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5494Nous présentons rapidement un texte d’Alastair Crooke avant de revenir sur certaines réflexions qu’il suscite nécessairement, certes par son contenu, mais encore plus par sa chronologie qui renvoie à d’autres réflexions sur le même thème. Ce thème, c’est celui de l’interrogation fondamentale sur ce qu’on nomme la Tradition, comme orientation majeure qui pourrait nous suggérer des élans, des conceptions, des perceptions permettant d’aborder l’immense question du véritable “Grand Remplacement” qui devrait nous importer : qu’est-ce qui remplacera cette immense et infâme Système qui entend conduire la civilisation, la terre et tout le reste à un destin catastrophique d’entropisation, et qui ne peut que s’effondrer lui-même, qui est d’ores et déjà en cours d’effondrement comme un s’affaisse un immense concentré de pourriture.
Alastair Crooke, qui introduit sa réflexion en faisant explicitement allusion à la Tradition et à l’un des philosophes du XXème siècle qui a illustré ce courant de pensée (Julius Evola), expose un aspect de la situation américaine (cette fois, nous écartonsle qualificatif “américaniste”) où se développe une réflexion autour de cette référence qui est par définition “primordiale” et “principielle”. On voit que des esprits et des plumes sont au travail dans ce sens, éclairant une intuition qui éclaire notre temps parcouru des “Signes de la Fin des Temps”.
D’autre part, à partir de cette introduction avec ses données fondamentales, Crooke décrit, à partir d’auteurs essentiels, leurs interférences opérationnelles dans la situation politique actuelle aux USA, dans la “guerre civile en cours”. En même temps, on comprend bien la précision qui est faite selon laquelle cette interprétation essentielle de la situation US, notre “Rome postmoderne”, peut évidemment être étendue à d’autres territoires, d’autres ensembles, d’autres communautés et d’autres nations, parce qu’il s’agit du destin commun de l’effondrement d’une civilisation universelle et absolument perverse et de son remplacement. Tout cela fait une excellente illustration de l’évolution accélérée des dimensions catastrophiques de l’époque eschatologique que nous vivons.
Le titre original de Alastair Crooke sur Strategic-Culture.org du4 mars 2019était « US Conservatives Pursue a ‘Ben Option’ of Global Ramification ». Nous lui avons substitué la première phrase du texte.
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Sommes-nous ‘Rome’? La question prend aujourd’hui une place considérabledans l'esprit des conservateurs, des libertaires et des catholiques américains lors de leurs diverses conférences. L’Amérique suit-elle le destin de l’empire romain ? Décadence bureaucratique, dette publique massive, armée surchargée, système politique apparemment incapable de relever les défis ; « l’empire romain sur sa fin a souffert de ces maladies, et certains craignent que ce soit également le cas de l'Amérique contemporaine », note The American Conservative, une publication qui poursuit cette “ligne” éditoriale avec constance et avec un lectorat en constante augmentation depuis plusieurs années. (Notez que ce n’est pas la conception du vice-président Pence, qui argumente avec insistance à propos de ce qui est littéralement une Rédemption évangélique imminente, avec la politique dite de Rapture.)
The American Conservative choisit de façon très différente de sonner l’alarme :
« Si les libertaires de droite s'inquiètent de l’effondrement structurel, les conservateurs culturels et religieux ajoutent une dimension morale et spirituelle au débat. La montée de l'hédonisme, le déclin de l'observance religieuse, la séparation continue de la famille et la perte générale de cohérence culturelle, – pour les traditionalistes, ce sont les signes annonciateurs d’un âge des ténèbres. »
Et voici leur narrative en réponse à ces craintes : Vers l’an 500, une génération après la déposition du dernier empereur romain par les Francs, un jeune homme ombrien (originaire de la province de l’Ombrie, en Italie), fut envoyée à Rome par ses riches parents pour terminer ses études. Dégoûté par la décadence de Rome, il s’enfuit dans la forêt pour se faire ermite et choisir un destin de prière et de méditation.
Il s'appelait Benoît. Il fonda ensuite une douzaine de communautés monastiques et écrivit ses fameuses “règles” auxquelles on attribue le mérite d'avoir aidé la culture menacée et ses valeurs à survivre dans ces temps difficiles. Le professeur Russell Hittinger a résumé la leçon de Benoît dans l’âge des ténèbres : « Comment vivre la vie pleinement et complètement ? En écartant la recherche du succès dans le monde, au profit de la recherche du succès humain. »
Comment l’exemple d’un moine médiéval pourrait-il être pertinent pour notre époque laïque ? Parce que, dit le philosophe de la morale Alasdair MacIntyre, cette référence démontre qu'il est possible de construire « de nouvelles formes de communauté au sein desquelles la vie morale pourrait se maintenir » pendant un âge des ténèbres, – y compris, peut-être, un âge comme le nôtre.
MacIntyre propose la « suggestion inquiétante » selon laquelle la teneur du débat moral d'aujourd'hui (sa stridence et son interminabilité) est le résultat direct d'une catastrophe par rapport à notre passé ; une catastrophe si grande que son examen critique moral a été presque effacée de notre culture et de notre vocabulaire, exorcisé dans notre langue. Il fait référence aux “Lumières européennes”. Ce que nous possédons aujourd'hui, soutient-il, ne sont que des fragments d'une tradition plus ancienne. En conséquence, notre discours moral, qui utilise des termes tels que “bien”, “justice” et “devoir”, a été dépouillé du contexte qui le rend intelligible.
« Pour MacIntyre », écrit Rod Dreher, auteur de The Benedict Option, « Nous vivons une catastrophe semblable à celle de la chute de Rome, dissimulée par notre liberté et notre prospérité ». Dreher poursuit: « Dans son livre capital, ‘After Virtue’, publié en 1981, MacIntyre affirmait que le projet des Lumières avait coupé l’homme occidental de ses racines dans la tradition, mais il n’était pas parvenu à produire une morale contraignante fondée sur la seule raison. De plus, les Lumières vantaient l'individu autonome. Par conséquent, nous vivons dans une culture de chaos moral et de fragmentation dans laquelle de nombreuses questions sont tout simplement impossibles à régler. MacIntyre dit que notre monde contemporain est une forêt plongée dans l’obscurité et que, pour retrouver notre juste chemin, il faudrait créer de nouvelles formes de communauté ».
« L’‘option Benedict’ [‘option Benoît’] fait donc référence à [ceux] qui, dans l’Amérique contemporaine cessent d’identifier la continuation de la civilité et de la communauté morale avec le maintien de l’Empire américain et qui, par conséquent, souhaitent construire des formes de communauté locales en tant que lieux de résistance chrétienne contre ce que représente l'empire. En d’autres termes, l’option Benedict, – ‘BenOp’ – est un terme générique pour les chrétiens [et les conservateurs américains], qui acceptent la critique de MacIntyre sur la modernité ».
Le BenOp n’appelle pas le monachisme. Il est envisagé, en quelque sorte, comme un moyen plus pratique pour les Américains qui ont cette perception fondamentale de gérer la modernité d’aujourd’hui. Et… Où avons-nous entendu quelque chose comme ça auparavant ? Eh bien, dans les réflexions du philosophe politique italien Julius Evola, dans ses réflexions d’un traditionalisme radical de l’après-guerre, – L’homme au milieu des ruines, – dans lequel il plaide pour une défense et une résistance contre le désordre de notre époque. Ce sont les écrits d’Evola et d’autres auteurs du même genre [de défenseurs de la Tradition primordiale] qui ont soutenu les intellectuels russes tout au long de leur période sombre du communisme tardif, puis du néolibéralisme sauvage. Des impulsions largement similaires ont contribué à faire avancer le concept d'eurasianisme (bien que ses racines remontent aux années 1920 en Russie).
Ce dernier point reflète la tendance contemporaine, manifestée plus particulièrement par la Russie, mais allant bien au-delà de la Russie, au soutien du pluralisme (l’axe principal du “populisme” contemporain) ; autrement dit, la “diversité” qui privilégie précisément la culture, les récits nationaux, la religiosité et les liens de sang, de terre et de langue. Cette idée est tout à fait conforme à l'argument de MacIntyre, à savoir que seule la tradition culturelledonne un sens à des termes tels que “bien”, “justice”, etc. « En l'absence de traditions, le débat moral est dissocié et devient un théâtre d'illusions dans lequel la simple indignation et la simple protestation occupent le devant de la scène. »
L’idée est qu’il s'agit plutôt d'un groupe de “nations” et de “communautés”, chacune renouant avec ses cultures et ses identités primordiales, – c'est-à-dire que l'Amérique est “américaine” dans sa propre “voie culturelle” américaine (ou russe, dans sa propre voie), – et se refusant d’être absorbée et dissoute en succombant à la coercition d’un ensemble où les diversités se dissolvent, d’un empire cosmopolite.
Il est clair que cela ne va pas du tout dans le sens de la tendance générale américaine d’un ordre globaliste conforme aux règles de cette dynamique. C’est aussi un rejet catégorique de l’idée que le cosmopolitisme du “melting pot” puisse créer toute identité véritable ou tout fondement moral. En effet, « sans la notion de telos (directionnalité et détermination de la vie humaine) servant de moyen de triangulation morale, les jugements de valeur morale perdent leur caractère factuel. Et, bien sûr, si les valeurs sont privées de “faits” pour les substantiver, aucun appel à des faits ne pourra jamais régler un désaccord sur une valeur ».
Dreher est explicite à propos de cette opposition radicale. Il dit de BenOp : « Vous pourriez même dire que c’est une appréciation des possibilités progressives de la tradition et un retour aux racines, – contre une époque sans racines. »
Et pour ne laisser planer aucune ambiguïté, il est noté que les conservateurs américains qui pensent avoir trouvé un allié “facile” dans MacIntyre montrent qu’« ne parviennent pas à comprendre le type de politique nécessaire pour préserver les vertus [toute qualité requise pour se frayer un chemin dans la vie]. »
« MacIntyre préciseque son problème avec la plupart des formes de conservatisme contemporain est que les conservateurs reflètent les caractéristiques fondamentales du libéralisme. L'engagement conservateur envers un mode de vie structuré par un marché libre aboutit à un individualisme, et en particulier à une psychologie morale, aussi antithétique à la tradition des vertus que le libéralisme. En outre, conservateurs et libéraux tentent tous deux d’utiliser le pouvoir de l’État moderne pour soutenir leurs positions d’une manière qui est totalement étrangère à la conception de MacIntyre des pratiques sociales nécessaires au bien commun ».
Ce qui est très intéressant pour un étranger, c’est la façon dont l'auteur de BenOp, Dreher, le situe dans le contextepolitique américain :
« Beaucoup d’entre nous de droite qui avons été consternés par le Trumpening(sic) et qui ont été durement frappés par la débâcle de Kavanaugh ont conclu [néanmoins] que nous n’avions d’autre choix que de voter républicain en novembre [2018] par réflexe d’auto défense. »
Mais permettez-moi de citer deux passages de The Benedict Option :
« La gauche culturelle, – c'est-à-dire le courant dominant américain, – n'a pas l'intention de vivre dans la paix d’un après-guerre. Elle entend exercer une pression continue comme si elle exerçait une occupation dure et implacable du pays, aidée en cela par l’inconscience des chrétiens [i.e. ceux qui reflètent le libéralisme], qui ne comprennent rien à ce qui se passe. Ne vous laissez pas berner: la victoire à la présidentielle de Donald Trump nous a au mieux laissé un peu plus de temps pour nous préparer à l’inévitable » [souligné ajouté].
« [Ceux] qui croient que la politique seule suffira ne seront pas préparés à ce qui va se passer lorsque les républicains perdront la Maison Blanche et / ou le Congrès, ce qui est inévitable. Notre politique est devenue si furieuse qu’il y aura une surenchère vicieuse et méchante, et cette surenchère s’exercera principalement contre les conservateurs sociaux et religieux. Lorsque les démocrates reprendront le pouvoir, les chrétiens conservateurs vont connaître des temps extrêmement durs. ».
BenOp, en d’autres termes, est une autre façon de décrire de ce que le professeur Mike Vlahos a décritcomme “un regroupement” pour un prochain chapitre de la “guerre civile” non résolue de l’Amérique : « L’Amérique aujourd’hui est divisée en deux visions du mode de vie futur de la nation : le “Rouge”, dont la vertu est constituée de la continuité de famille et de la communauté au sein d'une communauté nationale affirmée publiquement. La vertu du “Bleu” envisage des communautés choisies individuellement et régies par des médiations déterminées par les relations entre l’individu et l’État. Certes, ces deux visions antagonistes de l'Amérique s’opposent depuis des décennies et contrôlent jusqu'à présent plus ou moins la violence potentielle de cette opposition mais il existe désormais [aujourd’hui] le sentiment de la nécessité de se rassembler de chaque côté pour la lutte finale ».
« Aujourd’hui, deux chemins qui se jugent également vertueux sont enchaînés dans une opposition irréversible… Rouge et Bleu représentent déjà un schisme religieux irréparable, plus profond en termes doctrinaux même que le schisme catholique-protestant du XVIe siècle. Ici, la guerre porte sur la faction qui réussit à conquérir l’étendard des médias sociaux, pour se proclamer comme le véritable héritierde la vertu américaine. Tous deux se considèrent comme des champions du renouveau national, de la purification des idéaux corrompus et de la réalisation de la promesse de l’Amérique. Tous deux croient fermement qu'ils sont les seuls à posséder la vertu. »
Nous pourrions en conclure que cette formule du BenOp n’est qu’une manifestation exclusivement américaine, d’un intérêt réduit pour le reste du monde. Nous aurions tort. Tout d'abord, MacIntyre identifie l’origine de la tradition morale dans la littérature Traditionaliste Homérique (c'est-à-dire jusqu'à ses racines présocratiques) et dans cette “société héroïque” comme dépositaire des appréciations morales liées aux valeurs éternelles. Il s’agit de Grands Récits avec la singulière vertu de s’incarner dans la vie de la communauté qui les chérit, et faisant de cette communauté “un personnage” dans un récit moralhistoriquement étendu.
En d'autres termes, BenOp n'est pas du tout rattaché exclusivement au christianisme. MacIntyre suggère plutôtque le récit fournit une meilleure explication de l’unité d’une vie humaine particulière. Le moi a une continuité parce qu'il a tenu le rôle du personnage unique et central dans une histoire particulière : c’est le récit de la vie d’une personne. MacIntyre exprime cela de cette façon : « En assumant ces rôles, nous devenons simultanément des sous-parcelles dans les histoires de la vie des autres, tout comme ils deviennent des sous-parcelles dans la nôtre. De cette manière, les histoires de la vie des membres d’une communauté sont enchevêtrées et imbriquées. L’enchevêtrement de nos histoires est le tissu de la vie en commun… Car l’histoire de ma vie est toujours enracinée dans l’histoire de ces communautés dont je tire mon identité. » Ici, nous sommes directement renvoyés à Homère.
Mais deuxièmement, si nous faisions de l’ethnicité et du genre un choix personnel (et par conséquent jamais définitif) il nous manquerait quelque chose d’essentiel qui lie l’impulsion de BenOp à la résistance plus large contre les globalistes millénaires d’aujourd’hui qui fondent leur “rédemption” dans un processus téléologique consistant à “dissoudre” leur identité culturelle.
Cette critique, émanant d’un importante groupe conservateur américain qui vote Trump mais qui est conscient de ses inconvénients, est susceptible de s’étendre plus largement vers d’autres groupes non américains. Comme le note Rod Dreher, qui a lancé cette campagne dès 2006, des membres de ses groupes différents comprennent déjà sa portée plus large. Dreher observe :
« Au fait, je ne suis pas catholique non plus. Et alors? Nous, les orthodoxes, réclamons [Benoît] comme l'un des nôtres, comme le sont tous les saints du pré-schisme. Mais peu importe. [Les chrétiens] doivent approfondir l'histoire de l'Église pour trouver les ressources nécessaires pour résister aux pressions de la modernité. Saint Benoît est l’un d’entre eux. En raison de la diversité de nos ecclésiologies, un BenOp catholique serait différent d'un protestant et un orthodoxe serait également différent. Cela n’importe pas. En fonction de telos de chaque interprétation du BenOp, nous devrions pouvoir travailler ensemble de manière œcuménique. »
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