L'Europe au rythme de Juncker

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L'Europe au rythme de Juncker

C’est un grand jour pour l’Europe, pour l’UE, pour le Parlement européen (PE) & Cie. C’est-à-dire que c’est un grand jour pour les eurosceptiques et pour le processus de déconstruction de la machinerie européenne qui n’est plus qu’un appendice monstrueux du Système. Il s’agit d’une belle occasion où se fait la démonstration que le Système n’a pas de plus sûr ennemi et d’ennemi plus puissant que lui-même, selon la romantique formule qui nous passionne tant, – l’équation surpuissance-autodestruction. Comme dans chaque occasion de cette sorte, les acteurs changent de script selon les circonstances, et le brillant Cameron s’est trouvé temporairement mais d’une façon efficace, en position d’antiSystème. Ecoutez ses geignements et instruisez-vous des principaux éléments de l’affaire, – l’article de Ian Traynor et de Nicholas Watt, du Guardian, ce 28 juin 2014, fait l’affaire...

«David Cameron took Britain closer to the exit door of the European Union last night following a tumultuous EU summit at which his fellow leaders inflicted a crushing defeat on the prime minister by nominating Jean-Claude Juncker for one of the most powerful jobs in Brussels. In what marked a rift in the UK's long and troubled relationship with the continent, Cameron was left isolated as 26 of 28 countries endorsed Juncker as head of the European commission for the next five years. “This is a bad day for Europe,” said the prime minister as he voiced bitterness over the nomination of Juncker. “Of course I'm disappointed.” He described the nominee disparagingly as “the career insider of Brussels” and criticised other EU national leaders who he said had “taken different views along the way”.

»Accusing the leaders of Germany, France, Italy and another 23 countries of making “a serious mistake” by abandoning an approach that could have brought consensus on an alternative to the former prime minister of Luxembourg, Cameron said: “We must accept the result … Jean-Claude Juncker is going to run the commission.” Cameron admitted that he now faced an uphill struggle to keep Britain in the EU if his mooted in/out referendum on membership goes ahead as scheduled in 2017. “Today's outcome is not the one I wanted and, frankly, it makes it harder and it makes the stakes higher,” he said. “This is going to be a long, tough fight. Frankly you have to be willing to lose a battle in order to win a war … Europe has taken one step backwards with its choice of commission president.”

»Pierre-François Lovens, a journalist with La Libre Belgique, tweeted a selfie of himself with Juncker in what appeared to be a bar where he was apparently awaiting the result of the vote. Lovens tweeted: “The man waits, serene, calm, smiling.” Juncker tweeted after the vote that he was delighted to have been nominated. “I am proud and honoured to have today received the backing of the European council.” In a second post he tweeted: “I am now looking forward to working with MEPs to secure a majority in the European parliament ahead of the vote on 16 July.”

»On a momentous day in Brussels which shifted the balance of power in Europe, the decision to back Juncker also handed a big victory to the European Parliament over the way the EU is run. No vote has ever been taken among national leaders on who should head the commission, a decision that until now has always been taken by consensus. But given Cameron's immovable opposition to Juncker, the issue was put to a qualified majority vote, with Cameron supported solely by Viktor Orbán, the pugnacious Hungarian prime minister. Other allies who had previously voiced sympathy with the British line of argument – the Swedish and Dutch prime ministers – have peeled away to side with the majority over the past week, leaving Cameron unusually isolated.

»But the big shift was that no other candidates but Juncker were considered for the powerful EU executive post because the European Parliament set the leaders by insisting on Juncker after his Christian Democrats grouping won last month's European elections. The German chancellor, Angela Merkel, a Christian democrat, was the key supporter of Juncker, despite Cameron's earlier confidence that Berlin shared his reservations about the 59-year-old, who ended a 19-year stretch as prime minister of Luxembourg last year.

»Bowing to the European parliament’s insistence on Juncker marked a seismic shift in the way the EU is run, with the national elected leaders ceding power to the parliament on the question for the first time. There were signs that the government chiefs realised they had blundered, but the momentum behind Juncker had become irreversible. While nominating him, they also decided to review the nomination process, suggesting they would try to claw back their prerogatives from the parliament.»

Juncker est une forte personnalité qui dispose d’un poids politique certain. C’est un Président disons “de substance” et “de caractère”, ce qui le relie directement à Jacques Delors (1985-1995). Entre les deux, Santer (1995-1999), Prodi (1999-2004) et Barroso (2004-2014) ont été des personnalités politiques effacées, avec une mention particulière pour le héros de la bande, pour son exceptionnelle médiocrité, dito Barroso l’imbattable. Ce constat est important. Il signifie plusieurs choses, qui ont toutes un aspect involontairement antiSystème par le biais de la doctrine de “la discorde chez l’ennemi” ; laquelle est, en bonne logique et en bonne tactique qui est presque une stratégie, une réplique à peine indirecte de l’art martial du “faire aïkido” qui ne peut que nous séduire. (Voir le 2 juillet 2012 : «L’opérationnalité de la résistance antiSystème se concentre naturellement dans l’application du principe fameux, et lui-même naturel, de l’art martial japonais aïkido : “retourner la force de l'ennemi contre lui...”, – et même, plus encore pour notre cas, “aider la force de cet ennemi à se retourner naturellement contre lui-même”, parce qu’il est entendu, selon le principe d’autodestruction, qu’il s’agit d’un mouvement “naturel”.») Certains le comprennent parfaitement, comme l’UKIP britannique, pour qui Juncker est le choix idéal pour la cause des eurosceptiques (Novosti, le 28 juin 2014) :

«[Senior UKIP’ MEP David] Coburn also warned that Juncker’s nomination as President would have far reaching consequences for the EU and predicted it would lead to the collapse of the entire European project. “In some ways he’s perfect for UKIP because he’ll bring the whole EU project crashing down. I think that will happen sooner rather than later,” Coburn said. “He’s the worst of all possible candidates in a very poor field. He’s a donkey in a field of donkeys,” Coburn added.»

Nous allons détailler dans quels sens, dans quels domaines, etc., le choix de Juncker est le meilleur qu’on pouvait espérer pour la situation présente et pour ses développements ; “meilleur”, dans le sens de la dynamique la mieux appropriée à une exaspération de la situation-Système dans les institutions européennes.

• Juncker est donc une forte personnalité qui a pour particularité de haïr profondément les Britanniques, – sentiment que les Britanniques lui rendent fort bien. Sur les véritables causes et conséquences de cette haine réciproque, et pour qu’aucune illusion ne subsiste à propos de Juncker, ceci, venu d’un texte du 31 mai 2014 :

«Un aspect très spécifique de la situation européenne, c’est que l’éventuelle victoire de Juncker serait une défaite cuisante pour le Britannique Cameron. On sait que Juncker déteste les Britanniques, en privé sans aucune retenue et en public avec le sarcasme aux lèvres ; il les juge irrémédiablement anti-européens. “Bien vu”, se réjouiraient certains Français peu sensibles à la contraction du temps et à l’accélération de l’Histoire qui changent toutes les données, et croyant dur comme fer à l’Europe de leurs rêves, celle à laquelle on pouvait encore s’attarder à croire il y a un quart de siècle et même un peu plus. Mais non, Juncker ne dit pas cela parce qu’il veut une Europe indépendante dans le sens qu’elle serait débarrassée de l’influence US que relaient les Britanniques et qui constitue un des aspects importants de son absence d’indépendance politique. Sa démission en 2013 du poste où il semblait inamovible de Premier ministre luxembourgeois [...] est due au scandale SERL (services de sécurité luxembourgeois). On avait alors appris qu’en 2006-2007, Juncker avait montré un comportement tout à fait indifférent et laxiste devant la révélation que le SERL, bon serviteur du réseau Gladio “géré” par l’OTAN, entretenait un énorme fichier de surveillance des citoyens grand-ducaux, pour servir notamment à l’information et aux entreprises de Gladio, et aussi du MI6 britannique et, par voie de servilité, de la CIA. Juncker n’a pris aucune mesure, il a laissé faire, n’y trouvant rien à redire ; il n’est pas un atlantiste acharné, du type agent actif-neocon, mais simplement un atlantiste disons par habitude sinon par défaut et indifférence, fataliste de la domination US au niveau de toutes ces fonctions régaliennes de la souveraineté et de la sécurité générale, – toutes choses assez étrangères au Luxembourg et à Juncker. Non, répétons-le, si Juncker déteste les Britanniques c’est parce qu’il les juge anti-européens selon ses propres conceptions intégristes de l’Europe, à lui Juncker.»

• ... Il n’y aura donc pas de lutte politique à proprement parler entre Juncker et les Britanniques, ce qui n’est d’ailleurs pas une chose mauvaise parce qu’une lutte politique ne serait qu’une occurrence trompeuse par rapport à ce qu'elle nous ferait croire faussement d'une véritable évolution de la situation. Mais il y aura sans aucun doute une lutte bureaucratique, pour deux raisons : 1) parce que Juncker, spécialiste des arcanes européennes et effectivement fédéraliste acharné, n’a pas l’habitude de lâcher prise. Il voudra faire passer ses options fédéralistes dans la monstrueuse bureaucratie de la Commission, c’est-à-dire aller dans le sens de dessaisir les pays-membres de ce qu’il leur reste de miettes de souveraineté. 2) Contre cela, les Britanniques (pas les Français, certes, dans l’état où ils sont) se battront jusqu’au bout. Or, s’ils sont bien peu “européens”, ils ont par contre une grande maestria bureaucratique et ont réussi à placer leurs hommes (tout fonctionnaire UE de nationalité britannique reste par-dessus tout un “homme de l’Angleterre”) dans nombre de postes stratégiques de la bureaucratie de l’UE. C’est dire si Juncker trouvera à qui parler et que, compte-tenu de son caractère, cela se traduira par des batailles internes et des tensions extrêmes à l’intérieur des bureaucraties européennes, – les deux adversaires, Juncker et l’activisme bureaucratique britannique déployant une égale vacherie dans la bataille à venir. Ces batailles auront pour premier effet de contribuer à réduire sinon paralyser les capacités d’influence et d’action des pouvoirs concernés.

• Un autre aspect intéressant de la nomination de Juncker est que ce processus entend s’oindre de l’huile divine de la légitimité démocratique (Juncker, candidat du premier “parti” (?) européen, qui est un rassemblement hétéroclites des droites-Système des pays-membres. Sacré curiosité : allez dire à l’électeur moyen de l’UMP qui s’est déplacé pour les européennes qu’il a participé à la légitimation de Juncker à la tête de la Commission, et demandez-lui la signification de la chose...). Bien, tout cela est politiquement plutôt grotesque, mais c’est une grotesquerie qui roule et à laquelle les politiciens européanisés tiennent ; c’est-à-dire que la participation du PE au fonctionnement des institutions-UE est désormais elle-même institutionnalisé au nom de l’imagerie démocratique de l’ensemble, avec tout ce que cela suppose de tracasseries, d’intrigues politiciennes et ainsi de suite, et finalement d’entraves à la bonne marche de l’exécution des politiques. On a l’exemple-type à Washington d’un système démocratique auquel Roosevelt avait réussi à donner un exécutif “impérial”, et qui a sombré dans des querelles institutionnelles après que la branche législative ait réussi à reprendre une partie du pouvoir, avec la fin de la Guerre froide, – le résultat étant la paralysie type-usine à gaz ou type-Titanic c’est selon.

• A cette aune, on retiendra le commentaire du Guardian : «Bowing to the European parliament’s insistence on Juncker marked a seismic shift in the way the EU is run, with the national elected leaders ceding power to the parliament on the question for the first time. There were signs that the government chiefs realised they had blundered, but the momentum behind Juncker had become irreversible. While nominating him, they also decided to review the nomination process, suggesting they would try to claw back their prerogatives from the parliament.» Les “souverainistes” de certains États-membres doivent-ils marquer ce jour d’une pierre noire en parlant d’une souveraineté nationale encore diminuée ? C’est à voir même si la souffrance est fondée parce que, selon nous, les gouvernements nationaux en leur état présent, avec le personnel inculte et psychologiquement exsangue dont ils disposent, ne servent qu’à donner un alibi d'apparence de souveraineté puisqu’ils usent des restes de cette souveraineté pour en trahir le principe, pour donner leur soutien à la mentalité européenne. Eh bien, certes ! Que ces gouvernements soient encore plus privés de souveraineté, et l’on aura au moins une vérité de situation, – à savoir que la souveraineté n’existe plus nulle part, que les institutions européennes n’auront plus de relais nationaux pour appliquer leurs directives, qu’elles seront placées devant leurs responsabilités, avec la possibilité d’insurrections nationales relayées par les succès des partis antiSystème... C’est à ce point que l’on comprend la logique du MEP du parti UKIP David Coburn («In some ways he’s perfect for UKIP because he’ll bring the whole EU project crashing down...»)

• La désignation “élective” de Juncker ouvre donc bien des perspectives, dans la mesure où elle pourrait être le pas de clerc de la poussée globalisante, s’exprimant en Europe sous le visage du fédéralisme à outrance. Comme Juncker est un dur, on peut compter sur lui pour contribuer à pousser l’expérience jusqu’à son terme, c’est-à-dire contribuer éventuellement à conduire directement l’Europe à sa Guerre de Sécession avant même que leur ambition des “États-Unis d’Europe” soit rencontrée.


Mis en ligne le 28 juin 2014 à 13H54