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5132• Une mise en perspective des situations européennes qui ont abouti à Ukrisis. • Un double échec : celui de “l’Europe de l’Atlantique à l’Oural” (de Gaulle) et celui de l’UE. • Regard désolé sur un champ de ruines. • Contribution : Michel Pinton.
C’est avec nos idées souvent développées sur le statut ultime qu’atteignent les événements par rapport aux volontés humaines que nous proposons de lire le texte ci-dessous, qui montrent avec quelle constance les échecs se sont accumulés sur la route de l’Europe, — mais aussi des États-Unis (malgré les “dividendes de la soumission”), c’est-à-dire du bloc-BAO, – depuis la chute de l’URSS et la fin du communisme en tant que situation mondiale d’influence. Ainsi, de notre point de vue, sont illustrées les idées de la forme et de la force supérieures et autonomes des événements au-dessus des actions supposés des “acteurs-figurants” de la politique, selon des définitions encore citées récemment :
« Les événements, non seulement n’ont plus de rapport avec nous, mais également ils vont beaucoup plus vite que nous et beaucoup trop vite pour nous, et ils sont impossibles à prévoir en aucune façon...
» l’acteur-figurant [les directions politiques] est agi par les événements, animé par eux plutôt qu’il n’agit sur eux et ne les anime. »
L’auteur du texte repris ci-dessous nous rapporte des “événements” des années 1990, dont il fut l’actif participant, visant à lancer un mouvement constitutif de ce que de Gaulle nommait « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » et Mitterrand une « grande confédération européenne ». Il nous donne des détails, inédits pour beaucoup d’entre nous sans doute, sur une tentative qu’il conduisit en 1993-1994 avec l’enthousiaste soutien de Philippe Séguin, alors président de l’Assemblée nationale, qui devait évidemment y voir une possibilité “gaullienne” de tourner, de contourner et de dépasser le futur Traité de Maastricht dont il venait de perdre de bien peu la bataille référendaire en France. Ces précisions nous font mesurer combien Séguin fut réellement le dernier homme d’État gaulliste en France, jusqu’à nos jours, et en évoquant une bien hypothétique renaissance alors que nous sommes amarrés au standard-Macron.
Et bref, et malheureusement, le projet échoua aussi vite qu’il fut lancé, le cédant à l’« obsession européenne », c’est-à-dire l’Europe réduite à l’UE, jusqu’à nos jours d’Ukrisis. Peu de gens, même parmi les ennemis de cette Europe-là, se doutaient déjà quel était le fond absolument totalitaire de l’UE, nous conduisant de l’angélique « L’Europe c’est la paix » susurré pendant des décennies, au terrible « L’Europe c’est la guerre ! » affirmé récemment par Emmanuel Todd dans un entretien avec Olivier Berruyer ; cela, au vu de l’activité ukrainienne conduite au rythme d’une panzerine par la présidente de la Commission Européenne van der Leyen. L’UE est désormais perdue entre les boues ukrainiennes, les gargouillis bidenesques et les terribles imprécations polonaises.
Bien entendu, 2022 et l’aventure Ukrisis ne sonnent pas le triomphe de l’UE, mais plutôt son échec, par démonstration de son affreuse et terrible inversion de “machine de guerre” qui, en tandem presque amoureux avec l’OTAN, a repoussé la Russie vers le choix de l’‘Eurasie’...
« En relisant le compte rendu de ce séminaire trente ans plus tard, mon cœur se serre en redécouvrant l'avertissement que nous avait donné un éminent universitaire, alors membre du Conseil présidentiel : “Si l'Occident ne montre aucune volonté de comprendre la Russie, si Moscou n'acquiert pas ce à quoi elle aspire, – un système de sécurité européen efficace, – si l'Europe ne sort pas de son isolement, alors la Russie deviendra inévitablement une puissance révisionniste. Elle ne se contentera pas du statu quo et cherchera activement à déstabiliser le continent”.
» En 2022, c'est exactement ce qu'elle fait. Pourquoi notre génération d'Européens a-t-elle échoué si lamentablement dans l'œuvre d'unification qui semblait à portée de main en 1994 ? »
L’article de Michel Pinton retrace divers épisodes de cette aventure depuis la fin de l’URSS, et notamment le rôle de la France, de plus en plus piteux. (Texte mis en ligne à ‘Euro-Synergies-hautefort.com’ le 15 mai 2022, venu de ‘ideazione.com’.)
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La question qui constitue le titre de cet article a été posée aux participants d'un séminaire que j'ai eu l'honneur d'organiser il y a trente ans. C'était en 1994. La Russie luttait pour émerger des ruines de l'empire soviétique. Sa longue captivité l'avait épuisé. Enfin libre, elle n'avait qu'une seule aspiration : retrouver sa force et être à nouveau elle-même. J'entends par là non seulement retrouver la prospérité matérielle que les bolcheviks avaient dilapidée, mais aussi reconstruire ses relations sociales détruites, son ordre politique effondré, sa culture déformée et son identité perdue.
À l'époque, j'étais membre du Parlement européen. Il me semblait essentiel de comprendre ce qu'était la nouvelle Russie, quelle voie elle empruntait et comment l'Europe occidentale pouvait travailler avec elle. J'ai eu l'idée de conduire une délégation de députés à Moscou pour discuter de ces questions avec nos homologues de la Douma fédérale. J'en ai parlé à Philippe Seguin, alors président de l'Assemblée nationale française, et il a immédiatement accepté mon projet. Les parlementaires russes ont répondu à notre demande en nous invitant à venir immédiatement. D'un commun accord, nous avons décidé d'élargir nos délégations respectives à des experts dans les domaines de l'économie, de la défense, de la culture et de la religion, afin que leurs réflexions éclairent nos discussions.
Seguin et moi n'étions pas seulement poussés par la curiosité envers cette nation alors indécise. Nous nous considérions comme les héritiers d'une école de pensée française selon laquelle l'Europe est une, de l'Atlantique à l'Oural, non seulement sur le plan géographique, mais aussi en termes de culture et d'histoire. Nous étions également convaincus que ni la paix, ni le développement économique, ni l'avancement des idées ne pouvaient être établis sur notre continent si ses nations se déchiraient les unes les autres, voire s'ignoraient. Nous avons voulu poursuivre la politique d'entente et de coopération initiée par Charles de Gaulle de 1958 à 1968 et brièvement reprise en 1989 par François Mitterrand dans sa proposition de « grande confédération européenne ».
Nous savions qu'il y avait un obstacle à notre projet : il s'appelait OTAN. De Gaulle, le premier, n'avait cessé de dénoncer ce « système par lequel Washington tient la défense et par conséquent la politique et même le territoire de ses alliés européens ». Il affirmait qu'il n'y aurait jamais de « véritable Europe européenne » tant que ses nations occidentales ne se seraient pas libérées de la « lourde tutelle » exercée par le Nouveau Monde sur l'Ancien. Il avait donné l'exemple en « libérant la France de l'intégration sous commandement américain ». Les autres gouvernements n'ont pas osé le suivre. Mais la chute de l'empire soviétique en 1990, et la dissolution du Pacte de Varsovie, semblaient justifier la politique gaulliste: il était évident pour nous que l'OTAN, ayant perdu sa raison d'être, devait disparaître. Il n'y avait plus aucun obstacle à une entente étroite entre tous les peuples d'Europe. Seguin, en homme d'État visionnaire, pourrait envisager « une organisation spécifique de la sécurité en Europe » sous la forme « d’un Conseil européen de sécurité dans lequel quatre ou cinq des grandes puissances, dont la Russie et la France, auraient un droit de veto ».
C'est avec ces idées que je me suis rendu à Moscou. Seguin a été retenu à Paris par une contrainte inattendue de la session parlementaire française. Notre séminaire a duré trois jours. L'élite russe est venue avec autant d'enthousiasme que les représentants de l'Europe occidentale. De nos échanges, j'ai tiré une leçon principale : nos interlocuteurs sont obsédés par deux questions fondamentales pour l'avenir de leur nation: qui est russe? Comment assurer la sécurité de la Russie?
La première question découle des frontières arbitraires que Staline avait imposées au peuple russe au sein de l'ancienne Union soviétique. La seconde était la réapparition des souvenirs tragiques des invasions passées. Certains pensaient que les réponses se trouvaient dans le commerce avec l'Europe occidentale, dont les nations avaient appris à négocier leurs limites et à travailler ensemble fraternellement pour le bien de tous. Et puis il y en avait d'autres qui, rejetant l'idée d'une vocation européenne de la Russie, considéraient qu'elle avait son propre destin, qu'ils appelaient “eurasien”. Naturellement, c'est le premier groupe que nous avons encouragé. C'est à ce groupe que nous avons apporté nos propositions. Il était dominant à l'époque.
En relisant le compte rendu de ce séminaire trente ans plus tard, mon cœur se serre en redécouvrant l'avertissement que nous avait donné un éminent universitaire, alors membre du Conseil présidentiel : « Si l'Occident ne montre aucune volonté de comprendre la Russie, si Moscou n'acquiert pas ce à quoi elle aspire, – un système de sécurité européen efficace, – si l'Europe ne sort pas de son isolement, alors la Russie deviendra inévitablement une puissance révisionniste. Elle ne se contentera pas du statu quo et cherchera activement à déstabiliser le continent ».
En 2022, c'est exactement ce qu'elle fait. Pourquoi notre génération d'Européens a-t-elle échoué si lamentablement dans l'œuvre d'unification qui semblait à portée de main en 1994 ?
Nous avons tendance à rejeter la faute sur un seul homme : Poutine, "un dictateur brutal et froid, un menteur invétéré, nostalgique d'un empire disparu", que nous devons combattre, voire éliminer, afin que la démocratie, le précieux trésor de l'Occident, puisse également prévaloir à l'Est et y établir la paix. C'est à cette tâche, sous l'égide de l'OTAN, que nous appelle le président américain Joe Biden. Son explication a l'avantage d'être simple, mais elle est trop intéressée pour être acceptée sans examen. Ceux qui ne sont pas dominés par les émotions de l'actualité n'ont aucune difficulté à comprendre que le problème de l'Europe est beaucoup plus complexe et profond.
L'histoire de notre continent au cours des trente dernières années peut se résumer à un éloignement progressif de l'Est de l'Ouest. Dans l'ancien empire soviétique, la principale préoccupation était, et est toujours, de reconstruire des nations qui renoueront avec leur passé et vivront en toute sécurité pour être à nouveau elles-mêmes. Pour la Russie, cela signifie réunir tous les peuples qui revendiquent la patrie, établir des relations stables et de confiance avec les nations sœurs du Belarus, de l'Ukraine et du Kazakhstan, et construire un système de sécurité européen qui la protège des dangers extérieurs.
Les dirigeants d'Europe occidentale ont eu une préoccupation très différente. Depuis la chute du mur de Berlin, ils ont consacré leur attention, leur énergie et leur confiance à ce qu'ils ont appelé “l’Union européenne”. Le traité de Maastricht, la construction de la monnaie unique, la “constitution” de Lisbonne, – voilà ce sur quoi ils ont travaillé presque à plein temps. Alors qu'à l'Est, ils s’efforçaient de rattraper le temps perdu dans l'histoire nationale, à l'Ouest, les élites se sont laissées emporter par une mystique irrésistible, celle du dépassement des nations et de l'organisation rationnelle de l’espace commun. Le problème de la sécurité ne se pose plus à l’Ouest, puisque tous les différends entre les États membres doivent être réglés par des instances supranationales. La paix dans l’“Union” semblait être définitivement établie. En bref, l'Occident pensait avoir dépassé l'idée de nation et construit un système stable de fin heureuse de l'histoire. La Russie était confrontée à des questions brûlantes sur l'idée de nation et avait un sentiment croissant de rendez-vous déchirants avec l’histoire. Dans ces conditions, l'Est et l'Ouest n'avaient pas grand-chose à échanger, à l'exception du pétrole et des machines-outils, dont le niveau est trop bas pour atténuer leurs futures divergences.
En conséquence, l’OTAN est devenue une pomme de discorde encore plus grave qu’à l’époque des deux blocs. En Europe occidentale, l'organisation militaire dirigée par Washington est considérée comme une garantie bénigne contre les éventuels retournements de l'histoire. Elle permet à ses peuples membres de profiter des “dividendes de la paix” du monde extérieur sans s’en préoccuper, tout comme l’Union le fait pour sa paix intérieure. En Russie, l’OTAN apparaît comme une menace mortelle. C’est l'instrument d’une puissance qui a montré à de nombreuses reprises depuis la chute du mur de Berlin sa volonté d'hégémonie mondiale et de domination sur l'Europe. L’inclusion de la Pologne, des trois États baltes et de la Roumanie, tous si proches de la Russie, dans les territoires couverts par la suprématie américaine a été applaudie en Occident. À Moscou, elle a suscité l'inquiétude et la colère.
Et la France ? Pourquoi n'a-t-elle pas essayé d'empêcher la division progressive de notre continent ? Parce que sa classe dirigeante a toujours choisi d'accorder la priorité absolue à la mystique de l’“Union européenne”. En conséquence logique, elle s'est laissée entraîner dans son complément naturel, l'OTAN. Jacques Chirac a participé, à contrecœur bien sûr, mais explicitement, à l'expédition décidée par Washington contre la Serbie. Sarkozy a pris le parti de rapprocher notre pays du système dominé par les Américains. Hollande et Macron nous ont liés toujours plus étroitement à l'organisation dont la tête est de l'autre côté de l'Atlantique. En nous liant toujours plus étroitement à l'OTAN, nos présidents ont perdu une grande partie du crédit international dont jouissait la France lorsqu'elle était libre de faire ce qu'elle voulait.
Un sursaut de conscience les a parfois amenés à rejeter la tutelle américaine et à reprendre la mission que de Gaulle avait commencée. Chirac a refusé de participer à l’agression de Bush contre l'Irak, Sarkozy s’est entendu à lui seul avec Moscou sur les termes d'un armistice en Géorgie, Hollande a négocié les accords de Minsk pour mettre fin aux combats en Ukraine, ils ont tous accompli des actes dignes de notre vocation européenne. Ils ont même réussi à engager l'Allemagne. Mais hélas, leurs efforts ont été improvisés, partiels et de courte durée.
C'est à cause de cette série de divergences que l'Europe a été une fois de plus coupée en deux. La malheureuse Ukraine, située sur la ligne de fracture du continent, est la première à en payer le prix en sang, larmes et destruction. La Russie le revendique au nom de l'histoire. L'Union européenne s'indigne au nom des valeurs démocratiques qui, selon elle, mettent fin à l'histoire. L'Amérique profite de ce différend insoluble pour avancer discrètement ses pions et rendre l'issue de la guerre encore plus compliquée.
Voilà où se trouve l’Europe un tiers de siècle après sa réunification : un abîme de malentendus la divise ; une guerre cruelle la déchire ; un nouveau rideau de fer, imposé cette fois par l'Occident, commence à séparer son espace ; la course aux armements a repris ; et, plus encore que la chute vertigineuse des échanges économiques, c’est la fin des échanges culturels qui menace chacune de ses deux faces. Le grand Européen Jean-Paul II avait coutume de dire que notre continent ne pouvait respirer qu'avec ses deux poumons. Aujourd'hui, en Occident comme en Orient, nous sommes condamnés à ne respirer qu’avec un seul. C’est un mauvais présage pour les deux moitiés. Mais les vrais Européens doivent refuser de se décourager. Même s’ils sont peu entendus aujourd’hui, ce sont eux et eux seuls qui peuvent ramener la paix sur notre continent et lui rendre sa prospérité et sa grandeur.