Mexique et USA, un rapport “de puissance à puissance” 

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Mexique et USA, un rapport “de puissance à puissance” 

Comme on l'a déjà vu à plusieurs reprises, le président mexicain Fox représente aujourd'hui le seul cas d'un chef d'État et de gouvernement dans le monde capable de riposter aux USA lorsqu'il estime que les intérêts ou la dignité du Mexique sont mis en cause. On peut même avancer que, dans différentes occurrences, ce sont les États-Unis qui reculent diplomatiquement face au Mexique. C'est un cas extraordinaire de renversement de rapports entre les deux pays, alors que le Mexique a toujours été traditionnellement considéré comme une sorte de “colonie” des États-Unis.

Nous publions ci-dessous une analyse parue dans la Lettre d'information de defensa en octobre 2001 (de defensa & eurostratégie, rubrique “Contexte”, Volume 17, n°03 du 10 octobre 2001.), sur la visite de Vicente Fox à Washington du début septembre 2001. Nous pensons que ce texte contribuera à éclairer ces étonnants rapports entre le Mexique et les États-Unis.

[Cette publication est à lier avec un autre texte, que nous éditons aujourd'hui, dans la rubrique Faits et Commentaires, sur l'attitude du président Fox vis-à-vis des États-Unis, notamment son annulation d'une visite au Texas au cours de laquelle Fox devait rencontrer GW Bush, — annulation que NBC News a commenté de la sorte: « The White House put the brightest face it could on Mexican President Vicente Fox’s snub of an invitation to President Bush’s Texas ranch, emphasizing what it said are strong ties between the two countries. ».]

dde.org

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L'autre Sud

Parlons de la visite à Washington le mois dernier (avant 9/11) de Vicente Fox, le président mexicain. Jamais on ne vit à Washington un chef d'État étranger aussi assuré de lui-même et de sa “cause”, qui est également une cause américaine. Fox était venu à Washington avec, dans sa besace, une nouvelle arme absolue : l'immigration et la société multiethnique. Cette arme absolue contredit la thèse du “choc des civilisations” qui a retrouvé toute sa vogue avec la crise du 11 septembre.

C'était avant qu'on ne parlât quasi-exclusivement d'Osmana Ben Laden, lors de la visite à Washington du président mexicain Vicente Fox, les 3-6 septembre 2001. Des commentateurs washingtoniens ont senti qu'il se passait quelque chose d'important. Tony Karon, de Time, nota que la venue de Fox à Washington était remarquable à cause de ceci : « Le fait qu'un président mexicain puisse venir à Washington pour demander que les USA changent leurs lois sur l'immigration, et soit applaudi pour cela, signifie que nous sommes dans une époque nouvelle. » Fox n'a pas senti le moindre complexe pour le freiner dans sa démarche washingtonienne. Il s'est baladé à Washington presque comme en pays conquis, presque comme chez lui. Avant sa venue, on avait annoncé que Fox ferait mieux d'oublier l'accord envisagé sur les immigrants illégaux (régularisation de la situation des 4 millions d'illégaux mexicains aux USA) parce que, si GW Bush y était favorable, le Congrès, lui, n'en voulait pas. Au contraire, Fox vint à Washington et réclama cet accord pour « avant la Noël », vraiment sans prendre de gants. Et, comme note Karon, on l'applaudit, — notamment au Congrès. Quel dirigeant d'une puissance quelconque, y compris une puissance dans les petits papiers de Washington, quel Premier ministre britannique ou israélien par exemple, oserait faire cela ? William Norman Grigg, de New American, remarque : « Ce fut la première fois qu'un chef d'État étranger se comportait comme le chef d'une nation à l'intérieur de notre nation. » Bien vu.

« Fox aime à dire qu'il est le président “de tous les Mexicains”, utilisant parfois le chiffre de 117 millions de Mexicains, parfois celui de 123 millions de Mexicains, remarque Nicholas M. Horrock, de UPI. La population mexicaine du Mexique lui-même est de 100 millions et des experts tels que Mark Krikorian, du Center of Immigration Studies, concluent qu'il compte [un certain nombre] de Mexicains résidant aux USA. » Fox ne s'en est jamais caché. A l'automne dernier, lors d'une visite en Californie où les chicanos sont d'ores et déjà majoritaires, Fox avait promis à ses “compatriotes” qu'ils pourraient voter au Mexique et qu'ils auraient un jour leurs sénateurs au Parlement, à Mexico City : la promesse vaut pour les 17 millions de Mexicains non-citoyens US résidant aux USA, et peut-être même pour les 6 millions de Mexicains (nés au Mexique) devenus citoyens US. On a l'explication des chiffres 117 millions et 123 millions, et, aussi, de cette façon qu'a montrée Fox de se sentir un peu “chez lui” à Washington.

Résumons : jamais un président mexicain, représentant un pays croulant sous la pauvreté, outrageusement traité par son voisin du Nord comme une sorte de semi-colonie depuis 1847 (fin de la guerre USA-Mexique, avec les USA imposant scandaleusement au Mexique la cession de la Californie, du Nouveau-Mexique, du Nevada et du Texas aux USA), — jamais un président mexicain ne s'était senti aussi fort à Washington. Dans sa besace, une arme absolue, — l'arme des pauvres, mais dans le seul cas (le cas mexicain) où elle peut être utilisée avec une efficacité prodigieuse : l'immigration. S'il n'y avait eu l'affaire 9/11 entre temps, nous écririons : ce qu'on a vu à Washington, début septembre, c'est la première menace fondamentale contre l'“empire américain” ; et l'“empire” dans une telle position qu'il ne peut qu'applaudir humblement à son possible vainqueur. En effet, l'ironie est qu'en accueillant l'installation de Vicente Fox à la présidence, tous les penseurs-business des grands instituts US s'étaient réjouis de l'arrivée d'un adepte du libéralisme, instruit dans les Business School US et ancien patron de Coca-Cola Mexico. L'ironie de l'ironie est que Fox n'a pas de meilleur copain que GW Bush, ancien gouverneur du Texas, parlant espagnol, dont la première visite lors de son élection de 1996 fut pour Mexico City et le président mexicain d'alors ; GW, élu pour affirmer la puissance US, qui, en temps de paix, tremble devant le Congrès alors que Fox en fait ce qu'il veut, qui claque dans le dos de Fox et se proclame son ami ... Qui est le patron à Washington ?, pouvait-on s'interroger au soir du 6 septembre, en saluant le départ de Fox.

Ironie de l'histoire

La réalité est que le Mexique sera l'acteur principal sur la scène intérieure des États-Unis au XXIe siècle. Ce pays, avec son contingent de nationaux à divers degrés expatriés au-delà du Rio Grande, tient dans ses mains les cartes qui mettent à nu la fragilité démographique historique des États-Unis d'Amérique. L'ironie ne manque pas dans cette affaire, car toutes les caractéristiques qui font soi-disant la puissance et l'originalité des États-Unis font également, aujourd'hui, celles de Vicente Fox.

• Les USA sont une terre d'immigration. Ayant fondé leur puissance et leurs ambitions sur l'économie, ils ouvrent les bras à l'immigration qui procure régulièrement de nouveaux bras et de nouveaux cerveaux. Pour cette raison, l'opposition à l'immigration mexicaine est une attitude plutôt contre nature, qui a de la peine à être soutenue avec naturel.

• Les États-Unis ont admis ces dernières années les limites de leur formule intégrationniste dite du melting pot (en réalité, il ne faut pas s'y tromper, le melting pot était la marque du triomphe des WASP dominant la société, les White, Anglo-Saxon, Protestant : le melting pot revenait, pour chaque immigrant, à abandonner ses coutumes et sa culture pour épouser les coutumes et la culture dominante, celles des WASP). Le regroupement en communautés ethniques et culturelles marquant cette limite, les USA ont adopté le multiculturalisme : à chacun sa culture, à chacun sa spécificité. Implicitement, il était admis que les WASP, très affirmés culturellement, très entreprenants, resteraient le groupe dominant. Les hispanos changent cela de fond en comble. Autorisés de facto à rester en communauté et à garder leurs moeurs et coutumes, ils ne s'en privent pas. Ils parlent deux langues (l'anglais pour le business, l'espagnol pour le coeur et l'âme). Ils sont extrêmement dynamiques, à cause de leurs capacités dans le business, d'une religion (le catholicisme) extrêmement entreprenante, et aussi de la facilité qu'ils ont à se “ressourcer” dans leurs familles ou communautés d'origine, au sud du Rio Grande. Demain (dans un peu plus de 30 ans), les hispanos deviendront le premier groupe ethnique aux USA, devant les WASP, comme ils le sont déjà en Californie.

• La forme de la démocratie américaine, fondée sur le groupe de pression, la puissance des groupements d'électeurs, permet une identification des hispanos en groupe de pression dont le dirigeant naturel serait le président mexicain, — puisque Fox, au contraire de ses prédécesseurs, a décidé de s'intéresser à fond à la communauté hispanique des USA. « Aujourd'hui, note un commentateur washingtonien, au moins un parlementaire sur 2 doit tenir compte de la communauté hispano de son district ou de son État pour sa réélection. Inutile de demander pourquoi, lorsque monsieur Fox monte à la tribune du Sénat, on l'écoute religieusement, et on l'applaudit, et on reconnaît que ses propositions-exigences sont intéressantes. » En 1996, les Hispaniques formaient 5% de l'électorat, ils feront 9% lors de l'élection de 2004. Paul Gigot, du Wall Street Journal, observe, citant le spécialiste électoral de GW Bush, Matthew Dowd, que « cette tendance est d'ores et déjà en train de transformer des États totalement acquis aux républicains, notamment le Nevada et la Floride, en autant de coups de dés électoraux. Et le vote hispanique est assuré de grandir en importance, que l'immigration s'accroisse ou pas. » Quand on a été élu à 50-50, on sait comment, et tout cela en Floride (tiens donc), voilà qui explique qu'on soit le copain de Vicente Fox, contre vents et marées.

9/11 peut-il influer sur les rapports Mexico-USA ?

Là-dessus intervient le coup de tonnerre du 9/11. Oublié, le Mexique ? Cela semble être le cas. C'est, on s'en doute, une réponse trop courte pour qu'elle soit jugée satisfaisante. Et l'on voit très vite dans quelle mesure 9/11 peut influer sur les relations américano-mexicaines, les faire évoluer, les remettre tout d'un coup au premier plan de l'actualité.

L'immigration est sans aucun doute le point qui vient aussitôt à l'esprit. Dans les mesures qui se profilent après l'attaque du 11 septembre, tout un train va affecter la sécurité du territoire, et, notamment, le verrouillage des frontières, le contrôle beaucoup plus strict des frontières, des entraves beaucoup plus grandes mises aux immigrants et aux non-Américains en séjour, etc. On se trouve alors devant un colossal problème mexicain, qui prend plusieurs aspects :

• que faire de la frontière du Sud, 3.200 kilomètres que personne n'est jamais parvenue à boucler (le Pentagone estime qu'il faudrait autour de 200.000-300.000 G.I's pour la boucler), et que Fox aurait voulu, pour régler définitivement le problème, ouvrir complètement en proposant une “union nord-américaine” (Canada-USA-Mexique) sur le modèle de l'UE ?

• Que faire des immigrants illégaux mexicains et le projet d'une amnistie réclamé par Fox et approuvé par GW est-il encore concevable ?

• Que faire de la circulation, légale celle-là des Hispano-Américains d'origine mexicaine, ou des Mexicains en séjour légal aux USA et promis à la naturalisation, et qui retournent, les uns et les autres, régulièrement au Mexique ?

Et ainsi de suite ... Un autre point est moins précis mais plus pernicieux encore : la vision idyllique des rapports USA-Mexique et du statut de la communauté chicanos aux USA implique la poursuite et l'accentuation de la politique de société multiculturelle. Comment vont évoluer de ce point de vue les États-Unis, alors qu'un formidable courant sécuritaire, et peut-être xénophobe (voir le traitement des Ara- bo-Américains), menace le pays. Au mieux, on serait conduit à penser qu'une pause est plus que probable sur la voie de certaines mesures, et peut-être même une incertitude hostile.

D'autre part, tout ce qui a été écrit ci-dessus n'est pas effacé par 9/11 : que ce soit la pression migratoire des Mexicains, l'impossibilité de contrôler la frontière de ce Sud-là, le poids électoral grandissant des Mexicains/des Mexicano-Américains, ce sont des éléments d'une actualité quotidienne qu'on ne peut écarter sous prétexte que 9/11 mobilise toutes les attentions et toutes les énergies. Les Mexicano-Américains sont pour l'instant assez à leur aise, regroupés en communauté et toujours très proches de leur pays d'origine ; mais quelle serait la situation si des tensions venaient à naître entre le Mexique et les USA ? A ce point de la réflexion et de la situation, nous ne faisons que poser le problème, en rappelant qu'il était sur le point d'évoluer décisivement au début septembre parce qu'il était devenu si pressant ; par conséquent que cette évolution décisive semble pour l'instant suspendue alors qu'il reste tout aussi pressant et que les conditions générales de la crise 9/11 devraient évidemment le rendre encore bien plus pressant.

Conclusion : le Mexique qui est passé au second plan des problèmes américains ne manquera pas de revenir à sa place naturelle, qui est celle que lui valent les 3.200 kilomètres de frontière commune : au premier plan. Nous pencherions même vers l'idée que cette question va être exacerbée par 9/11, qu'elle pourrait devenir très rapidement explosive, et qu'elle va résumer à elle toute seul nombre des problèmes fondamentaux de l'avenir des États-Unis, implicitement découverts par 9/11. C'est la question même de la structure du continent nord-américain qui est posée, donc la question de l'existence des États-Unis tels qu'ils existent aujourd'hui. Le problème mexicain est devenu vital pour les États-Unis parce qu'il est devenu un problème intérieur, et qu'il sera donc une part de la nouvelle équation états-unienne qui va naître de la crise 9/11.

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