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33472 janvier 2008 — On constate l’élargissement de ce qu’on pourrait nommer, si l’on ne craignait l’attaque de la dérision facile ou de la suspicion de la raison courante et classique (on en verra plus loin là-dessus), “l’esprit de l’apocalypse”. (On peut en voir quelques exemples, dans la presse dite générale, ou “officielle”, comme dans les milieux qui le sont également.) Notre propos n’est évidemment pas ici d’explorer les voies de l’imprécation ou de la vision, – sans condamner par principe ni imprécation ni vision, – mais plutôt de poser à la raison cette question fondamentale: comment penser un temps que nombres de faits, de signes et d’analyses tendent de plus à présenter et à faire concevoir comme “apocalyptique”?
(Nous avons déjà mentionné à deux reprises la définition de l’“apocalypse”, telle que nous la rappelle René Girard. Il apparaît aussitôt que les prévisions, plus que les prédictions désormais, qu’on peut faire à ce propos rencontrent évidemment cette définition. Il s’agit de cette phrase, extraite de la préface du livre Achever Clausewitz: «La violence est aujourd’hui déchaînée au niveau de la planète entière, provoquant ce que les textes apocalyptiques annonçaient: une confusion entre les désastres causés par la nature et les désastres causés par les hommes, la confusion du naturel et de l’artificiel...»)
Nous avons déjà abordé ce problème d’être confrontés à cette question, en tant que commentateurs indépendants qui affirment assumer cette responsabilité, notamment avec les charges et les devoirs qui lui sont liés. Nous rappelons un passage du texte publié le 13 mars 2007, sur “notre devoir d’apocalypse”…
«Lorsque nous nous retournons sur les trente et quarante dernières années et mesurons le bouleversement formidable qui a transformé le métier de l'information, le métier de commentateur et d'observateur de la marche du monde, alors nous sommes assurés de dire une vérité en parlant d'“indépendance” et de “responsabilité”. Notre métier a acquis des bottes de sept lieues. L'indépendant, sans moyens, sans prestige, est devenu un géant de l'information, — et, s'il le mérite, il est écouté et consulté comme tel. Cela est bien, puisque le monde officiel, nos élites, a abdiqué toute prétention à la dignité et à l'indépendance du jugement. C'est à lui, à cet indépendant chargé d'observer l'état du monde et d'en faire rapport, à tenir ferme le rôle que nos élites, du ministre à l'intellectuel officiel, de l'expert à l'artiste consacré, refusent désormais de tenir.
»Ce rôle n'est pas simple. Il s'agit du mélange d'une fonction de sentinelle, d'un double regard qui sépare l'apparence de la substance, d'une psychologie qui doit tenir bon malgré l'impossible espérance que nous ménagent les perspectives du monde, malgré la menace qui existe contre l'équilibre de l'esprit. Il s'agit de mesurer la tragédie du monde. Nous ne pouvons tenir, nous autres indépendants, qu'en acceptant l'inspiration. Nous devons être nécessairement inspirés, ou bien nous ne servons à rien et tout ce gigantesque outil, et ce nécessaire remplacement des élites démissionnaires, n'auront pas de raison d'être. C'est une tâche ardue.
»Nous voulons parler, bien entendu, des crises gigantesques qui nous pressent, qui n'ont plus rien à voir, désormais, avec les classifications anciennes, les guerres, les révolutions, les conquêtes. Nous sommes entrés dans le domaine de l'inconnu paroxystique, que l'on parle de “la crise de l'énergie” ou de “la crise climatique”, dans ce domaine où les événements catastrophiques ont nécessairement une résonance d'apocalypse. Rien ne nous y préparait. Au contraire, la vanité et la lâcheté de l'esprit humain n'ont cessé de faire miroiter à nos esprits et à nos mémoires, par une voie ou par une autre, par de multiples voix charmeuses comme autant de sirènes acharnées à tromper et à enchaîner leur Ulysse, les lendemains qui chantent et le Progrès globalisant du monde. Rien de cela ne s'est produit. Si certains le savent, aucune voix ne s'élève, qui puisse marquer l'époque par sa lucidité, pour dénoncer la tromperie à laquelle il est demandé une complète soumission, aucune voix qui puisse dépasser son destin individuel pour oser embrasser le destin collectif qui nous menace.
»Le défi le plus grand dans cette situation se définit par l'audace de la pensée qu'il nous faut, le saut du jugement dans l'inconnu de situations gigantesques que seuls quelques rares esprits, des indépendants certes, sont capables d'embrasser. Il est difficile de faire preuve d'audace, c'est-à-dire d'alacrité et d'allant, pour juger d'une situation qui ne semble laisser aucun espoir. Il est difficile de continuer à espérer en étant, d'une certaine façon, sans espoir. Il faut, à la fois, une rage qui vous remue le corps et une inspiration évidente qui vous entraîne et vous élève l'âme. A ce compte, et à ce compte seulement, le gladiateur se trouve prêt au combat.»
Ce texte a, en raison du contexte, des consonances particulières en appuyant sur l’apport de l’inspiration. Il faut ajouter la nécessité de conserver mais en l'adaptant dans la mesures des événements exceptionnels que nous devons décrire et de l’apport de l’inspiration qui est une nécessité fondamentale, l’instrument de la raison pour permettre un jugement ordonné. Plus que jamais, la raison s’impose comme un outil de cohérence du jugement et du propos mais nullement une fin en soi. Dans ces temps où l'objet de l'observation de la raison se modifie aussi radicalement vers des événements “apocalyptiques”, l'outil de la raison doit s’adapter à cette modification.
Le même René Girard, dans la même préface déjà citée, observe également:
«Je suis convaincu que nous sommes entrés dans une période où l’anthropologie va devenir un outil plus pertinent que les sciences politiques. Nous allons devoir changer radicalement notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager enfin la radicalité de la violence, et avec elle constituer un tout autre type de rationalité. Les événements l’exigent.»
Ce que Girard suggère, c’est un changement de notre psychologie pour aborder la puissance des événements qui nous pressent, et les apprécier avec un autre “esprit” que celui auquel nous sommes accoutumés. Nous dirions que cela va de soi, a contrario finalement, – par le constat que la psychologie actuelle, telle qu’elle est contrainte par les normes imposées par la civilisation en cours, est totalement incapable de supporter le choc des événements qui s’amassent, sinon par aveuglement volontaire quoique inconscient ou menacée par la folie, – le premier menant au second sur le terme.
Parlons de cet “aveuglement volontaire quoique inconscient”. Le constat que nous faisons est que la fatalité de la modernité, notamment avec l’aide des formidables moyens technologiques qu’elle a dégagés, notamment dans le domaine de la communication, a entraîné et continue d'entraîner comme mesure d’urgence de sauvegarde d’elle-même (de la modernité) une déformation de la rationalité courante. Nous sommes passés d’une déformation transformationnelle notamment fournie par les références utopiques, à une déformation substantielle, avec ce que nous désignons comme le virtualisme, que nous pourrions désigner comme le “stade ultime de l’utopie”. (Nous parlons bien d’une psychologie déformée, et non d’une propagande assumée. Les “virtualistes” sont aussi les premiers à être “virtualisés” ; ils croient à l’univers en faux-semblant qu’ils créent, au contraire des propagandistes qui ne font que travailler sur des moyens de transformer la perception des autres sans prendre position sur la chose ainsi créée.) Une telle situation, qui implique le naufrage de la rationalité telle que nous la connaissons et la pratiquons, implique a contrario la nécessité de créer une autre rationalité, – disons, pour rejoindre notre citation sans pour autant partager l’analyse que fait Girard des causes de cette nécessité, «un tout autre type de rationalité». Sans aucun doute, «[l]es événements l’exigent».
(Girard base son exigence sur la forme de la violence, c’est-à-dire, selon lui, la guerre qui devient apocalyptique. Nous avons une autre approche, à moins que l’on mette en cause la substance même de la guerre, et que le concept de “guerre” décrive autre chose que ce qu’il décrit aujourd’hui. La guerre est devenue, aujourd’hui, quelque chose qui a essentiellement à voir avec la communication et marginalement avec l’opération guerrière. Elle est de plus en plus infaisable par refus de coopération des adversaires de ceux qui la promeuvent. Il y a certes violence, mais plus psychologique encore que guerrière au sens classique.)
La question que nous fait nous poser Girard vient du fait qu’en recommandant de changer de “rationalité”, il semble ne pas pour autant faire le procès de celle que nous sommes conviés à abandonner. Il semble nous dire: “ce qui arrive aujourd’hui nous conduit à abandonner la rationalité des Lumières”. Par contre, il semble éviter de nous dire ceci, qui est une question diablement importante, sinon essentielle: “ce qui arrive aujourd’hui ne nous conduit-il pas à la mise en cause radicale de la rationalité des Lumières?” (en plus de l’abandonner, – mais la mise en cause radicale conduirait évidemment, en saine logique, à l’abandon, ou tout au moins à une modification radicale…). L’essentiel est bien dans cette interrogation, rejoignant dans le même procès, par exemple, celle qu’engendre la crise de l’environnement (la crise climatique dans son extrême). Puisque la crise de l’environnement évoluant vers son paroxysme existe s’exclame-t-on de par le monde, il faut tout faire, y compris mobiliser les capacités du système, pour lutter contre les effets de la crise et en modifier la tendance catastrophique. Ils sont bien peu à poser la seule question qui compte: puisque la crise climatique à son paroxysme existe et qu’elle est ce qu’elle est, et qu’elle est la conséquence de ce que l’on sait, n’est-ce pas évidemment parce que ce système, et le Progrès avec lui, sont au terme de leur logique de développement des fonctions fondamentalement perverses et prédatrices de l’espèce humaine et de tout ce qui tend à l’élever?
Le premier amendement à cette question est d’observer que le Progrès est une création humaine, et notamment de la rationalité des Lumières, et que son procès a été fait, qu’il est permanent depuis qu’existe la notion de Progrès. Plus précisément, dans la forme prédatrice où il se trouve aujourd’hui, le procès du Progrès sous sa forme moderne du mécanisme, du “fordisme”, de l’américanisme, a été fait dans la période de l’Entre-deux guerres, dans les années 1920 et la première moitié des années 1930 (après, à partir de 1934-35, l’utopie “idéologiste” a pris le dessus, avec les batailles passées au premier plan autour des idées fascistes, communistes, démocratiques, etc., tout cela jusqu'à la fin de la Guerre froide.). Tous les constats qu’on fait aujourd’hui furent effectivement posés, analysés et compris avec infiniment plus d’esprit et de lumière durant cette période. (Notamment, la dénonciation de la destruction de l’environnement comme conséquence directe du mécanisme était très généralisée, dans les termes qu’on connaît aujourd’hui, dans toute cette école critique.) La seule nouveauté d’aujourd’hui est que ces constats sont imposés par l’urgence de leurs effets sur le destin de la civilisation et du monde. En même temps, la confirmation essentielle qu’on peut apporter par rapport aux années 1920-1930 est l’observation que l’élément fondamental qui discrédite le Progrès est sa dynamique, – sa production et son rythme, sa vitesse, sa puissance propre, tous ces facteurs qui le transforment en substance par rapport aux ambitions initiales qu'on lui prêtait, qui le transforment en un système, en une machine qui vit de sa propre vie et échappe à ses créateurs. (C’est ce que Robert Aron et Arnaud Dandieu nommaient dans leur Décadence de la nation française, en 1931, «l’économie de force».)
Cette dynamique folle du développement machiniste du Progrès, amène à la perte de contrôle, à la prise du pouvoir par un processus systémique contre lequel on se trouve désarmé et qui nous emprisonne si nous ne modifions pas notre rationalité critique qui permet effectivement de porter un jugement libéré. On conclut effectivement que la crise actuelle, notre crise systémique fondamentale est moins cette question machiniste (économique et technologique) qui en est l’origine et le moteur et qui existe depuis longtemps, qu’une question psychologique dans l'aspect désormais essentiel de son fondement, – c’est-à-dire notre crise psychologique, conduisant à la recherche d’«un tout autre type de rationalité» pour la résoudre. C’est notre psychologie qui a permis à la bête de se déchaîner et qui nous a conduits à nous enchaîner, par fascination et vanité tout autant, à son développement incontrôlé. C’est elle seule, notre psychologie, si nous acceptons l’idée qu’il nous faut développer un “autre type de rationalité”, qui nous permettrait de nous en libérer: non seulement pour observer d’une façon radicalement critique un domaine jusqu’ici considéré comme tabou, mais pour écarter, grâce à cette vision critique, notre tendance systémique à confondre l’idée de la force avec l’idée du bien et à faire d'une fonction dynamique (la force) une fonction morale (le bien).
Il nous apparaît évident que l’idée d’une psychologie évoluant de façon à pouvoir “penser l’apocalypse” comme on pense un événement historique possible est une voie acceptable pour tenter d’atteindre à ce «tout autre type de rationalité» que réclame Girard. L’année 2008 pourrait être un bon exercice pour cela, dans la mesure où elle pourrait être une année où certaines réalités pourraient s’imposer et faire voler en éclats notre virtualisme (nous pensons notamment aux événements que pourrait susciter, aux USA d’abord et ailleurs ensuite, l’élection présidentielle US).
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