L’ours de la taïga, la dédollarisation et la question du fou

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L’ours de la taïga, la dédollarisation et la question du fou

Le discours du président russe Poutine lors de la onzième rencontre du Club Valdaï (Valdai International Discussion Club) a permis d’entendre pour la première fois de façon claire et précise de son chef, l’affirmation que la dédollarisation est en marche. Ce fut une étrange occurrence où Poutine joua à la fois son rôle de chef d’État et de leader antiSystème, et d’autre part le rôle d’une sorte d’anthropologue incrédule, demandant au bloc BAO, et particulièrement aux USA  : “Mais pourquoi faites-vous cela ?” (“pourquoi faites-vous ce que vous faites ?”), – c’est-à-dire, votre politique, votre frénésie de désordre et de pressions unilatérales, qui nous conduisent évidemment à chercher des alternatives au dollar ? Ou dit encore autrement, selon une expression employée par Poutine, “mais pourquoi sciez-vous la branche sur laquelle vous êtes assis, en nous poussant à diverses mesures contre vous, dont cette dédollarisation ?”

Pas de réponse certes, et aucun espoir d’en avoir, mais un discours intéressant et, effectivement, ces questions qui ne le sont pas moins. Nous nous concentrons sur cet aspect du discours de Poutine (la dédollarisation effective, déclenchée par les sanctions contre la Russie), mais on trouve d’autres aspects intéressants, tous marqués par une critique aigue des USA et du bloc BAO et par l’affirmation que la Russie, plus que jamais symbolisée par ce noble et puissant animal qu’est l’ours de la taïga, a décidé de suivre sa propre voie qui est de se tourner vers d’autres partenaires (“[L’ours] est considéré comme le maître de la taïga et, je le sais d’expérience, il ne veut pas vivre sous un autre climat où il ne serait pas à son aise. Quoi qu’il en soit, il ne cédera devant personne ; je pense que cela devrait être clairement compris... [...] La Russie a fait son choix, – nous voulons développer notre économie et les valeurs démocratiques. Nous y travaillons, notamment avec nos partenaires de l’Organisation de Coopération de Shanghai et avec les BRICS. Nous voulons que nos opinions soient respectées. Nous devons tous être prudents pour éviter de prendre des initiatives hâtives et dangereuses. Certains des acteurs de la scène mondiale semblent avoir oublié cette nécessité...”)

Russia Today (RT) donne, le 24 octobre 2014, un rapide résumé de l’intervention de Poutine sur le double thème des sanctions et de la dédollarisation ... «The sanctions imposed on Russia by the US and the West, among other financial blunders, are mistakes that have triggered the world to de-dollarize. Russian President Putin describes this as like “cutting down the branches, upon which they are sitting.” Putin said that sanctions have an overall negative effect on the entire global community, and actually motivate countries to seek financial sovereignty from the status quo. [...]

» “Politically-motivated sanctions have intensified the trend of economic and financial sovereignty, the desire of countries and regions would like to secure themselves against outside pressure,” he said. Dependence on a single global power will decrease, and new reserve currencies, such as the yuan and ruble, are already starting to emerge. “Now, an increasing number of countries are attempting to move away from dollar dependence and to establish alternative reserve currencies and settlement systems,” the President said.

»Maintaining global equilibrium becomes difficult when everyone stops playing by the rules, the President said, citing the precedent of the Cyprus bailout and the “politically-motivated” sanctions against Russia over its action in Ukraine. “Now they risk losing confidence as the leaders of globalization. My question is – why would they do it? The prosperity of the US depends on its investors, those that own dollar debt,” he said. “I think our American counterparts are sawing the branch they are sitting on,” Putin said,..»

... Ainsi pourrait-on parler d’une “doctrine Sinatra” pour la Russie, en souvenir amical de ces temps heureux où la rupture et la fin brutale de la Guerre froide semblaient pleines de promesses. En 1990, le ministre des affaires étrangères de Gorbatchev, Edouard Chevardnadze, avait qualifié le désir manifesté par les satellites est-européens de l’URSS en processus accéléré d’émancipation de sortir du Pacte de Varsovie qui se dissolvait à une très grande vitesse, de “doctrine Sinatra”. Il faisait allusion à la chanson My Way, adaptation par Sinatra du Comme d’habitude de Claude François, exprimant dans la version US le constat et la volonté de suivre sa propre voie pour faire sa propre vie. Poutine a donc proclamé sa propre version de la “doctrine Sinatra“, dissipant un malentendu né autour de 1990, avec l’arrivée d’Eltsine, vodka en bandouillère. Cette circonstance oiseuse, d’ailleurs favorisée par tous les agents américanistes du monde, avait fait croire à l’Ouest, futur bloc BAO, que la Russie, entretemps mise à l’encan par le même futur-bloc, abdiquerait toute prétention identitaire et souveraine pour se couler docilement dans le moule de la “gouvernance mondiale” que prétendaient et prétendent toujours assurer, chacun d’ailleurs avec ses illusions propres qui ne cessent d’accentuer de plus en plus les perceptions faussaires impliquées, les USA et l’UE constitués en un bloc BAO.

Mais à part le nom, la “doctrine Sinatra” de Poutine diffère de fond en comble de celle de Chevardnadze. Le temps des sourires et des visites à l’OTAN des chefs d’état-major des forces armées soviétiques puis russes a laissé place à des crispations extraordinaires de tension et de puissance contenues. Le ton et les termes du discours de Poutine sont calmes et mesurés, mais la résolution est évidemment inflexible, parce qu’il ne peut en être autrement. Manifestement, on a l’impression constante qu’en même temps qu’une affirmation politique résolue mais classique, le président russe ne cesse d’exsuder une stupéfaction sans fin. Il semble que ses affirmations évidentes soient soulignées, en arrière-plan, de l’interrogation constante, concernant la politique russe du bloc BAO : “mais comment et pourquoi font-ils cela et à qui croient-ils donc avoir à faire quand ils ont à faire à la Russie?” Effectivement, un tel discours fait s’interroger de savoir si tous nos distingués dirigeants, surchargés de diplômes et de réformes postmodernistes, savent ce dont il s’agit quand il s’agit de la Russie, – ou, disons, comme dit Poutine, du grand ours qui est le maître de la taïga. Tout cela culmine avec l’interrogation effectivement stupéfaite de Poutine, qui semble répétée sans fin : “Ma question est, – pourquoi font-ils cela ?” («My question is – why would they do it?»)

Cette question concerne effectivement la dédollarisation comme acte concret et extraordinairement déstructurant de l’ordre du bloc BAO, en plus de diverses autres avancées politiques. C’est la première fois que Poutine l’évoque en des termes si concrets, selon un constat si clair et sans détour. Il n’est plus temps de jouer au plus fin : la Russie “dédollarise” et elle n’est pas la seule, elle ne fait que caractériser, susciter, démarrer un mouvement qui va priver les USA de l’une de leurs armes principales... “Je pense que nos homologues [américains] sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis”. Ces diverses affirmations, – toujours le ton, la mesure et la résolution, avec cette constante stupéfaction en une sorte de basse continue, – montrent combien Poutine agit sans intention agressive ou mobilisatrice, mais bien qu’il y est contraint par la politique du bloc, qu’il le fait parce qu’il le faut, sans joie particulière mais aussi sans la moindre hésitation, et finalement sur la voie (“doctrine Sinatra”) d’y trouver évidemment des avantages considérables pour la Russie et ses amis. En fait, l’impression dominante serait que ce discours serait plus important par l’interrogation à propos de l’étrange comportement des “homologues” du bloc BAO, que par l’affirmation de la Russie qui, elle, va évidemment de soi, sans nécessité de discours finalement. On comprend d’autant mieux ce constat inattendu que, de tous côtés, – sauf du côté de l’Ouest du monde certes, –s’accumulent les rapports et les commentaires sur les catastrophiques conséquences pour le bloc BAO de la “politique” du bloc BAO.

(Voir par exemple l’article de Edward Lozansky et de Martin Sieff, – Martin Sieff, ancien journaliste-vedette de United Press, – deux dirigeants universitaires US de l’American University de Moscou qui n’ont rien de “dissidents” US pro-Poutine, dans Inside Russia, ce 25 octobre 2014Sanctions Policy Is a Massive Fail. Hurting Europe, Helping China, and Isolating... the US. The policy is short-sighted, petulant, and self-destructive. It’s making Putin more popular and strengthening Russia's resolve on Ukraine. EU and Washington are “deluded”.»] «It is indeed an extraordinary strategic fantasy to imagine that the United States and the EU can “isolate” Russia and China, which are not so lonely after all... [...] Policymakers in Washington and Brussels continue in the delusion that they live in an “End of History” world where their shared liberal and democratic values are bound to win – and quickly – over every alternative economic and political system... [...] Economic sanctions are not isolating Russia: They are isolating the United States and straining the bonds of the European Union. Those outcomes are already clear.»)

Ainsi soit-il... Le discours de Poutine, au Club Valdaï dans sa onzième session annuelle, constitue l’annonce officielle de l’ouverture de la voie de la dédollarisation. C’est l’événement conjoncturel le plus important qui résulte de l’étrange crise ukrainienne, ouverte et poursuivie sans aucun frein par le bloc BAO, selon une perception extraordinairement faussaire de la situation. Ce que va montrer cette voie de la dédollarisation, encore plus que le considérable basculement géopolitique qu’elle amorce, c’est l’extraordinaire enfermement de la perception du monde des dirigeants des USA et de l’UE, la fantastique autosuggestion qui anime cette perception, cette “extraordinary strategic fantasy” dénotant en fait une situation encore plus hors du commun, une “extraordinary psychological fantasy”...

C’est-à-dire que si l’on comprend parfaitement Poutine, la logique de sa démarche, sa volonté de préserver et d’affirmer la “voie” sociale et culturelle de la Russie, la puissance de la Russie, la réalité des soutiens extérieurs de la Russie, l’évidence de la démarche de la dédollarisation, etc., on doit aussi savoir que l’important, sinon l’essentiel réside dans cette “extraordinary fantasy” caractérisant le comportement du bloc BAO (du terme fantasy tel qu’introduit dans notre idée de fantasy-narrative inauguré dans notre texte du 1er septembre 2014). Ce n’est pas une situation normale, et c’est bien pourquoi l’importance réelle du discours de Poutine réside dans cette question («My question is – why would they do it?») ; car c’est bel et bien la question de l’état de l’esprit d’un bloc BAO complètement sous l’empire du Système qui est posé, et c’est bel et bien la question du fou...


Mis en ligne le 25 octobre 2014 à 14H36