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3891Vladimir Volkoff est mort le 14 septembre dernier. (Nous sommes un peu en retard pour le saluer. Mieux vaut tard…)
L’écrivain a été salué très classiquement pour ses romans d’espionnage qui mélangent, selon son éditeur, théologie et espionnage. (Pierre-Guillaume de Roux, le directeur littéraire des éditions du Rocher-Privat : « Il a construit une oeuvre importante qui nous a tous marqués avec le Retournement, un livre très neuf, où il mêlait théologie et espionnage. La théologie est toujours au coeur de la problématique de ses livres. »)
Nous avons conclu que nous disposions d’une pièce utile pour ceux qui veulent mieux connaître cet auteur. Il s’agit d’un extrait des Mémoires du dehors, de Philippe Grasset, — le premier chapitre du troisième Tome, selon la chronologie actuellement envisagée. (La chronologie a déjà été modifiée à deux reprises, selon l’évolution de l’œuvre.)
(Précision concernant ces Mémoires du dehors : leur publication est envisagée par l’intermédiaire du site dedefensa.org, d’abord avec vente “en ligne”, directement sur le site. Nous devrions commencer cette publication durant la période des douze prochains mois. Nous informerons précisément nos lecteurs de l’avancement du projet de vente en ligne de ces Mémoires.)
Ce chapitre retrace un épisode de 1985, à l’occasion d’un séminaire tenu à Paris à la fin du printemps de cette année-là. L’auteur y était présent à l’invitation de Volkoff, qu’il avait connu à Liège, en Belgique, en 1983. L’auteur retrace cette rencontre et ce qu’il a conservé en mémoire de ses relations et du caractère de Vladimir Volkoff, dans les circonstances politiques si particulières des années 1983-85, — du sommet de la tension est-ouest que marquèrent la destruction du Boeing 747 de la Korean AirLines le 31 août 1983 et le déploiement des euromissiles en novembre 1983, au début de la fin de la Guerre froide que fut la désignation de Mikhaïl Gorbatchev comme secrétaire général du PC de l’Union soviétique en mars 1985. Cette époque-charnière est autant l’héroïne de ce passage que l’écrivain en est le sujet, et, après tout, l’un ne va pas sans l’autre.
* La nostalgie profonde d’un temps que je ne croyais jamais devoir regretter. * La rencontre de Vladimir Volkoff: deux petits yeux pâles et vifs, un rire plein de ricanement, le goût des jeunes filles et un mystère comme d’autres respirent. * Les années 1985 retrouvées avec un séminaire parisien, avec Vladimir Volkoff et Yves Montand.
Il y a une immense rupture au milieu des années 1980, en [mars] 1985 précisément. […] Ce mois de 1985 est celui où Gorbatchev devient Secrétaire Général du PC de l’URSS. Du point de vue de notre histoire événementielle et des effets sur notre psychologie, c’est l’événement central de 1985, l’événement fondamental de cette année et celui qui justifie de donner à cette année le rôle d’une rupture. […]
Cette rupture de 1985 me paraît si forte et si brutale que je serais incliné à voir, dans ces dix années qui font une décennie, en réalité deux demie décennies qui comptent chacune pour une: celle des années 1980 proprement dites, qui s’arrête à 1985, et celle des années 1985; la première terminerait une époque, et peut-être un siècle, et l’autre commencerait une nouvelle époque qui va s’étendre sur le siècle suivant. Cette appréciation est, dans la composition que je tente de faire de la reconstitution de l’histoire de mon temps, d’une importance considérable et, d’autre part, sans aucun doute d’une brutalité sans retenue. A côté de cela, je découvre en en explorant tous les aspects que la même appréciation à propos de l’importance de cette année est dispensatrice de sentiments et d’émotions qui ont la fragilité du cristal et la finesse de la dentelle. C’est une bien étrange rencontre parce qu’une rupture est un événement abrupt auquel on n’est pas accoutumé d’accoler, pour mieux le définir lui-même, un mot qui est la matrice de tous mes sentiments : la nostalgie. A la brutalité sans apprêt du mot “rupture” répond, comme une antithèse, la douceur incertaine et fragile du mot “nostalgie”. Cette époque de la décennie des années 1985 née d’une rupture brutale selon l’analyse que j’en fais, je la ressens comme la source d’une nostalgie intense. Voici un événement qui va exprimer autant que symboliser cette psychologie paradoxale.
L’événement se situe dans la période de 1985 vers la fin du printemps, après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et après assez de temps pour que cet homme public et soudain mis en lumière soit devenu un personnage contrasté et contesté. (Ma mémoire n’est pas fidèle dans ces détails chronologiques, elle l’est pour les sentiments que je rapporte et l’on comprend aussitôt que c’est l’essentiel.) La description de l’événement devrait me servir à soutenir et à animer mon argument, et même, je crois, à lui donner la couleur subtile que mon âme y découvrit. Il s’agit d’un séminaire qui se tint à Paris, à l’hôtel Scribe, que l’on trouve rue Scribe en face des vitrines du magasin Old England. J’y venais à l’invitation de Vladimir Volkoff, que je fréquentais épisodiquement entre 1983 et 1986, lors de ses passages en Belgique notamment. Parlons de Volkoff avant de poursuivre à propos du séminaire, ce sera une introduction acceptable.
Volkoff avait passé accord, en 1983, avec une troupe de théâtre liégeoise (Le Théâtre de l’art) qui vivait de succès épisodiques et de subventions à peine plus régulières. Les Martigues, essentiellement Charles pour l’allant et sa femme pour la baguette, conduisaient cette affaire et la troupe tambours battants, lancés dans des opérations extravagantes qui démontraient joliment et par instants non sans panache combien l’art est étranger à l’économie, et combien il peut s’en arranger pourtant, à coup d’entourloupettes. Les opinions des Martigues étaient connues à Liège, presque comme une relique qu’on va voir au musée de la vieille armurerie de la ville: à l’extrême droite, tendance royaliste, catholiques intégristes et rétrogrades, et fiers de l’être, et pas sans raison, — catholiques d’une tendance qui serait entre Christ-Roi et la glorieuse chouannerie de 1793. J’ignore comment ils avaient rencontré Volkoff mais on comprend qu’ils étaient faits pour s’entendre. L’affaire avait été conclue pour créer à Bruxelles la pièce de Volkoff, Yalta, avec une mise en scène de Volkoff lui-même (Charles Martigues, personnage de constitution volumineuse proche de l’obésité, mais avantageux et conquérant, jouait Churchill). Yalta était mise au point à Liège, Volkoff logé à l’annexe de l’hôtel du Cygne au grand dam de la femme Martigues qui tenait les cordons de la bourse et devaient régler les impressionnantes ardoises de l’auteur-metteur en scène. (Ce double titre devait avoir suggéré à Volkoff que cela valait bien double salaire, ou, dans tous les cas, un défraiement à mesure et sans trop compter. Il avait accepté avec une réelle générosité de monter sa pièce avec cette troupe d’inconnus désargentés, par proximité et estime idéologiques notamment, mais il n’en rabattait nullement pour exiger son dû. C’est tout Volkoff.)
Je rencontrai Volkoff au début de septembre 1983, à une réception chez les Martigues donnée pour annoncer l’accord passé et la représentation de Yalta pour 1984. Mon introduction auprès du grand écrivain fut chaleureuse et l’accueil, de son côté, était fort bien préparé ; tout cela vaut parce que j’étais à la fois journaliste de La Meuse (1) et personnage considéré comme fréquentable par les Martigues, — c’est-à-dire avec des références : pied-noir, anciennement “Algérie française” après tout, — même si c’était dans une autre vie. Cela est bien et cela était d’autant mieux que j’étais supposé également avoir une influence marquée au journal ; les Martigues étaient avisés et ils savaient mettre une pincée d’intérêt pris en considération dans leurs penchants idéologiques. Volkoff fut charmant, pénétrant et tranchant, pince-sans-rire et complice, et surtout mystérieux, comme il l’était à son habitude, comme je le découvris plus tard. C’est ainsi que j’en jugeai, sans me dissimuler que je fus considérablement impressionné par le personnage et son apparence, et l’éclat public qui l’accompagnait. Cette impression pesa sans doute sur mon jugement.
Dans le registre du mystère, il était remarquable et étrange. Les membres de la troupe qui monta Yalta rapportaient des disparitions mystérieuses du metteur en scène pendant le travail. Il s’éclipsait, disait-on, pour des rendez-vous baignés d’interrogations sans réponses. Le personnage était romantique, il suscitait des interrogations à mesure. Sa biographie disait qu’il avait été officier de renseignement en Algérie, de 1956 à 1961. Plus tard, je connus un officier de la DGSE, un colonel, qui séjournait régulièrement dans l’hôtel bruxellois de ma soeur. Lui et moi, nous discutâmes de Volkoff. Le colonel agent secret me dit que Le Montage, le roman de Volkoff, avait attiré l’attention de la DGSE.
— La description est tellement juste, tellement précise dans les moindres détails, que nous nous sommes dits que cet homme faisait partie ou avait fait partie de la maison. Nous avons fait des recherches dans nos archives. Nous n’avons rien trouvé. Le mystère demeure.
Volkoff, ce petit homme toujours foutu dans son costume anthracite croisé, démodé, étriqué et sans doute un peu élimé, tout cela à cause de sa pingrerie et nullement par manque de moyens, ce petit homme était aussitôt remarquable par le pétillement de son regard. Des yeux très pâles, trop pâles en venait-on à conclure rapidement, des yeux sautillants de vie, rieurs mais dans le genre cynique, pour lesquels la vie est d’abord une bonne blague où l’occasion existe de faire quelques sales blagues qui peuvent faire mal. Puis son regard se faisait énigmatique. Il se fermait, il était insaisissable et c’était le Volkoff agent double et même triple ; enfin, parcouru d’une passion froidement mesurée, brûlante mais qui vous glace, exprimant une foi de chrétien orthodoxe qu’il ne prétendait pas cacher un seul instant, et à personne, une foi qu’il affichait comme un défi. Volkoff était un homme déroutant, animé d’un feu idéologique, d’un conservatisme fiévreux et romantique, plein de flammes et de foi, avec quelque chose qui le faisait prendre pour une sorte de moine transporté dans les milieux du monde profane, comme par inadvertance ; à côté de cela, d’une lignée fameuse, de la famille du compositeur Tchaïkovsky, ce qui ajoutait quelques éclairs historiques à sa russophilie exaltée mais d’une exaltation contenue et parfois calculée pour aller aux effets qu’il faut (russophilie exaltée mais revue à la française, façon parisienne); à côté de cela encore, mondain, habile au jeu social, venimeux plus qu’à son tour avec le verbe sarcastique et l’ironie méchante, buvant sec en se tenant serré, ne détestant pas une seconde la compagnie rafraîchissante des jeunes femmes, celles qui sont assez jeunes pour être encore jeunes filles. A le fréquenter, à goûter son esprit sarcastique, sa culture éblouissante, on était entraîné vers la sympathie jusqu’à la confiance; quelque chose vous retenait au dernier moment, comme au bord du précipice, comme s’il dressait lui-même un dernier obstacle qu’il voulait infranchissable. Je l’ai ressenti de cette façon et ne parviens pas tout à fait à l’en blâmer, non plus qu’à l’en acquitter. L’homme est complexe, double et même au-delà.
Cette première rencontre, entre lui et moi, s’était faite à l’ombre pressante et dans le brouhaha historique d’un événement majeur qui avait bouleversé les relations internationales jusqu’à un point d’une tension épuisante et angoissante. Il s’agit de la destruction d’un Boeing 747 de Korean Air Lines par la défense aérienne (la chasse) soviétique, le 1er septembre 1983, entre les îles Sakhaline et le continent, peut-être même dans la proximité immédiate de Vladivostok. Volkoff suivait avec attention les affaires liées au communisme et aux avatars de la Guerre froide; je découvre rapidement dans le cours de notre conversation que la destruction du Boeing sud-coréen est un drame où il a son idée. Il prétend aussitôt ne m’en rien cacher. Il me parle, regard par en-dessous comme on vous jauge, troublé ou caché par les reflets de son verre d’alcool qu’il hume et qu’il descend sec. Il me fait des confidences comme on fait un aveu mesuré, attentif à l’effet, contrôlant avec minutie ses paroles autant que l’oreille bienveillante que je lui prête. Volkoff, dans cette sorte de rencontres mondaines, n’aime rien tant que l’effet qui marie l’énigmatique et l’ambiguïté. Ayant bien établi son dispositif et fait croire qu’on pouvait en débattre, vous prenant par surprise en un sens, il tranche le cas d’une voix coupante qui décourage la réplique.
— C’est un montage, explique-t-il brièvement. Toute cette affaire est un coup de leur desinformatiyia, leur Département D.
J’en reste coi, dans un silence entre lui et moi que je mesure, malgré moi, exceptionnellement respectueux. J’allais apprendre, après beaucoup d’autres qui l’avaient découvert avant moi, que Volkoff était un maître dans l’art d’évaluer les choses à l’aune de la désinformation, s’assurant ainsi un avantage entendu sur son interlocuteur parce que lui-même faisait grand usage de cet art suprêmement russe. Par ailleurs, il s’intéressait vraiment au phénomène de la “désinformation”, en politique et en critique idéologique, je dirais même en écrivain et en artiste. Tout cela n’est pas seulement l’intérêt du technicien qui va jusqu’à sacrifier à la pratique, du passionné enfermé dans sa passion. Il y avait, derrière cette agitation de salon, la flamme passionnée de l’engagement contre un régime qui avait détruit avec une cruauté sans bornes les beautés innombrables de sa vieille Russie. Dans Yalta, l’un des morceaux de bravoure est l’évocation de ces Cosaques qui se retrouvèrent à l’Ouest à la fin de la guerre et qui, à cause d’accords infâmes acceptés par Churchill à la conférence de Yalta, sont livrés au NKVD par les soldats de Sa Majesté. La tirade de l’auteur pour commenter le destin tragique de ce fier et libre peuple de cavaliers est, selon ce que je m’en souviens, comme un chant lugubre, pleine d’une émotion profonde, d’une nostalgie rageuse pour ces peuples perdus et abandonnés, un requiem majestueux pour souligner cette infamie. Volkoff poursuivait d’une hargne tonique les lâchetés diverses de l’Occident, dont les effets furent essuyées par le sang des peuples perdus de l’Europe livrés à Staline. Dans ces instants d’éloquence furieuse, lorsqu’il vous en contait là-dessus, sa voix haut perchée devenait brûlante comme le feu du rasoir. D’autre part, avec tant de hargne tranchante, une telle alacrité dans la dénonciation, un don pour distinguer la déviation à ce sentiment exacerbé, il aurait fait un excellent commissaire du peuple. Cet homme avait des facettes en si grand nombre qu’on s’y perdait, comme dans ces labyrinthes tapissés de miroirs déformants qu’on trouve dans les foires.
Plus tard, retrouvant Volkoff à une occasion ou l’autre, chez les Martigues, je fus convié par lui à ce séminaire parisien dont je veux vous parler, où se retrouverait la fine fleur de la dissidence anti-communiste internationale. Ce serait une occasion exceptionnelle d’avoir des contacts importants avec ces personnages de légende. Volkoff est plein de feu en me parlant de cet événement, me recommandant les orateurs, évoquant d’un verbe précis un panel éblouissant, — avec lui-même en vedette, cela va sans dire. La proposition tombe à pic.
C’est donc en 1985 et le temps avait déjà basculé avec ce nouveau secrétaire général du PC de l’URSS qui amène au pouvoir le vent du changement. Mais c’est un changement complètement, ontologiquement suspect pour le public du séminaire, un changement qui, par la ruse qu’il implique (desinformatiyia), charge l’atmosphère d’une tragédie nouvelle qui rend plus urgente la mobilisation qu’on attend de tous. Il y a des dissidents fameux, Vladimir Boukovski, Zinoviev, de Continent. On voit arriver, incognito, sans tambour ni trompette, Yves Montand en grand escogriffe effacé, qui cultive dans cette circonstance, avec l’application d’un élève qui veut bien faire, l’humilité comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Je n’ai jamais rencontré, du moins je le ressens de cette façon, une telle volonté tendue et jusqu’à être presque hargneuse, de complet effacement. Montand cherche d’abord à repérer les journalistes, ces foutus Parisiens, à l’affût d’une photo, une question indécente aux lèvres; le premier qui vient à l’interroger sur le cinéma ou sur la chansonnette, ou sur ses rapports avec Simone, celui-là entendra les cloches sonner; il sera crucifié, vilipendé, dénoncé à coups de pied au cul! L’on parle, ici, dans ce colloque de la rue Scribe, de petites gens qui souffrent; ce sont eux, semble proclamer l’acteur, qui sont à l’honneur. N’importe quelle petite bonne femme vêtue de noir, avec son col de dentelle délicieusement passé de mode, ses gants de fine baptiste, pourvu qu’elle ait un accent russe et affirme qu’elle colle gracieusement des timbres pour une revue dissidente sans moyens, celle-là a droit à l’extraordinaire déférence de l’acteur. Montand est alors plein de ce charme extraordinaire qu’on lui connaît mais pour la meilleure cause qu’on puisse imaginer ; il est attentif, courbé vers la petite vieille femme en noir, suave et attendri à la fois ; grave et même gravissime, qui se tait, qui écoute. Montand apprend. Il réclame pour lui-même, outre l’indulgence du jury, une nouvelle éducation politique. Il entend se racheter en écoutant avec déférence les doléances des opprimés dont il côtoya in illo tempore les oppresseurs. Montand se fait pardonner des années de parisianisme, cette frivolité inacceptable au regard de la douleur du monde, même quand la frivolité prétend parler de la douleur du monde, — non, surtout, surtout, quand elle en parle elle est inacceptable, elle est insupportable. (Montand se fait pardonner beaucoup plus cela qu’il ne se ferait pardonner ses éventuels engagements à gauche, son voyage en URSS en 1956, etc. Il a une espèce de bon sens instinctif pour découvrir la vraie subversion, — et c’est le parisianisme, pas d’avoir été assez vaguement communiste pendant quelques années.)
Je suis mêlé un instant à une conversation où Volkoff lui-même se joint au groupe, celui-ci bientôt rejoint par Montand. Volkoff salue l’acteur d’un signe de tête complice et paternel, avec un sourire sardonique pour le spectacle, et l’acteur devenu l’élève se confond en assentiments divers. Volkoff me voit à peine. (En nous quittant, tout de même, il aura un clin d’oeil pour moi, saluant le journaliste qui peut servir.) Montand écoute le grand écrivain, polémiste et analyste politique, jeter quelques phrases définitives sur la souffrance du monde sous l’emprise de la pieuvre subversive communiste. Montand opine, il boit les paroles de Volkoff comme un nectar inestimable par où coule le philtre de la connaissance. Je passe inaperçu, les uns et les autres me regardent comme s’ils voyaient au travers de moi. Dans ces années-là, j’expérimentai souvent cette situation où je me semblais être gommé du monde sensible, surtout dans les réceptions, les cocktails, les lieux et les occasions de tels rapports sociaux quand ils deviennent des mondanités. Je n’ai pas vraiment changé, simplement on ne me reprend plus dans cette sorte d’occurrence sociale.
Je n’ai pourtant aucun regret d’avoir été présent, en ce lieu, valsant d’un Montand-Volkoff à une rencontre impromptu d’une dame contre-révolutionnaire, tout en noir, avec son col de dentelle et ses gants de fine baptiste ; et cette charmante vieille petite dame exhalant sur le modelé d’une voix aussi charmante qu’elle-même, et avec des attitudes contenues, une extraordinaire haine anti-communiste où il apparaissait que le communisme était et resterait désormais le diable, la plus précise représentation terrestre de l’entreprise du malin. A ce moment, je me prends à penser qu’il y aurait ainsi, des centaines, des milliers, plus encore, des dizaines et des centaines de milliers d’êtres qui ne se remettraient jamais, jusqu’à leur mort, de la disparition du communisme ; que ce serait leur vie, littéralement, qui s’enfuirait de leurs corps martyrisés et de leurs âmes blessées à jamais, puisqu’ils n’auraient pas eu leur vengeance, de leurs propres mains, de tant de peines et d’humiliations. On n’accepte pas de bonne grâce la disparition du démon qui tourmenta toute votre vie, comme s’il n’avait jamais existé, sans qu’il soit puni, sans lui faire payer tout ce mal qu’il vous a fait. On préfère en mourir. C’est pour cette raison, peut-être prémonitoire, peut-être inconsciemment réalisée, je ne sais, que je ne regrette pas ce court séjour à ce séminaire où je ne semblais pas exister car, en vérité, je vis la prémisse de cette terrible crise que fut le temps d’après.
Je pensai que nos débats eussent pu être joyeux. Nous avions tant progressé dans la lutte contre le communisme. Les Soviétiques, avec un Gorbatchev, commençaient à s’en éloigner, — cela, on le devine, on le comprend, cela devient bientôt aveuglant ! Ici, rue Scribe, rien de semblable. Les commentaires sont lugubres. L’humeur est la gravité même et, au-delà, bien plus gravement, presque définitivement et sans retour, l’on sentait sourdre l’angoisse générale des jours incertains et tragiques. Plus que jamais au milieu de ces anticommunistes jusqu’au bout, l’on y dénonçait des complots. L’ennemi, le diable, cette gorgone aux mille tentacules était aux aguets. Elle fondrait sur sa proie. Elle vous saisirait bientôt, vous réduirait en esclavage et vous précipiterait dans le martyr. Le Goulag nous est promis, semblaient-ils tous se dire, quelque aspect moderne, voire postmoderne, qu’il ait pris. (Était-ce une prémonition, après tout ?) Cette perspective pesait affreusement sur leurs âmes et noircissait leur humeur. Ce séminaire semblait être parcouru de spectres qui allaient et venaient, chargés de visions épouvantables et de perspectives sans espérance.
Je ressentis ces émotions avec tant d’intensité, avant de les enfermer en-dedans moi, qu’elles ressortent aujourd’hui comme la somme de toutes les émotions qui accompagnent la fin du monstre soviétique, pour en faire, au-delà des conclusions hâtives, la fin du temps de nos certitudes. Tous ces pauvres gens mais parfois gens d’un éclat d’un autre temps, émigrés et fils d’émigrés, fils de ces nobles chassés de leur chère Russie et portant encore les reliefs de ces fastes qui nous manquent tant, à nous vertueux démocrates, ces agents communistes recyclés, agents doubles fixés enfin dans un choix, agents professionnels d’agitation, subversifs et Russes à la fois, tous reconvertis dans la dénonciation du monstre,— ces gens en noir, la mine sombre, inaugurent pour moi, en 1985, l’entrée dans ce temps historique postmoderne marqué par la représentation du monde à la place du monde. Plus tard, et cela est à leur crédit, ces anticommunistes jusqu’au-boutistes ignoreront les arrangements factices de l’ère du virtualisme. Au contraire, ils garderont au coeur une ombre, une vision tragique du monde qu’ils ne voudront jamais écarter. Leur âme pèsera à jamais du poids d’une enfance perdue, d’une jeunesse enfuie, d’un passé consumé et noyé dans les flammes et dans le sang de la Révolution. Ces gens resteront tout de noir vécu, avec au coeur la flamme qui ne s’éteint jamais, et certes pas cette flamme factice que nous offre le virtualisme, — non, la flamme de l’aventure humaine dans l’histoire, de la mémoire qui ne meurt pas.
Bien que je ne la partageasse aucunement, dans tous les cas dans sa cause précise et conjoncturelle, je comprends la nostalgie de ces gens qui voient mourir le communisme et qui souffrent déjà d’être privés de l’ennemi qu’ils auraient voulu exposer au monde pour mieux lui demander des comptes. Mais non, le communisme leur échappera des mains, il leur glissera entre les doigts, bientôt il n’existe plus et l’on se demande : qui sommes-nous vraiment? Certains d’entre eux, pauvres fous qui croient qu’en soufflant sur la cendre glacée on ressuscite la flamme claire et joyeuse, continueront à clamer que tout cela n’est qu’une tromperie, que nous sommes la dupe monstrueuse d’une énorme manoeuvre, que Gorbatchev a accouché d’un Eltsine bourré d’alcools et de corruptions monstrueuses et tentaculaires pour mieux nous donner un Poutine, ex-officier du KGB, préparant la revanche du communisme faussement défait. Pauvres fous, cela n’est pas ainsi qu’on retient le temps. Mais je ne peux m’empêcher d’une ultime tendresse pour eux et je comprends qu’ils aient essayé par tous les moyens, et par celui-ci notamment.
C’est bien l’image ultime, l’ultime sentiment et l’ultime souvenir que je garde de cet événement particulier de la rue Scribe. Je ne peux me départir, aujourd’hui, presque vingt ans plus tard, de cette nostalgie que je distinguai chez eux. Je la partage avec eux, comme une dernière solidarité. Je mesure tout ce que le communisme a représenté en fait de référence de l’infamie et de la barbarie pendant une période longue, le communisme comme une étoile polaire du malheur, comme s’il était le miroir de ce siècle malheureux, si vaniteux dans ses espérances et si pervers dans ses actes ; et ces gens, souvent humbles, souvent malheureux et souffrants, n’ayant que leur “foi” anticommuniste, contre la puissance des modes et des conformismes. (Montand était parmi eux un représentant de cette puissance, comme tous les autres, ceux qui, amis des communistes hier, aujourd’hui conchient le communisme avec une alacrité, avec une logorrhée kilométrique et tempétueuse. Comparé à ceux-là qui lui ont survécu pour terminer en soutiens zélés des hordes du Pentagone lancées dans les sables irakiens, Montand a de la dignité. Il ne comprend pas tout mais il s’efface avec noblesse. Il n’a pas la culture des nouveaux bellicistes américanistes mais il les vaut mille fois. Il ne nous reste que les imbéciles intelligents, au verbe entreprenant et aux pensées stériles.) J’ai partagé la foi de ces anticommunistes, j’ai goûté leur zèle, j’ai ressenti leur fièvre, j’ai éprouvé une émotion poignante en commun. J’ai cheminé avec eux, j’ai été un instant de leur aventure. Je ne partage ni leurs visions ni leur amertume et leur entêtement fermé à double tour m’exaspère mais je ne veux jamais les oublier, — c’est là un sentiment fugace mais d’une puissance comme on n’imagine pas. Il nous faut garder précieusement ces fidélités paradoxales ; elles font toute la beauté du sentiment.
A partir de là, nos chemins vont se séparer. Ces anticommunistes vont s’engager dans des croisades parfois étranges, ressuscitant vaille que vaille un monstre rapiécé, et cela me paraîtra une attitude si contestable et si dommageable ; ou bien ils vont s’“intégrer” comme l’on dit platement et d’un terme de mécanique, devenus parfaits démocrates, bientôt blanchis par le système comme sous le harnais, transformés en moutons du conformisme, âpres au gain et policiers de la pensée conformiste (Vaclav Havel, […] exemple du genre, détestable référence à cet égard, pauvre hère perdu dans ses débris de gloire passée, sous les lambris du Palais), — et cela ne pourra m’apparaître que comme profondément méprisable. En attendant et pour cet instant, ils me sont chers, et je ressens leur nostalgie involontaire, ou inconsciente je ne sais, comme une déchirure qui affecterait ma chair elle-même. Pour l’instant, ils sont profondément russes, même s’ils ne le sont pas tous, et bien que je connaisse bien peu de russe je sais que cette dimension est un de ces caractères de civilisation, — mi-fatalisme, mi-nostalgie, — dont nous avons toujours besoin.
Pour toute ces raisons dont aucune n’est décisive et aucune décidément raisonnable, voilà pourtant donnée la couleur du temps et des humeurs que je veux garder de ces années décisives. Les décennies 1980, la première et la seconde, sont une période d’entre-deux. Elles achèvent une époque de l’histoire du monde et préparent la suivante. L’esprit et l’âme ne savent plus très bien ce que fut la première et ignorent encore ce que sera la suivante, confondant la première avec la seconde, mélangeant tout, plongés dans un désarroi sans mesure, — et ceci seul demeure, ce sentiment intense de nostalgie, car cette chose-là est sûre: une période de notre vie s’achève, une époque historique s’estompe.
Restée dans ma mémoire, cette représentation d’une fin d’époque, avec l’émotion qui l’accompagne et dont je tente de restituer l’intensité, me pousse à conclure que les événements et les êtres tels que je les ai rassemblés ont entre eux une correspondance remarquable. Ainsi Volkoff a-t-il pris place dans mon souvenir comme cet homme de la rupture et de la nostalgie, — à cet égard, infiniment double et complexe, insaisissable mais descriptible…
(1) Le quotidien “La Meuse-La Lanterne”, fondé au XIXème siècle à Liège, présente la particularité remarquable d’être un quotidien de province (“La Meuse”) avec une édition capitale (“La Lanterne”, à Bruxelles). (En général, c’est le contraire : des quotidiens-capitale qui ont des éditions de province.) Il avait été racheté par le groupe Rossel (“Le Soir” de Bruxelles) en 1967. Il atteignit son heure de gloire en 1971 où, avec 196.000 exemplaires, il talonnait “Le Soir” (210.000 exemplaires) pour la place de premier quotidien francophone de Belgique. La perspective remplit d’une panique indicible la direction du “Soir”, qui força à une réorientation de “La Meuse” vers l’information régionale. La chute du tirage s’amorça à partir de 1975-76 et accéléra au milieu des années 1980, pour ramener le journal vers des dimensions plus convenables pour les conceptions de la bourgeoisie bruxelloise.
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