la révolution mondiale”. Ce n’est point pour s’en moquer ou dans quelque autre intention polémique que ce soit, mais pour montrer le décalage extraordinaire existant entre les analyses de la raison humaine de cette situation, par rapport à sa vérité (mot répété avec insistance). Ce que nous en jugeons pour les trotskystes ici, nous pourrions en juger de même pour tous les exercices de cette sorte, pour toutes les couleurs de l’arc en ciel politique en place, qui continuent à raisonner selon les références des années 1930 ou, à la rigueur, les références de la décolonisation (et de la re-colonisation, cela va de soi). L’entassement au rayon des antiquités dans notre magasin du jugement de la situation du monde croule sous le poids qu’on lui impose.
«This week’s convulsive events in Egypt, culminating in the military coup that ousted President Mohamed Mursi, have immense significance for the working class all over the world. The most striking feature of these events is the sheer scale of the outpouring of social opposition to Mursi’s Islamist regime. The crowds flooding city centers numbered not in the tens or hundreds of thousands, but in the millions. Across the whole of the country, tens of millions participated.
» “Together with the thoroughness of the historical action, the size of the mass whose action it is will therefore increase,” wrote Karl Marx and Friedrich Engels in 1844 on the eve of the first great revolutionary struggles of the European working class (in 1848-49). The new “historical action” that is drawing tens of millions into struggle is the emerging international working class revolution against globally-integrated capitalism. Recent years have seen mass strikes and protests worldwide—in European countries devastated by austerity such as Greece, Portugal and Spain; in industrial regions of Asia such as China and Bangladesh; in the Middle East, including mass working class protests in Israel; and more recently in Turkey and Brazil. The successive waves of mass struggles in Egypt are the most intense expression of an international process.
»Claims that the collapse of the USSR in 1991 signified the end of history and the final triumph of liberal democracy are being exploded by the global economic crisis and the new upsurge of the working class. The Egyptian upheaval gives a sense of what is to come: the entry of hundreds of millions of workers and oppressed people into revolutionary struggles that will dwarf the revolutions of earlier periods.
»The driving forces behind the upsurge in the class struggle are the contradictions of the world capitalist system. The problems driving workers into struggle in any given country are primarily of an international rather than a national character. The globalization of economic life within the constraints of capitalist private ownership of the means of production and the nation-state system has produced ever greater financial parasitism, social inequality, poverty, war and the breakdown of democracy. These conditions are a historical verification of the characterization of the epoch provided by the greatest revolutionary figure of the 20th century, Leon Trotsky, who wrote of the “death agony of capitalism” in the founding program of the Fourth International, the Transitional Program.»
Les faits sont rapportés précisément et avec rigueur. L’interprétation qu’on en donne ressort d’une pensée extraordinairement romantique sous sa stricte apparence de raison, et une pensée complètement marquée par le domaine quantitatif qui a tant affecté la plupart des activités et des projets politiques des XIXème et XXème siècles. Encore une fois, cela vaut pour toutes les psychologies qui ont gardé le formatage d’il y a un-deux siècle(s). Le Temps des troubles affecte aussi bien, sinon plus encore, les psychologies que les événements eux-mêmes (d’ailleurs, ceci expliquant cela).
Nous laisserons donc ici la situation égyptienne elle-même (quoiqu’elle soit considérée dans ce cas dans le vaste domaine de la lutte mondiale des classes et la Révolution qui va avec). Notre tour d’horizon embrasse plutôt les différents facteurs, situations, etc., autour de l’Égypte, déclenchés par les événements en cours, accélérés par eux, confirmés par eux, bouleversés par eux, etc.
... Car, en vérité, sans doute n’y eut-il jamais coup d’État plus “démocratique” que celui-là, quasiment globalisé si l’on veut. Il y a ceux qui disent que les Américains ont été consultés après qu’ils aient manigancé l'affaire, qu’ils ont alors donné le feu vert ; ceux-là qui nous dévoilent un complot de plus de l’invincible hyperpuissance qui, jamais, ne cessera de nous manipuler. Certes et sans nul doute, on consulta les USA, Washington D.C., le secrétaire d’État Kerry, le secrétaire à la défense Hagel. Mais, en fait, on consulta tout le monde. Par exemple, Lady Ashton, Haute Représentante et sorte de ministre des affaires étrangères de l’UE, fut également consultée ... Al-Sisi passa ses coups de fil réglementaires, mais d’autres aussi. El Baradei, nouveau vice-président chargé des relations internationales, a expliqué sans ambages au New York Times qu’il avait discuté avec Hagel et Ashton sur l’opportunité du “coup d’État démocratique” qui était sur le point d’être déclenché, moteurs des chars déjà vrombissant. Pour un moment de détente, imaginons le dialogue, avec la dame par courtoisie... (Ce document est une interprétation comme l’on dit, il ne doit pas être considéré comme la transcription officielle.)
El-B : “Comprenez, madame la Haute Représentante, il faut absolument que nous agissions, sinon c’est la catastrophe...”
Lady Ash : “Bien sûr, bien sûr, je crois que je comprends ... Mais la Syrie, tout de même...”
El-B : “Non non, l’Égypte, madame la Haute Représentante...”
Lady Ash : “Ah oui, l’Égypte, bien sûr, bien sûr...”
El-B : “Il faut que vous nous nous souteniez ...”
Lady Ash : “Bien sûr, bien sûr, mais...”
El-B : “Alors, c’est dit ?”
Lady Ash : “Mais mon communiqué, mon communiqué, enfin ! Vous n’imaginez pas ! Que vais-je dire ? Comment trouver quelque chose ? Vous soutenir, certes, mais tout de même, comment dire, on pourrait croire que c’est ‘un coup’...”
El-B : “Ah non, vraiment pas du tout n’est-ce pas, c’est pour la démocratie voyez-vous, c’est la démocratie en action !”
Lady Ash : “Ah bon, vous croyez ? Alors si c’est ça, vous me rassurez... La démocratie, bien sûr, comment n’y avais-je pas pensé. Ah, je vais mettre mes services au travail ! Mon communiqué, voilà l’essentiel...”
Ce fut non seulement un “coup d’État démocratique”, mais aussi un “coup d’État démocratique & globalisé”. (CED & CED&G : retenez les initiales, ça peut servir.) Tout le monde semble y avoir participé, avoir mis la main à la pâte. Nous n’étions pas si loin de tel ou tel talk-show discutant de la nécessité ou pas de faire ce “coup d’État démocratique”, avec Al-Sisi attendant le verdict (par exemple, les téléspectateurs invités à donner leur avis) avant de mettre en marches ses superbes chars Abrams M1A1 de conception US mais fabriqués sous licence en Égypte (c’est cela, la souveraineté).
Les Israéliens y croient, ils croient que c’est à leur avantage, ce “coup démocratique”. Comme l’écrit P. David Hornik le 10 juillet 2013 sur le site FrontPage de l’inimitable Horowitz, ex-trotskyste passé à la droite de l’extrême droite de la droite du Likoud, «From a Western standpoint, is aiding al-Sisi’s government the rational course? According to reports in the Israeli press on Tuesday, Jerusalem fervently believes the answer is yes...» “Fervently” ? On voit d’ici commentateurs et agents de renseignement israéliens, en général si brillants dans leurs prévisions, prier avec ferveur pour que, vraiment, Al-Sisi & Cie soient bien ce qu’on s’est convaincu qu’ils sont et seront. Tout de même, se retrouver dans cette ferveur de soutien aux militaires égyptiens aux côtés d’Assad et de tous les soutiens du régime syrien qui applaudissent Al-Sisi a de quoi un peu troubler les convictions des uns et des autres, — des deux côtés, on veut dire.
En attendant, Israël s’intéresse intensément à la situation dans le Sinaï, devenue soudain extrêmement tendue, avec des affrontements divers. La riposte islamiste, dont les Frères eux-mêmes et par courroies de transmission interposées, se fait surtout, du point de vue “opérationnel”, dans cette région. Israël regarde faire l’armée égyptienne “en croyant avec ferveur” qu’elle finira bien par sécuriser l’espace du Sinaï. Sinon, c’est Israël qui est confronté directement à une menace de plus, une de plus qui serait le produit des processus divers si souvent favorisés par le bloc BAO. On peut suivre DEBKAFiles sur cette situation (voir le 8 juillet 2013). En général, DEBKAFiles suit de très près la situation égyptienne et présente sur ce cas un point de vue qui semble nuancé et qui est toujours intéressant.
Certains tentent de voir plus loin concernant l’avenir de l’Égypte. Voici par exemple le journaliste britannique Neil Clark, interviewé le 8 juillet 2013 par Russia Today. Clark ne prend pas position contre l’intervention des militaires mais là n’est pas l’important. Il insiste sur la nécessité pour l’Égypte de se dégager de la tutelle économique des USA pour espérer parvenir à une situation souveraine et stabilisée. Dans ses considérations, Clark a la vertu (à notre sens) d’écarter le sempiternel argument de la religion (islamistes contre laïcs) et d’élargir (c’est le mot) le problème à la condition générale de pauvreté, d’inégalité et d’exploitation de la population. Il est vrai que l’aide US est conditionnée par l’exigence de restructurations de type capitaliste extrémiste, moteur habituel de la catastrophe générale.
Russia Today: «There is a big question whether anyone, can get a grip on the economy. Considering that these protests are funneling so much money away from Egypt. What is the way forward?»
Neil Clark : «The way forward is for Egypt to declare its independence from the US Empire, because the US has played a bad role in all of it. The US gives $1.5 billion a year. They think because they do this they have a hold on Egypt’s economic policies and foreign policy. This is a big problem, it doesn’t need this blank check from the US, it’s about 0.4 percent of its GDP. If the Egyptian government said to the US “we don’t want your money any more” they would be able to follow an independent economic policy, a policy that puts the majority of the Egyptians first.»
Russia Today: «Islamist parties gained a foothold in other Arab nations which saw uprisings. Do they have anything to worry about?»
Neil Clark : «I think we are seeing this in wrong terms, a battle between Islamists and secular forces. I think it all depends on the economy. If any government in Tunisia or in Egypt can get the economy sorted, they can get the majority support, whether they are an Islamist government or secular government. When you haven’t got a job, when you haven’t got any bread, when you haven’t got food, when you haven’t got hope, you don’t really care what the government is, whether it is an Islamist government or a secular government. To answer your question, whether the Islamist governments are successful, depends on whether they can live up to economic promises. Morsi didn’t, that’s why he lost power. He didn’t lose power because he was an Islamist. He lost power because he wasn’t following the right economic policies. With Egypt the key point is that the US has dominance over Egypt, on what it does. Only in May we had John Kerry lecturing Morsi, saying he has to make structural economic reforms, which would mean more privatization. I think it is very crucial that Egypt has its own economic policy that puts the Egyptians first.»
Puisque nous parlons (très) gros sous, on notera que deux pays, l’Arabie et les Emirats (EAU) n’ont pas attendu pour entrer en piste. Ils présentent à la “nouvelle Égypte“ un impressionnant programme d’aide financière, fait de dons et de prêts avantageux. Combinés, les deux pays promettent $8 milliards à l’Égypte, – avec, en plus, un $milliard promis par Abou Dhabi. (Russia Today, le 9 juillet 2013.) Les Émirats jouent un rôle-moteur dans cette première manifestation de soutien.
«The United Arab Emirates and Saudi Arabia will give Egypt money in the wake of its political and economic crisis. The UAE will provide Cairo with $1 billion and lend it a further $2 billion, while Saudi Arabia will give Egypt a $5 billion aid package. The UAE loan would be in the form of a $2 billion interest free deposit in Egypt’s central bank, state news agency WAM reported on Tuesday. Abu Dhabi will also to give Egypt $1 billion.
»The UAE delegation to Cairo included the Gulf country's national security adviser, foreign minister and energy minister. The visit was to “show full support to the people of Egypt - political support, economic support,” Egyptian foreign ministry spokesman Badr Abdelatty told Reuters. The UAE was one of the first countries to congratulate Egypt following the army’s decision to oust the Muslim Brotherhood’s Mohamed Morsi.
»“The UAE stands by Egypt and its people at this stage and trusts the choices of its people. Egypt’s security and stability are the basis of Arab security,” WAM quoted UAE National Security Advisor Sheikh Hazza bin Zayad as saying. The UAE’s foreign minister also stated that the Egyptian army proved that it was a “strong shield” and “protector,” which guarantees that the country embraced all the components of the people.»
Il est manifeste que les informations diffusées (notamment par DEBKAFiles, voir le 5 juillet 2013) sur le rôle de l’Arabie et des EAU dans les tractations avant le “coup d’État démocratique” se trouvent implicitement renforcées, sinon confirmées. La question de l’aide militaire US, et de l’aide tout court, reste pour l’instant contenue par des prodiges de narrative et de sophismes divers et à deux balles dans les couloirs de la Maison-Blanche. (Un coup d’État, “démocratique” ou pas, doit priver un pays de toute aide officielle US, selon la loi, également US.) Mais en raison du chaos et de la paralysie de tous les pouvoirs aux USA, l’affaire pourrait finalement échapper à toute manipulation et conduire à des obligations de réduction ou d’annulation de l‘aide washingtonienne. Dans ce cas, les pays concernés (EAU, Arabie) feront le nécessaire pour suppléer à la carence bien regrettable et significative des USA. Quelles que soient les conditions d’une telle possibilité, on se trouverait clairement devant un discrédit de Washington et, peut-être, une distance importante, jusqu’à la concurrence, établie entre les USA et ses principaux alliés arabes et du Golfe.
Au contraire, il y a la chute du Qatar. Cet Émirat dont l’incroyable politique étrangère étourdissait le bloc BAO et ses petites sapiens-Système placés aux postes de direction et qui confondent les $milliards avec la légitimité, –– lorsqu’ils savent de quoi l’on parle, en parlant “légitimité”, – voit avec l’affaire égyptienne cette même politique soudain menacée de dissolution. Le Qatar se révèle pour ce qu’il est (voir le 23 octobre 2012) : un “monstrueux avatar de la postmodernité” qui ne vaut que par ses $milliards, qui sont, par les temps qui courent, la chose la moins sûre qui soit.
Le symbole de cet effondrement, c’est le sort en Égypte, depuis le départ de Morsi, de Aljazeera, station-phare et glorieuse du Qatar tombée depuis dans les bas-fonds de la désinformation. Il suffit de lire un rapport de Russia Today du 8 juillet 2013...
«The journalists for pan-Arab broadcaster, Al-Jazeera, were booed out of a news conference on Monday morning being held by Egypt's military on the killing of 54 people, mainly of ousted president Mohammed Morsi supporters. During the news conference in Cairo, one of the journalists stood up and demanded Al-Jazeera reporters to be banished from the event, AP reports. The call was supported by the crowd and the employees of the Doha-based channel were eventually forced to leave the conference room, accompanied by chants of “Out! Out!” [...]
»Al-Jazeera’s stance already saw its Cairo office stormed on two occasions, during less than a week that military has been in power. Three members of the broadcaster’s staff were arrested during the raids, which were widely criticized by human right organizations. All the detained were later released, including journalist Abdul-Fattah Fayed, who was set free on Monday after spending two days in custody. [...]
»Meanwhile, the “biased coverage” of events in Egypt is allegedly causing serious discontent among the company’s staff as Gulf News reports that 22 employees of Al-Jazeera Mubasher Misr news channel resigned on Monday. “The management in Doha provokes sedition among the Egyptian people and has an agenda against Egypt and other Arab countries,” anchor Karem Mahmoud explained. He said that the management used to instruct each staff member to favor the Muslim Brotherhood, adding “there are instructions to us to telecast certain news”.
»Another of those who quit, correspondent Wessam Fadel, told Gulf News that when the protesters celebrated Morsi’s ousting in Cairo, Al-Jazeera aired old footage showing an empty Tahrir Square, claiming it was current. “Unfortunately, I was working in a place which I thought had credibility, but its credibility is based on a despicable political position,” he said. The network’s correspondent in Luxor, Haggag Salama, announced his resignation in phone-in interview with local Dream 2 channel on Sunday, saying Al-Jazeera is “airing lies and misleading viewers”.»
Plus encore que les huées qui ont forcé le correspondant d’Aljazeera à quitter la conférence de presse d’avant-hier, c’est certainement ces démissions significatives de l’équipe de la station-TV qui marquent la délégitimation du Qatar dans ses entreprises. (Fausse délégitimation d’ailleurs puisqu’il n’y eut jamais aucune légitimité ; simplement, une remise à sa place de la chose.) Il reste au moins au Qatar le Paris-Saint-Germain, l’admiration sans réserve du président-poire français revenu conquis de sa derrière visite là-bas, et beaucoup, beaucoup de $milliards.
Les événements d’Égypte ont fait une autre victime : la Turquie. Le malheureux Erdogan ne cesse de collectionner les coups et blessures. Dans une situation intérieure extrêmement instable, obligé d’abandonner son rôle-dirigeant dans la lutte contre Assad et le soutien de la rébellion (ça, au moins, ce n’est pas la pire des choses qui pouvaient lui arriver), il perd avec Morsi un alter-ego dans le type de pouvoir et les conceptions qu’il avait développées. Erdogan est désormais un homme seul, perdu dans une politique de l’impasse dont il ne peut complètement se détourner sans perdre la face, dont il est devenu le prisonnier.
Certains craignent même pour son sort personnel et pour celui de son régime par conséquent. C’est le cas de M.K. Bhadrakumar le 5 juillet 2013 : «The military coup in Egypt staged with green signal from Washington should alert Turkey’s Prime Minister Recep Erdogan. An Egypt-like convulsion of obscure origin has appeared in Turkey, too. There are some strange parallels.»
Cette sombre analyse et non moins sombre prévision sont à notre sens bien excessives, supposant un montage, des manigances et des manipulations (sous influence US, of course) qui n’ont pas vraiment existé. L’isolement d’Erdogan est du domaine de la fatalité, en fonction des erreurs qu’il a faites, qui l’ont conduit, lui, à une réelle délégitimation. Erdogan fait désormais partie de la grande situation de vulnérabilité à la dissolution qu’entraîne la dynamique-Système des Temps trouble.
Au milieu de ce tourbillon, en effet, la Syrie caracole. Elle se réjouit de la chute de Morsi tandis que cette chute entraîne la désunion et la confusion dans les rangs des rebelles. L’offensive autour d’Alep et dans Alep se précise de plus en plus, tandis que les Russes annoncent qu’ils détiennent des preuves de l’emploi de gaz sarin par les rebelles durant la prise d’Alep par ces mêmes rebelles, il y a plus d’un an de cela. Verrait-on poindre le terme de l’interminable conflit syrien ?
Pas du tout, clame sans la moindre satisfaction le général Dempsey, le président du comité des chefs d’état-major des forces armées US. Il a dit à CNN (le 8 juillet 2013) qu’il y en aurait, en Syrie, pour... dix ans, au moins. RIA Novosti en français reprend la nouvelle, le 8 juillet 2013.
«Le règlement de la crise politique que traverse la Syrie depuis plus de deux ans pourrait prendre encore une dizaine d'années, a déclaré le président du Comité des chefs d'Etats-majors interarmées des Etats-Unis Martin Dempsey, cité lundi par la chaîne CNN. “C'est une question sur dix ans, ce serait vraiment une erreur de ne pas voir que cette question se posera sur une décennie”, a indiqué le responsable. D'après le général, la lutte entre les troupes gouvernementales et les rebelles syriens a dégénéré en un conflit régional opposant les représentants radicaux des sunnites et chiites, soutenus respectivement par le réseau Al-Qaïda en Irak ou par le mouvement Hezbollah au Liban.»
Dempsey a-t-il raison ? C’est à voir, si Dieu nous prête vie. Dans tous les cas, on a une indication extrêmement sérieuse pour nous convaincre qu’effectivement le Pentagone a tout fait pour que les militaires d’Al-Sisi se débarrassent de Morsi. Les militaires égyptiens ont agi lorsque Morsi a annoncé qu’il voulait lancer l’Égypte dans la “guerre sainte“ contre la Syrie. Cela, c’est une vision horrible pour Dempsey et les chefs militaires du Pentagone, confrontés à des situations dramatiques désormais, avec la séquestration. Tout ce qui aggrave la situation syrienne, et risque de rapprocher les USA d’une intervention, tout cela est anathème pour Dempsey et les siens... Et dire que cela va durer dix ans !
L’Egypte “démocratiquement” remise dans le bon axe dont nul ne sait exactement dans quel sens il s’oriente constitue un cas vertigineux d’imbroglio des positions contradictoirement antagonistes et des soutiens paradoxalement contradictoires.
• La Syrie d’Assad se réjouit bruyamment (peut-être la plus bruyante de tous) de la chute de Morsi, qui est applaudie des deux mains par Israël, par l’Arabie et les Émirats, par les USA (d’une main et demi) et par l’UE (d’une seule main assez molle), – bref, par le bloc BAO qui ne rate jamais une occasion “démocratique” d’exprimer sa position.
• La Turquie et l’opposition syrienne et anti-Assad sont, avec le Qatar, les partis les plus désespérées par la chute de Morsi. La Turquie le dit ouvertement et avec fureur tandis que le Qatar est obligé de féliciter la clique Al-Sisi. Les rebelles syriens sont officiellement entre deux eaux. Par ailleurs, ces trois partis sont, dans leur terrible vindicte anti-Assad, les plus proches amis des USA et du bloc BAO qui se réjouissent de leur côté, avec plus ou moins d'entrain, de la chute de Morsi.
• L’Iran s’est payé le luxe après deux-trois jours de réflexion, d’une position qui ne le gène pas trop, de condamner le “coup d’État démocratique”, suffisamment pour se rapprocher d’une Turquie désespérée, sans se couper bien entendu une seule seconde de son allié syrien qui cultive la positon exactement inverse. Nous soupçonnons les dirigeants iraniens de rire entre leurs barbes, puisqu’en s’engageant du bout des lèvres sans vraiment se compromettre, ils ne perdent aucun allié et suscitent leur rapprochement avec des pays importants et qui leur sont géographiquement très proches (la Turquie).
• On ajoutera même, pour compléter cette étrange situation tourbillonnante, l’extraordinaire variété du commentaire “complotiste”, qui est un signe aussi révélateur que le chaos des positions des uns et des autres. Tous les “complotistes”, jusqu’alors plus ou moins unis dans leurs interprétations des événements, se retrouvent aujourd’hui dans des positions parfois diamétralement opposées... Selon que le complotiste est plus anti-USA que pro-Assad, il condamnera absolument la chute de Morsi comme un montage de A jusqu’à Z des USA ; selon qu’il est plus pro-Assad qu’anti-US, il applaudira à l’élimination du dirigeant le plus fameux des Frères qui ne rêvent que de porter la tête de Assad au bout d’une pique révolutionnaire. Inutile de citer l’un ou l’autre, nos lecteurs s’y reconnaîtront bien, et nul jugement de valeur ni de considération dans ce constat, sinon, justement, le constat du désordre...
Où voit-on là-dedans la moindre manœuvre et cohésion géopolitiques, la moindre esquisse de stratégie ? Il y a simplement le tourbillon d’un grand désordre où éclatent en chapelets accusateurs les contradictions et les engagements forcés. Simplement, il s’agit de faire la différence entre les positions fondamentales et légitimes (l’Iran consolide sa position stratégique sans compromettre son alliance fondamentale avec la Syrie, la Syrie poursuit sa tâche principale contre la rébellion subsidiée pour l’essentiel par l’extérieur) et les positions de circonstances, suscitées par des enchaînements indirects, par des situations intérieurs, par des circonstances de communication (le bloc BAO dans son ensemble, les Émirats du Golfe). Enfin, Israël, qui affiche sa satisfaction de la chute de Morsi, ne sait en réalité pas vraiment où se trouve son intérêt décisif. Ce pays a perdu pour l’instant son objectif stratégique principal (l’Iran), passé au dernier rang des préoccupations générales et placé dans une position stratégique renforcée, en plus avec un nouveau président que tout le monde couvre de fleurs quand on y pense, avant même qu’il soit au pouvoir ; Israël se contente donc de tenter de ne pas trop perdre sur ses positions les plus proches (frontières égyptienne et syrienne) sans être assuré de maintenir sa sécurité.
Où pourrait-on voir là-dedans la simple esquisse d’un de ces maîtres-plans (US, évidemment) de “refonte du Moyen-Orient” dont les commentateurs nous régalent à intervalles réguliers. Il s’agit simplement du bordel, en général de type-BAO, enrobé de chaos, glissé dans une enveloppe de désordre. On se contente d’inscrire sur l’enveloppe “Tout va bien, la démocratie avance”, et l’on attend la prochaine crise.
Le 7 juillet 2013 (RIA Novosti), l’homme qui est le mieux placé pour avoir conscience de la gravité et de l’importance du Temps des troubles, Vladimir Poutine, déclarait que l’Égypte est au bord de la guerre civile...
«L'Egypte est au bord d'une guerre civile, a déclaré dimanche le président russe Vladimir Poutine, en visite de travail à Astana, au Kazakhstan. “C'est triste à dire, mais la Syrie est déjà plongée dans une guerre civile et l'Egypte se dirige dans le même sens. Je voudrais que le peuple égyptien évite ce sort”, a déclaré le chef de l'Etat russe.»
La tristesse de Poutine, du moins celle qu’il exprime dans sa phrase, n’est pas feinte. Les Russes savent bien que ce qui se développe aujourd’hui n’a rien à voir, ni avec un danger de conquête, ni avec une menace d’invasion ou d’expansionnisme, mais tout avec l’ombre sinistre du Smutnoye Vremya à l’échelle du monde, à l’échelle de la civilisation, à l’échelle de la métahistoire. L’Égypte n’est qu’une étape de plus, disons, comme dirait le comte Joseph, dans “le plan” de forces qui nous supérieures. Pour ceux qui ont besoin d’un peu d’espérance, on dira que l’effet pourrait être après tout différent de celui qu’on craint, ce qui nous va assez bien dans notre conception du cycle surpuissance-autodestruction du Système.
Dans le “Dictionnaire” de Joseph de Maistre (Œuvres de Joseph de Maistre, Bouquins), Pierre Glauses écrit, à la rubrique “Providence” : «On le voit, dans cette conception [de Joseph de Maistre] de l’histoire, la place de l’action humaine est réduite. L’homme n’étant jamais qu’un “outil de Dieu”, il joue un rôle secondaire dans la formation des événements. Il a certes la possibilité d’agir, mais les effets qu’il obtient échappent à sa volonté. Ainsi, il est fréquent qu’“en courant à un certain but”, il en obtienne “un autre”. En matière politique, en particulier, il ne saurait fonder une société ou établir la souveraineté. Aucune décision humaine ne suffit à une entreprise de cette nature qui relève, à vrai dire, de “la seule force des choses”, c’est-à-dire d’une force transcendante, placée hors de la sphère de l’homme, “de manière que les hommes qui paraissent s’en mêler directement ne soient néanmoins que des circonstances”. [...] [D]ès qu’il [l’homme] prétend, de sa propre initiative, établir un ordre politique, il n’engendre que le crime et le chaos.»
... Par conséquent, la “guerre civile“ n’est pas assurée et son résultat, s’il y a guerre civile, n’est pas non plus garanti dans le registre du pire.
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