Notes sur le retour (malheureux) de BAE

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Notes sur le retour (malheureux) de BAE

Depuis le 1er octobre 2009, on sait qu’une deuxième “affaire BAE” de dimensions majeures est lancée, après la première explosion, en décembre 2006. Les détails sont connus, ainsi que les méandres, les habituelles implications, enfin les perspectives d’affrontement. Les délais d’une probable évolution publique vont de quelques semaines à quelques mois. Actuellement, le ministère de la justice britannique examine la demande du Serious Fraud Office (SFO) d’engager des poursuites. Même s’il n’y avait pas d’autorisation du ministère, le SFO poursuivrait probablement son action, pouvant conduire à des implications de dirigeants de BAE.

Le SFO, sérieusement bloqué en décembre 2006, semble déterminé à conduire l’enquête à son terme. Cette enquête porte sur à peu près toutes les transactions majeures de BAE (avec quatre marchés cités : l’Afrique du Sud, l’Autriche, la Roumanie, le Zimbabwe). D’autres marchés pourraient ressortir, dont les fameux Yamamah entre BAE et l’Arabie Saoudite. En fait, il s’agit de tout un système qui est mis en cause, au travers de BAE, dans le cas qui nous occupe.

Plusieurs points essentiels caractérisent l’épisode actuel et font toute sa différence avec celui de 2006:

• L’alacrité du SFO, qui n’existait pas avec cette vigueur en décembre 2006. Le SFO sent que la situation est beaucoup plus dégagée pour son action et il est dirigé par un nouveau directeur dont on dit qu’il est décidé d’aller aussi loin qu’il le faudra. L’exposition publique de ses intentions par le SFO est déjà en soi un indice de sa fermeté. (David Wighton, du Times, indiquait le 2 octobre 2009: «By going public in this way, the Serious Fraud Office has also handed a gift to BAE’s international rivals, particularly in the US. Lobbyists working for the company’s competitors have raised past allegations about corruption with US politicians in an attempt to sway their views. A case brought against the company in a British court featuring a range of very serious accusations would provide powerful new ammunition.»)

• L’absence d’implication possible, sinon probable du gouvernement britannique (au contraire du facteur principal qui pesa sur l'attitude du SFO en décembre 2006 et bloqua son action, par intervention directe de Blair). Gordon Brown n’a pas la même attitude que Tony Blair, et il n’est certainement pas dans l'état psychologique volontariste, comme l’était Blair en 2006, pour imposer des décisions difficiles sinon arbitraires. Les deux observations sont éventuellement liées. Une troisième remarque, plus hypothétique, implique la question de l’intérêt de Brown d’intervenir, du fait de savoir s’il n’a pas volontairement choisi le camp de la non-intervention à cause de la situation que nous exposons dans cette note.

• L’implication, par contre, du gouvernement des USA, par le biais du département de la justice (DoJ). Le DoJ poursuit une enquête depuis la mi-2007 sur d’éventuels faits de corruption dans le chef de BAE. Il s’appuie sur la loi qui interdit toute transaction avec le Pentagone à une société non-US impliquée d’une façon ou une autre dans l’une ou l’autre affaire de corruption. Le DoJ est très discret mais il semble, lui aussi, mettre un réel acharnement à poursuivre son enquête. Dans tous les cas, cette situation a empêché BAE, jusqu’ici, d’accepter une transaction offerte par le SFO (une amende de $500 à $1.000 millions), qui constituerait un aveu de corruption dont le DoJ risquerait de s’emparer pour faire tomber BAE sous le coup de cette loi.

BAE, un Etat dans l’Etat

@PAYANT BAE, ce n’est pas simplement une immense société, un conglomérat de production d’armement. C’est aussi un système, au sens politique du mot, qui “tient” le monde politique britannique, ou, du moins, le “tenait” ferme jusqu’à ces dernières années. Peut-être sommes-nous dans une période de transition, et c’est ce qui justifie cette analyse et l’incertitude sur le temps du verbe “tenir” à employer.

Il faut vraiment mesurer la puissance de BAE dans le système britannique. Le 16 décembre 2006, le Guardian écrivait: «The sway BAE Systems holds over the top of the British establishment is extraordinary.» Le 13 février 2007, George Monbiot, grand connaisseur de la puissance et de l’emprise du monde des grands conglomérats sur les autres forces du système, observait à propos de la décision de Tony Blair, incroyablement contestable et extraordinairement risquée, de dessaisir le SFO de l’affaire BAE/Yamamah: «The prime minister has never taken such a risk on behalf of one of his departments, let alone his ministers or officials (witness how Lord Levy and Ruth Turner have been left to swing). There are just two friends for whom he will put his legacy on the line: George Bush and BAE.»

Cette situation perdure depuis le milieu des années 1980, depuis le premier contrat Yamamah avec l’Arabie Saoudite, d’abord sur des avions Tornado, énorme montage de fraude et de corruption où la première ministre Thatcher fut impliquée personnellement pour les négociations et le reste (voir le sort de son fils, qui réside sans doute aux USA de crainte de poursuites au Royaume-Uni). Depuis, BAE règne en maître sur l’establishment britannique (ou “a régné” jusqu’en 2006-2007), avec des structures, notamment ses services de renseignement et de sécurité, ses réseaux d’influence, etc., qui justifient le mot de Monbiot, dans le même article, pour décrire BAE d’une formule: «[A] state within a state in the United Kingdom.»

Ivresse de l’“anglosphère”

Pendant toute cette période de “calme” – disons “corruption et influence as usual” – entre le premier contrat Yamamah et le vilain scandale de 2006, donc durant les vingt années entre 1985 et 2006, BAE régna sans partage sur l’establishment britannique parce que sa politique s’accorda parfaitement à celle de cet establishment. Une question anecdotique est de savoir: qui influença l’autre?... Ou bien de constater que les choses allèrent dans le même sens parce que c’était l’évidence.

Il est tout de même intéressant de constater que BAE échoue dans sa tentative d’européanisation, anglo-allemande, de 1999, au profit des Français qui font EADS avec les Allemands (on s’interroge toujours sur l’intérêt de la chose pour la France); qu’il décide alors de se tourner à fond vers l’option transatlantique, ce qui est annoncé par diverses prises de position de la direction au long des années 2000-2001. L’opération se fait pratiquement au moment du 11 septembre 2001, de la politique Blair quasiment d’intégration à la puissance US à l’occasion de la guerre contre la terreur (Afghanistan et Irak) qu’on annonce à grand bruit en 2001-2002. C’est l’époque où les plus grands penseurs du régime (Niall Ferguson, Paul Johnson, etc.) annoncent l’avènement de l’“anglosphère” et la résurrection de l’Empire “sur lequel le soleil ne se couche jamais” par USA interposés. De même, BAE, fermement installé aux USA (il se situe au 5ème ou 4ème rang des fournisseurs du Pentagone à partir de 2004-2005), s’engage-t-il à fond dans l’énorme programme JSF alors que le gouvernement britannique, toujours conduit par Blair, fait de même, dès janvier 2001 (le premier gouvernement non-US à s’engager).

Jusqu’en 2005, effectivement, le montage semble marcher comme sur des roulettes et, effectivement, l’empire de BAE sur l’establishment britannique semble sans limites. Mais il faut alors observer que cet empire est consenti et s’exerce sur des “sujets” parfaitement consentants. Cela conduit au constat chronologique suivant: les véritables ennuis de BAE, dont on découvre qu’ils ne sont nullement terminés, commencent en décembre 2006, alors que l’équipe Bush est en voie de désintégration, et Blair sur sa fin de règne, en même temps que leur projet d’“empire” régénéré. Il y a vraiment une communauté de destins, au point que la remarque de Monbiot («There are just two friends for whom [Blair] will put his legacy on the line: George Bush and BAE») va encore plus loin que ce qu’elle nous dit. On se demanderait si l’engagement de Blair et de l’establishment envers BAE n’équivaut pas en tous points à l’engagement des mêmes pour l’allégeance quasiment intégrationniste pour les USA.

L’homme qui veut le scalp de BAE

C’est pour cette raison principalement que nous ne croyons pas que nous soyons au bout de nos surprises avec BAE et de ses très graves ennuis. Le cas du SFO est important, et le Guardian du 1er octobre a donné d’intéressants détails sur son nouveau directeur. Richard Alderman, chef des services d’enquêtes des Impôts a été nommé à sa tête en avril 2008 (après le départ de Blair, cela est à noter). Il a aussitôt entrepris une purge au sein du SFO et a activé des méthodes beaucoup plus agressives d’enquête, jusqu’à arriver, selon ce qui se dit, à disposer d’importants documents contre BAE.

Là aussi, il y a une similitude de destins. Cela se passe après le départ de Blair et l’on sait qu’Alderman, qui est encore jeune (56 ans en 2008), est un dur. Quoi qu’il en soit des intentions des uns et des autres, tout se passe comme si Alderman venait au SFO pour la réformer et en faire un instrument irrésistible contre BAE. Il ne semble pas audacieux de dire que la carrière d’Alderman et le destin du SFO sont désormais liés au scalp de BAE.

BAE, JSF, même combat

Le destin de BAE au Royaume-Uni, outre l’enquête du SFO et parallèlement à l’enquête du SFO, c’est d’abord le JSF (et les porte-avions – mais là, l’engagement est moins exclusif). Le conglomérat américano-britannique a une place importante dans le programme JSF, qui s’inscrit en parallèle avec l’engagement et la commande britanniques pour cet avion. L’on a vu combien, dans la perspective de budgets réduits à la défense, BAE est seul à défendre les grands programmes, dont essentiellement le JSF. De ce point de vue, BAE est également le défenseur d’une politique qui est aujourd’hui en crise profonde – l’engagement maximaliste, jusqu’à l’intégration, dans le cercle américaniste, selon les conceptions blairistes.

La mise en cause perceptible aujourd’hui, au Royaume-Uni, du programme JSF, en plus des difficultés innombrables du programme aux USA, accompagne donc, voire renforce sinon justifie, d’une façon indirecte mais puissante, la poursuite et la relance de l’enquête contre BAE. Là aussi, il est possible que nous ne soyons pas au bout de nos surprises. Car la question du destin de BAE peut alors être posée, de ce point de vue, selon une formulation différente: si le JSF tombe au Royaume-Uni, combien de temps BAE résistera-t-il dans sa position de puissance actuelle, au Royaume-Uni?

Les pièges de la connexion américaniste

En janvier 2003, le ministre de la défense d’alors Geoffrey Hoon remarquait, devant des journalistes qui l’interrogeaient pour savoir pourquoi le gouvernement ne choisissait pas automatiquement BAE, la principale firme britannique, pour certains programme nationaux: «BAE is no longer British.» La remarque était juste, mais nous la tempérions d’une autre remarque, contenue dans notre titre bilingue, signifiant par là combien BAE ne faisait que suivre la politique “britannique”: «Is UK encore British

A cette époque, en 2003, BAE faisait déjà 30% de son chiffre aux USA. Aujourd’hui, les 50% sont dépassés et BAE occupe la place qu’on a dite sur le marché du Pentagone. BAE s’est soumis à toutes les règles draconiennes de l’américanisation, cédant le contrôle de sa stratégie à un conseil de surveillance nommé par le Pentagone, s’engageant à toutes les règles de restriction US. Pour autant, si BAE n’est plus britannique, il n’est pas pour autant US, parce que les USA restent allergiques à donner toute leur confiance à une puissance qui ne soit pas spécifiquement US. Depuis 2007, sous la pression autant du juridisme pointilleux largement hypocrite du système, que des pressions du lobbying de ses concurrents US, BAE est poursuivi par la justice US. Cela transforme la situation de BAE, selon le destin des enquêtes, à un étrange jeu de “lose-lose” – perdant au Royaume-Uni si le SFO réussit, perdant aux USA si le DoJ suit…

BAE et les “relations spéciales”

On ne peut manquer de considérer les connexions générales existantes entre tous ces destins; entre le destin de BAE, le destin du programme JSF (au Royaume-Uni seulement, ou bien en général) et le destin des relations spéciales entre le Royaume-Uni et les USA. A cette lumière, on peut avancer l’hypothèse que l’indifférence affichée de Gordon Brown pour les vicissitudes de BAE (connue par le biais du rapport qu’en fit le Times) correspond clairement à l’incertitude qui s’attache aux “relations spéciales”. Il n’est pas assuré, bien au contraire, que l’arrivée probable des conservateurs change d’une façon notable cette situation, et même le contraire est à envisager d’une façon sérieuse.

On sait combien l’orientation de la défense britannique est, aujourd’hui, un sujet soumis à la possibilité de changements fondamentaux. La seule orientation possible de ces changements va dans le sens d’un désengagement, plus ou moins important, des connexions avec les USA. Ces connexions sont aujourd’hui à leur maximum de proximité avec les USA, comme héritage de l’époque Blair; les changements ne peuvent donc aller que dans le sens du relâchement de cette proximité. (On y ajoutera, en dernière minute, la question du dollar.) C’est certainement dans ce cadre qu’il faut placer les possibilités d’évolution de l’affaire BAE. La question centrale est de savoir comment et si BAE résistera à une telle éventuelle évolution.

Une situation dépassée?

Ces divers éléments, ces facteurs venus de différents domaines nous conduisent à avancer l’hypothèse que l’affaire BAE, et surtout dans le cas de cette relance récente de l’enquête sur la corruption de BAE menée par un SFO revigoré, ne doivent pas tout aux simples procédures bureaucratiques et administratives, voire même judiciaires, voire même à une vindicte bureaucratique et anti-corruption. Il y a, dans cette occurrence, le poids indistinct mais présent d’une volonté politique ou, dans tous les cas, la pression d’une situation politique. Le désintérêt officiel du gouvernement Brown pour le sort de BAE va dans le même sens.

L’influence formidable que BAE exerce – ou peut-être doit-on commencer à dire “exerçait” – sur l’establishment britannique, est aujourd’hui une situation de plus en plus déséquilibrée par rapport à la situation politique en évolution rapide au Royaume-Uni. On commence à croire fermement à la confirmation que l’influence de BAE n’a pu perdurer pendant vingt ans, effectivement parce qu’elle s’exerçait dans le sens de l’orientation politique générale.

L’affaire BAE, relancée il y a quelques jours, a donc toutes les chances de réapparaître dans les prochaines semaines ou dans les prochains mois, pour prendre peut-être des allures de grand règlement de compte. Cela sera une indication précieuse et une indication de plus sur l’évolution du climat politique au Royaume-Uni, par rapport aux contraintes budgétaires et, surtout, par rapport aux relations avec les USA alors que les USA ne cessent de s’enfoncer dans une crise qui touche désormais la fonction même du pouvoir politique. Le sort de BAE a tout à voir, et à craindre sans doute, d’une des très grands enjeux politiques de notre temps.

L'une des plus grandes faiblesses de BAE dans cette affaire, c'est sa psychologie: le sentiment de la puissance, de l'impunité, l'arrogance, la certitude de son influence, etc., qui perdurent malgré les signes inquiétants. Cela ne vous rappelle rien? La psychologie des banquiers avant le 15 septembre 2008 et leur philosophie du “too big to fall”, par exemple? La situation n'est pas si différente. BAE n'a pas mesuré combien la durée et l'approfondissement de la vindicte à son encontre signifie de menace déstabilisante contre lui. Dans ce cas, les scénarios les plus dramatiques ne sont plus à exclure, dans une époque qui, en quelques mois, a vu bien des situations extraordinaires. L'un d'eux, le plus extrême mais pas nécessairement le plus insensé, est que BAE soit placé, sous le coup des actions publiques, dans une position de faiblesse brutale et dramatique, impliquant la nécessité de mesures de sauvetage d'urgence. L'une serait alors son démembrement, le gouvernement britannique s'assurant de la partie la plus stratégique de l'entreprise, pour tenter de reconstituer sa base technologique nationale. Cela reviendrait à une re-nationalisation partielle, pas moins... Et alors? On en a vu d'autres.


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