L’Iran et la leçon de choses

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L’Iran et la leçon de choses

On sait que la “ligne rouge” de ce mois de novembre (le 24) pour conclure les négociations sur le nucléaire iranien (P5 + 1) a été franchie sans conclusion positive. La “ligne rouge” a donc été repoussée, comme c’est la coutume dans ces interminables courses où l’aveu de l’échec est dissimulé dans la dissolution du processus ... La version officielle est que la “ligne rouge” est repoussée de trois mois et qu’on espère avec la fermeté qui sied à la narrative courante qu’un accord sera atteint dans les trois mois. (Voir le Guardian, ce 24 novembre 2014 : «Iran nuclear talks extended to 2015 after failure at Vienna negotiations. Deadline for deal moved to 30 June but British foreign secretary says aim is to reach broad accord within three months.»)

Dans un très intéressant commentaire qu’il donne dans son Weekly’s Comment du 28 novembre 2014 sur le site du Conflicts Forum qu’il préside, Alastair Crooke apprécie la position iranienne effectivement comme ce que nous désignerions comme une “leçon de choses” fondamentale sur ce que sont en vérité les conceptions américanistes et du bloc BAO dans cette époque de “contre-civilisation” opérationnalisée par le Système. (La “leçon de choses” est «un principe éducatif théorisé à la fin du XIXème siècle et consistant à partir d'un objet concret pour faire acquérir à l'élève une idée abstraite».)

Après avoir expliqué ce qui était vraiment en jeu avec les négociations nucléaires, à savoir un “choix binaire” offert à l’Iran, entre la poursuite de la pression des sanctions contre l’Iran correspondant à une sorte de “guerre” à peine soft et désormais bien entrée dans les mœurs des puissances de la civilisation du bloc BAO qui choisit d’user des forces matérielles les plus viles pour contraindre les hommes à capituler sur leurs principes, et une acceptation d’une capitulation avec d’autant plus de sourire et de reconnaissance qu’elle est sans condition («This then perhaps is something of the ‘choice’ that Kerry had in mind: the alternative of coercive diplomacy of sanctions and exclusion from the globalised world on the one hand, or the ‘rational choice’ of folding into globalism’s ‘core’»). Sur le terme, la saga des négociations-sanctions-menaces (du fait du bloc BAO) entre l’Iran et le bloc BAO est passée d’une crise assez classique de non-prolifération exigée par les possesseurs de l’arme nucléaire, à une pression fondamentale pour la déstructuration et la dissolution de l’essence de la nation iranienne et son intégration, dans cet état de dissolution, dans le Système. La partie citée du commentaire de Crooke reprend certaines idées, – les plus importantes, – de cette interprétation, et enchaîne sur les perspectives d’évolution de l’Iran en tenant pour extrêmement probable que l’ultime relance type-“fil rouge” n’aboutira à rien et signera la rupture...

«In hindsight (always a wonderful thing), the Iranian negotiating team misread the terrain too. It imagined that with a 'non-ideological' team - with whom the West could be comfortable and at ease - the nuclear issue could be amicably settled. (After all, the bones to an assured enrichment accord were set out long ago). In short, the Iranian team may be guilty of having taken the western rhetoric too literally.

»Ignatius likened the Iranian negotiation process to a labour dispute, whereas perhaps the reality was somewhat different. If the issue had been simply how to reassure the West that Iran was enriching for peaceful purposes, this dispute would have been resolved long ago. But in fact, it was always, and essentially, about binary choice. Perhaps a more appropriate metaphor for understanding the mechanics of binary choice is to liken it to when an applicant is being considered to join an insurgent movement. In this case, his or her professions of loyalty and commitment to the movement are never accepted at face value. Instead, he or she must be put to the test: the applicant is asked to kill – and so, through this defining act, to prove commitment, and also because by so doing, he or she burns the bridges to their own communities: there is no way back.

»The Iranian side thought that their professions of willingness to make enrichment transparent and assured were sufficient. (And they did make substantive concessions). But they were wrong. In reality, they were being put to a different test. “The Economist” (indirectly) makes this pretty clear: the Iranian team was being asked to give evidence that the “revolution was over” (thus metaphorically to ‘kill’ it); its “messianic desire to pull down the world order” recanted; its dogma giving way to “everyday concerns like making money and doing business”; that religion would continue in its “retreat” - and that all bridges back the past would be burned down: “Any deal must be future-proofed against the day when a hardliner returns to the presidency”, “The Economist” urged.

»What may we conclude from all this? Firstly, that Rouhani and his team, having raised popular expectations of a substantive and rapid resolution, now face the collapse of those expectations. President Rouhani, and Iranian Atlanticists more generally, will be Vienna’s main victim. The (likely correct) Iranian popular impression is that if the negotiating team could not secure an agreement in over a year’s negotiations, a further extension will not bring any different result.

»And ‘Plan B’? Iran will reassert the right of non-western states to be non-western; to seek to fill the ‘hollow human spaces’ of contemporary utilitarianism with non-utilitarian values. It will continue to practice piety in the face of a post-pious West.

»In practical and strategic terms, Iran will continue its ‘pivot’ eastwards. Both Russia and China are seeking strategic partnership with Iran (just as the former are forging strategic alliances with each other). Iran will continue its policy of reducing its economic dependency on the West, and will take full advantage of the accelerating non-Western shift towards non-dollar trading. It will work with Russia and other energy producers to end the petrodollar agreement, and together with like-minded energy producers, such as Russia, will challenge Saudi Arabia’s low oil price policy - both in and out of OPEC.

»Next year, the new US Senate and Congress will likely pass further sanctions legislation on Iran. In all probability, this will prove to be the straw that breaks the ‘Camel’s Back’ of international support for sanctions. We may then see the non-West part company with America, in response to the further coercing of Iran.»

• Pour ce qui concerne cette destinée de l’Iran à la lumière de ce que devraient finalement donner, du point de vue du bloc BAO, les négociations nucléaires transformées en un monstre impliquant une dénaturations principielle de l’Iran pour l’incorporer dans le pseudo-“ordre globalisant”, nous observions le 3 novembre 2014 ceci qui concerne effectivement la très probable évolution opérationnelle de l’Iran :

« ... Avec la crise iranienne, le cas est bien sûr plus net, beaucoup plus large, central pour tout dire, et d'une opérationnalité immédiate et fondamentale. Il s’agit de la dynamique en cours de cette crise, dans tous les cas si l’on suit la prospective des Leverett qui correspond à notre conviction profonde dès le premier jour de l’arrivée du président Rouhani. (Cette conviction concerne l’impossibilité pour l’Iran de jamais parvenir à une entente générale établissant des rapports “normaux” avec les USA, à cause du blocage de cette puissance [les USA] dans les rets de la politique-Système, de la paralysie et de l’impuissance de son pouvoir washingtonien, de l’hybris étouffant sa psychologie, – tout cela interdisant la moindre “normalité” des rapports avec elle.) Ce que le nouveau président iranien, en qui de si grands espoirs d’arrangement étaient placés, aurait dans l’hypothèse que nous évoquons involontairement mis à jour avec le nouveau round de négociations, c’est que, d’une part, le bloc BAO, avec les USA particulièrement, entend réinstaller l’Iran au cœur de la communauté internationale ; mais que, d’autre part, cette réinstallation devrait se faire nécessairement aux conditions du bloc BAO, c'est-à-dire essentiellement des USA, qui impliquent au départ une abdication plus ou moins conséquente de sa souveraineté nationale par l’Iran, c’est-à-dire au bout du compte une abdication complète parce que la souveraineté nationale n’est pas une chose qui se saucissonne, elle est ou elle n’est pas... Cet épisode ne fait que consacrer, illustrer, concrétiser, la tendance irrépressible et irréversible de la politique-Système à imposer sa loi, à n’accepter aucun compromis, à imposer une logique et une pression déstructurantes et dissolvantes qui met à mal tout ce qui est principiel et identitaire. On voit mal que l’Iran puisse accepter un tel marché, qui signerait une crise intérieure majeure...»

Le plus grand intérêt doit être porté, non plus à la pseudo-résolution de la crise qui semble désormais être acquise, – accord tout à fait improbable, orientation antiSystème de l’Iran, – mais à ce qu’a été l’évolution de cette crise, depuis ses origines lointaines de 2002-2003 et sa brutale dramatisation de 2005 (ce 20 février 2005 où GW Bush, en visite à Bruxelles, annonça à propos de l’Iran que “toutes les options sont sur la table”, – y compris et surtout celle d’une attaque). La phase qu’on qualifierait de “paroxysme paralysé”, avec menaces spasmodiques et convulsives d’attaque-surprise US, prévision presque chronologique et certainement pathologique d’une attaque imminente, avec les manœuvres du Pentagone (de l’US Navy) pour éviter la possibilité d’une attaque de l’Iran (épisode de “porte-avions volant” de juillet 2007), cette phase dura à peu près jusqu’en 2008. La crise de l’automne 2008 (bien plus que l’élection d’Obama, si l’on considère l’évolution de l’affaire depuis 2008) introduisit subrepticement un changement fondamental.

Techniquement, on passa de la menace d’attaque militaire à l'accélération et à l'extension comme choix belliciste affiché d’une “guerre des sanctions”, ou guerre économique (cela, déjà en germe en 2007 avec l’agitation du Congrès à cet égard [voir le 21 juillet 2007]). Seuls les Israéliens, gardant leur vision régionaliste et paranoïaque, s’agitaient encore avec la comédie des menaces d’attaque-surprise, bridés par Washington. La crise de l’automne 2008, mettant le Système dans la position extrême du développement de la phase finale de sa crise (crise d’effondrement), passa en mode extrême de surpuissance, haussant l’enjeu bien au-delà du nucléaire et de la position régionale de l’Iran et de son influence potentiellement hégémonique. Désormais, il n’était plus question que de l’option extrême consistant dans le processus déstructuration/dissolution (formule dd&e), à savoir l’anéantissement identitaire et principiel de ce pays dissimulé sous le doux euphémisme d’“intégration dans la communauté internationale” (“communauté internationale” réduite aux acquêts du Système, soit le bloc BAO constitué de facto en 2008). Comme observé plus haut par Alastair Crooke, l’Iran a mis beaucoup de temps à identifier ce processus, si seulement il l’a bien saisi pour ce qu’il est. (En ce sens, l’Iran a suivi le même chemin que la Russie, qui a entretenu les mêmes conceptions [les mêmes illusions] à propos de l’attitude de l’Occident devenu entre temps bloc BAO. La crise ukrainienne, après l’intermède préparatoire de l’“agression douce”, lui a servi de révélateur, comme, on l’espère, le sort des négociations sert/servira de révélateur pour l’Iran. De même, on retrouve dans les deux pays le même “parti atlantiste” qui a mené la politique de conciliation avec le bloc BAO, qui est actuellement, dans les deux pays également, en pleine retraite en train de se transformer en déroute.)

Quoi qu’il en soit, pour le cas iranien comme pour le cas russe, c’est la politique-Système qui est responsable de l’échec du bloc BAO. A partir de 2008-2009, cette politique-Système, qui correspond aux impulsions vitales du Système sans consultation des comparses type-Obama, est passée en mode de surpuissance comme l’exige une position de vulnérabilité et de danger extrême, lorsqu’on se trouve mis le dos au mur par une crise de l’ampleur de celle de l’automne 2008 avec sa cascade ininterrompue depuis de conséquences catastrophiques. Ce mode de surpuissance, par le maximalisme inacceptable qu’il impose avec une brutalité inouïe aux cibles choisies, se transmue parallèlement en mode d’autodestruction, engendrant et engrangeant des défaites successives en favorisant la transmutation de ces cibles (la Russie et l’Iran pour ces cas) en activistes de l’antiSystème.

Ce qu’il y a de singulier et de très remarquable dans tous ces cas, bien entendu, c’est l’aveuglement et, pour tout dire, la stupidité du Système qui ne croit et ne peut croire qu’en la force, avec sa référence cosmétique de l’“idéal de puissance”. (On peut se référer, pour le cas russe, au texte de Sokolov-Mitrich, que nous avons publié le 17 novembre 2014 : «Amérique, combien tu peux être stupide!».) Il n’y a aucune raison pour montrer quelque étonnement que ce soit et il suffit à cet égard de citer ce jugement ironique de René Guénon : «On dit même que le diable, quand il veut, est fort bon théologien; il est vrai, pourtant, qu’il ne peut s’empêcher de laisser échapper toujours quelque sottise, qui est comme sa signature…»


Mis en ligne le 29 novembre 2014 à 06H45