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182120 août 2008 — Selon des sources bienveillantes, le sommet de mardi de l’OTAN fut un succès. L’abondance fut sans aucun doute médiatique, avec près de 300 journalistes “du monde entier“. On trouva une unité de bon aloi et les échanges furent courtois et consensuels, y compris en session à huis clos. Les délégations étaient réduites, montrant qu’il s’agissait de dire vite des choses tonitruantes mais sans conséquences considérables malgré les apparences du communiqué. Pour la première fois depuis très, très longtemps, il n’y avait pas de représentant européen, qui est normalement le Haut Représentant Solana. Plus qu’une intrigue anti-européenne, nous y verrions un autre signe de l’importance mineure de fond de cette réunion, au contraire de l’importance formelle tonitruante qu’on a voulu lui donner. Mais il faut bien dire qu’aujourd’hui, à l’“Ouest” et à l’OTAN, la forme c’est l’essentiel et c’est le fondement; donc, contrairement à ce que le bon sens nous entraîne à écrire, cette réunion fut essentielle et fondamentale…
A la conférence de presse du secrétaire général, un journaliste britannique demanda ce que l’OTAN ferait si la Russie n’évacuait pas la Géorgie, comme l’OTAN le lui demandait. La réponse ressemble éventuellement à une sorte de borborygme sur le temps qu’il fait. Il faut dire que l’appel en forme de pseudo ultimatum qu’a lancé l’OTAN est, selon notre comptabilité pusillanime, la sixième occurrence importante où l ‘“Ouest” (les gens sérieux en Occident) exige le retrait russe de Géorgie (une fois Bush, deux fois Rice, une fois Sarkozy, une fois Merkel…). Le fait assez évident qui couronne la réunion de l’OTAN, où l’OTAN a pris une position dialectique forte mais qui n’engage à rien, est effectivement que la réponse russe devrait être in fine une variation sur le thème de la fameuse question de Staline (“le Pape, combien de divisions ?”), – cette fois appliquée à l’OTAN : “l’OTAN, combien de division ?” La question est justifiée puisque c’est dans ce domaine de la puissance que l’OTAN prend l’affaire de Géorgie, et c’est dans ce domaine que la question doit être posée à propos des capacités et des possibilités de l’OTAN. La réponse n’est pas triste, ou bien disons qu’elle n’est pas gaie.
Les Russes ont commenté la réunion de l’OTAN de mardi à Bruxelles comme ayant généré pour l’essentiel “des mots creux”. Ont-ils tort? On y a beaucoup parlé de l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN, en affirmant que la chose reste d’actualité, qu’elle est même “on track” selon le ministre britannique des affaires étrangères, le jeune Millibrand, par exemple parce qu’une commission OTAN-Géorgie sur les modalités d’un rapprochement intégré de la Géorgie de l’OTAN sera établie. Première remarque: pourquoi faire cette commission puisque, depuis 2003, les forces armées de la Géorgie ne sont qu’intégration dans l’OTAN et rien d’autre puisqu’elles sont un clone de l’U.S. Army et rien d’autre? Deuxième remarque : monsieur le jeune ministre britannique, cette mesure est nommée en Belgique “encommisionnement”, et l’on sait ce que cela signifie pour l’affaire qui en est la victime plutôt que l’objet.
C’est notamment mais précisément dans le Times de Londres, ce 20 août, sous la plume de Michael Evans qui est Defence Editor, qu’on trouve un commentaire après tout judicieux. D’une façon caractéristique, Evans a choisi de titrer son article du commentaire des Russes: «Russia dismisses Nato's “empty words” as it stands firm in Georgia». Nous nous permettons de souligner en gras, dans cet extrait, le mot qui importe.
«Nato united in the face of Russia’s failure to withdraw from Georgia yesterday, freezing regular contacts with Moscow and declaring that there could be “no business as usual under present circumstances”.
»However, there will be no Nato troops rushing to Tbilisi to put military muscle behind the tough statement, which was issued at an emergency meeting of the 26 foreign ministers of the alliance in Brussels. Military assistance will be restricted to training exercises and talks about prospective membership of the alliance.
»When David Miliband, the Foreign Secretary, met President Saakashvili of Georgia in Tbilisi, he emphasised that he was talking politically when he said that “Nato will defend the territorial integrity of Georgia”. He said that he was referring to the defence of international law.»
De l’autre côté, dans le même Times et pour garder la balance égale dans le sens de Rupert Murdoch, il y a la vision martiale et pleine d’envolée dialectique. C’est dans un texte du même jour (aujourd’hui) et cela nous annonce que l’Occident a retrouvé son unité face à “the Threat” (nom donné à l’URSS dans les années 1970-1980). C’était donc que l’unité était brisée?
«What a difference a short war can make. By sending its 58th Army through the Roki tunnel into South Ossetia, Moscow hoped at the very least to deepen Nato divisions.
»The opposite has happened. Instead of arguing that the crisis proved her point about the need for restraint, Angela Merkel, the German Chancellor, has explicitly endorsed Georgia’s bid for membership. France may still have its doubts. If so, they remain private. There are two main reasons for Nato’s newfound unity. First, there is a strengthening consensus that Moscow would have acted with more restraint had Georgia already been in Nato, protected by its principle of collective security. As one expert with long experience of the region put it yesterday: “The thought of the US Air Force on its way would have deterred even Vladimir Putin.”»
Finalement, pour clore cette rubrique des commentaires des autres, on observera qu’un excellent commentaire est mis en ligne ce jour par Robin Oakley, European Editor de CNN.News. Sans prêchi-prêcha, sans sensiblerie déplacée ni exaltation excessive comme on en trouve dans les moments de faiblesse de la presse britannique (au moment des réunions de l’OTAN), le texte analyse froidement les réalités autour et derrière cette réunion de l’OTAN. C’est une façon, une de plus, de faire le procès de l’évidence, qui est l’impuissance de l’“Ouest” devant une situation où elle a toute sa responsabilité, que toute sa politique, depuis 1990-91, a tout fait pour susciter.
«But the meeting of NATO's foreign ministers to discuss what to do about an increasingly assertive, not to say belligerent, Moscow has served only to demonstrate the inability of the alliance to come to firm conclusions and to take decisive action. The NATO nations remain divided between those who ache to take a swipe at Vladimir Putin and Dimitri Medvedev and the pragmatists who say that NATO, the EU and the U.S. simply have to find a way of doing business with a new-style Russia that has not, as the West had hoped, come to share their values and which has been emboldened by its new energy riches to demand a controlling influence on the countries close to its borders.
»It is notable that the toughest noises come from politicians not forced to grapple with the realities of office. If the new Russia is going to behave like the old Soviet Union, says U.S. presidential candidate John McCain, then there should be no room for it in G-8, where it already has a place, or in the World Trade Organization it would like to join.
»The NATO club, says David Cameron, leader of the opposition Conservatives in the UK, who rushed to Tbilisi for a supportive photo op, should speedily take Georgia into membership. The Baltic nations, including several former Warsaw Pact countries still fearful of re-absorption in some sort of recreated Soviet Union, line up with the U.S. in demanding tough measures against Moscow.
»But from France and Italy and Germany, its coalition government split between left and right, comes a more cautious tone. “Keep open the channels for talks,” German Foreign Minister Frank-Walter Steenmeier said. He opposes the mooted suspension of the NATO-Russia Council – or, for that matter, Russia's exclusion from G-8 or the WTO.
»And that is not just because those three countries are heavily dependent on Russia for energy supplies. Several other current members are wary of rushing into NATO, with its mutual assistance commitments, unsophisticated countries and leaders with their own impatient agendas.
»Foreign ministers like the UK's David Miliband emerged from the Brussels meeting accentuating the positive. But there wasn't much of it to accentuate.
»If NATO ministers could not agree that Russia should obey the cease-fire it had signed, that armed force was a bad way of resolving disputes and that Georgia's territorial integrity had to be respected, then there would have been little point in the organization's very existence.»
Sur la chose précise (la responsabilité occidentale, disons à 120-130%, dans l'orientation de la politique russe vers l'affirmation de puissance), lire aussi le formidable article que William Pfaff vient de mettre en ligne, qui nous dit notamment, en partant d'une référence à un article du New York Times, et avant de développer son argument:
«The one thing it does not clarify is who is ultimately responsible for an American policy towards Russia that since the collapse of the Soviet Union has been aggressive, militarily overbearing, and threatening to the integrity of Russia, to absolutely no useful purpose. The conventional Western comment says the NATO governments have underestimated “Russia’s determination to dominate its traditional sphere of influence.”
»This is wrong. Russia has been amazingly tolerant of successful western efforts to annex its “traditional sphere of influence,” if that term means the Warsaw Pact, which until 1991 was the Communist counterpart to NATO, lending troops to enforce the so-called Brezhnev Doctrine, which held that membership in the Warsaw Pact and in the “Socialist bloc” was irreversible.»
Premier adage: quand on roule des mécaniques, il faut être prêt à donner des coups. L’OTAN roule des mécaniques mais n’est prête à rien du tout. Celui qui citait l’U.S. Air Force avec l’assurance de l’expert qui connaît la région, («As one expert with long experience of the region put it yesterday: “The thought of the US Air Force on its way would have deterred even Vladimir Putin”»), – celui-là ferait bien de se souvenir que, depuis trois ans, les USA menacent d’employer la force contre l’Iran, qu’ils ne s’y résolvent pas, qu’ils sont freinés des quatre fers notamment par leurs militaires, – bref, qu’ils ne font rien du tout à cet égard. Nous ne sommes plus au temps du Kosovo et Poutine n’est pas Milosevic.
L’OTAN qui roule des mécaniques n’est même pas obligée à faire tout ce qu’il faut à l’égard d’un de ses membres. Cette même affirmation de l’expert évoquant l’intervention automatique de l’USAF si la Géorgie était membre de l’OTAN, puisque son argument entend faire la promotion de cette adhésion de la Géorgie, implique, au nom du fameux Article 5 du traité de l’Atlantique Nord, que l’intervention de l’OTAN ne ferait pas un pli si la Géorgie était membre de l’OTAN. Là aussi, il s’agit de “wishful thinking” et non d’une certitude. L’évocation formelle des obligations d’intervention des autres pays de l’OTAN en cas d’attaque de l’un d’entre eux est un bon sujet de discours mais un cas juridique ambiguë. On oublie souvent que l’Article 5 du traité n’est pas du tout contraignant sur la forme et les moyens de l’intervention des autres (contrairement, par exemple, aux obligations équivalentes du traité de Bruxelles de l’UEO) mais qu’il laisse le choix aux pays membres de la forme de leur réaction.
La partie essentielle de l’Article 5 du traité, qu’il faut lire en son entier, avec l’ambiguïté supplémentaire que cet article parle seulement de “la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord”, – ce qui n’inclut pas précisément le Caucase (le souligné en gras est bien sûr la conséquence de notre impertinente intervention [NDLR]):
«Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord.»
L’OTAN a voulu prendre le problème de la Géorgie de haut, du haut de sa puissance, en prenant comme référence effectivement la question de la puissance, après avoir réglé le cas juridique de l’affaire (la Géorgie, l’Ossétie, etc.) selon une stricte et piètre interprétation de la lettre des choses. (Lorsqu’il s’agit du Kosovo, c’est différent paraît-il, – mais passons.) De ce point de vue effectivement, la condamnation de la Russie, d’ailleurs fort prudente, paraîtrait inévitable. Mais condamnation à quoi? Une menace d’adhésion de la Géorgie (plutôt virtuelle que réelle d’ailleurs, compliquant encore la chose avec un tour de passe-passe de plus) qui n’implique pas une riposte automatique, ne garantit rien là non plus. (Vu la latitude que donne l’Article 5, une attaque contre la Géorgie membre de l’OTAN appelant l’OTAN au secours ferait éclater l’OTAN bien plus que l’armée russe.) Le leit-motiv est là, – pas de moyens militaires pour l’OTAN, à moins d’une refonte complète de l’appareil militaire, avec retour de la conscription. (Dans l’état actuel des choses, la situation est dramatique; un officier du US Army Staff College, le major Berry, a publié en 2007 un rapport envisageant la nécessité d’une invasion terrestre de l’Iran : il faudrait 1.250.000 hommes pour l’U.S. Army, c’est-à-dire un processus de mobilisation long de quatre années. Le cas étant étendu à l'affaire Géorgie-Russie, on peut envahir vingt-cinq Géorgie dans l’entretemps.)
Donc, l’OTAN se met en position d’antagonisme, pour l’instant très modérée, mais dont la logique peut l’entraîner loin si les Russes ne reculent pas d’une façon décisive, – ce qui impliquerait, de leur part, l’assurance de l’abandon de l’usage de la force, bien plus qu’un simple recul de leurs chars en Géorgie. Les Russes sont-ils prêts à cela? On ne voit aucun signe de la chose, ni que cela soit de leur intérêt d’ailleurs. Il s’agit d’une situation sur leurs frontières, où il leur est facile d’intervenir, – et eux, ils ont les moyens de le faire. D’autre part, ils sont fondés de juger que l’évolution de la crise est à leur avantage. L’unanimité de l’OTAN est bien entendu une façade de conformisme sans surprise. Elle peut d’autant plus exploser en cas de tension que le discours de l’OTAN est martial. De toutes les façons, les Russes savent qu’ils confrontent au bout du compte l’OTAN à un dilemme insupportable: si l’affrontement terrestre est impossible, c’est l’affrontement nucléaire qui est au terme.
Y a-t-il d’autres moyens de faire céder les Russes? Les mesures de rétorsion, économiques, commerciales, financières? C’est à voir. D’abord, toutes ces mesures sont à double face, double sens, elles touchent tout le monde. (Il n’est pas nécessaire de détailler le cas de l’énergie.) Ensuite, il y a d’autres moyens d’action. Que faire si des mesures extérieures de représailles contre les Russes amenaient la Russie à armer l’Iran et à soutenir ce pays au Conseil de Sécurité?
D’autre part, comment l’OTAN pouvait-elle réagir autrement? Ceux qui acclament la démonstration d’unité de l’OTAN de mardi confondent, comme dans le cas de l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN, la cause et la conséquence. (La pression contre la Géorgie n’est pas la cause justifiant une adhésion à l’OTAN mais la conséquence de son intention d’adhérer à l’OTAN ; tout le démontre, à commencer par la chronologie et en poursuivant par la géographie.) C’est parce que l’unité de l’OTAN est si menacée que tout le monde participe à un effort de radicalisation, malgré les risques qu’implique l’absence de moyens, parce que seule la radicalisation peut refaire l’unité. Non seulement l’OTAN n’a pas de divisions (ricanements de Staline dans sa moustache), mais elle est comme un bateau ivre qui s’est enfermé dans une logique antagoniste dont il est prisonnier, pieds et poings liés.
Face à eux, face aux Occidentaux, les Russes ont profondément changé d’attitude. A l’imitation immédiate des Américains et d’autres Occidentaux plutôt qu’en référence lointaine à l’Histoire (les psalmodies occidentales sur 1938 et 1968), ils n’hésitent plus à employer la force; ils le font à leur manière propre, dilatoire, pleine de ruse et de faux semblants, alternant la pression brutale et la promesse ambiguë, qui met les Occidentaux à rude épreuve. Plus encore, sur les cas envisagés, il reste de nombreuses possibilités qui ne sont pas du tout à l’avantage de l’OTAN. Que ferait l’OTAN si, la Géorgie étant sur le point d’adhérer à l’OTAN, les Russes, retirés entretemps, intervenaient à nouveau dans le pays et y faisaient traîner leurs chars comme on les voit faire aujourd’hui? Appellerait-on l’U.S. Air Force ou bien installerait-on Evere à Tbilissi? Que dire de la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, vers où leur propre logique maximaliste enferme les Occidentaux, alors que la volonté d’adhésion de ce pays dépend d’un seul homme déjà notablement discrédité et isolé, le président Ioutchenko, que la Première ministre Timochenko a déjà été accusée de “trahison” il y a deux jours par le Président parce qu’elle aurait pris langue avec les Russes, qu’il existe une majorité de rechange représentant la partie russophone du pays et ouvertement pro-russe, que la majorité du pays est contre l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN?
En vérité, l’OTAN vit à Evere, en Fantasyland, et elle n’est pas sortie de l’auberge. Ce n’est pas en allant à Tbilissi qu’elle en sortira puisqu’elle ne fera alors qu’aller à Canossa, façon postmoderne, c’est-à-dire en faisant allégeance aux causes irresponsables dont Saakachvili est l’un des fleurons, ces causes fabriquées de toutes pièces par les excès d’une politique américaniste qui s’est curieusement réduite à ces seuls excès parce qu’elle est elle-même réduite à cet expédient par le système dont elle dépend. Pour l’instant, l’OTAN est enchaînée à une logique de confrontation qu’elle n'a ni les moyens, ni la volonté, ni la force, ni le courage de soutenir, dont elle est condamnée à être la victime finale. Il est possible qu’elle y perde, non pas son âme puisqu’on sait ce qu’il en est d’ores et déjà, mais sa cohésion même, voire son existence. Il n’est pas assuré qu’on la pleurera énormément.
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