Les scénarios du pire

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Les scénarios du pire

On a déjà vu à plus d’une reprise ce qu’on pouvait penser des observations de l’analyste et lobbyiste Loren B. Thompson, du Lexington Institute : pas grand’chose, sinon de la publicité payée à grands frais lorsqu’il s’agit du JSF ; un peu plus, et même parfois beaucoup plus lorsqu’il s’agit de questions plus vastes, plus pressantes, stratégiquement plus larges, à propos desquelles les opinions des experts, y compris de même opinion, sont largement divergentes. Pour ce dernier cas, on inscrira la crise ukrainienne, où les analyses de Thompson sont intéressantes parce qu’entachées d’aucune référence directe et conséquences quelconque pour ses employeurs. La raison principale de cette position plus “objective”, ou disons plus dénuée d’argumentation intéressée, est bien que Thompson, qui est un expert objectivement qualifié, considère cette crise comme particulièrement dangereuse, et sans doute le premier cas incontestable de l’après-Guerre froide où la possibilité d’une escalade menant à un affrontement nucléaire stratégique entre les USA et la Russie existe réellement.

On a pu lire cette démarche de Thompson le 14 mars 2014, où il rejetait toute possibilité d’engagement militaire US en Ukraine à cause de cette possibilité d’affrontement nucléaire, – ce qui impliquait effectivement la possibilité théorique d’un tel affrontement nucléaire. Il s’agit de l’état d’esprit typiquement-Guerre froide, constaté surtout chez une catégorie d’experts dont l’expérience initiale s’est forgée dans les dernières années de la Guerre froide, lorsque la règle universelle de tout faire pour éviter la possibilité de l’affrontement nucléaire prévalait.

Mais voici une nouvelle chronique de Thompson où cette fois le danger d’une escalade nucléaire n’est plus évoquée dans le sens négatif (“il est impensable qu’on puisse envisager d’en arriver là...”), mais dans un sens beaucoup plus réaliste : “oui, cela peut arriver, et voici comment...” Ce texte se trouve dans Forbes le 25 avril 2014 (et sur le blog du Lexington Institute, Early Warning, le 25 avril 2014 également). Thompson détaille les quatre voies possibles, selon lui, pouvant mener à un conflit nucléaire.

«So improbable though it may seem, doctrine and capabilities exist on both sides that could lead to nuclear use in a confrontation over Ukraine. Here are four ways that what started out as a local crisis could turn into something much worse.

»Bad intelligence. As the U.S. has stumbled from one military mis-adventure to another over the last several decades, it has become clear that Washington isn’t very good at interpreting intelligence. Even when vital information is available, it gets filtered by preconceptions and bureaucratic processes so that the wrong conclusions are drawn. Similar problems exist in Moscow. For instance, the Cuban missile crisis of 1962 arose partly from Soviet leader Khrushchev’s assessment that President Kennedy was weaker than he turned out to be, and the U.S. Navy nearly provoked use of a nuclear torpedo by a Russian submarine during the blockade because it misjudged the enemy’s likely reaction to being threatened. It is easy to imagine similar misjudgments in Ukraine, which Washington and Moscow approach from very different perspectives. Any sizable deployment of U.S. forces in the region could provoke Russian escalation.

»Defective signaling. When tensions are high, rival leaders often seek to send signals about their intentions as a way of shaping outcomes. But the meaning of such signals can easily be confused by the need of leaders to address multiple audiences at the same time, and by the different frames of reference each side is applying. Even the process of translation can change the apparent meaning of messages in subtle ways. So when Russian foreign minister Lavrov spoke this week (in English) about the possible need to come to the aid of ethnic Russians in eastern Ukraine, Washington had to guess whether he was stating the public rationale for an invasion, sending a warning signal to Kiev about its internal counter-terror campaign, or trying to accomplish some other purpose. Misinterpretation of such signals can become a reciprocal process that sends both sides up the “ladder of escalation” quickly, to a point where nuclear use seems like the logical next step.

»Looming defeat. If military confrontation between Russia and NATO gave way to conventional conflict, one side or the other would eventually face defeat. Russia has a distinct numerical advantage in the area around Ukraine, but its military consists mainly of conscripts and is poorly equipped compared with Western counterparts. Whichever side found itself losing would have to weigh the drawbacks of losing against those of escalating to the use of tactical nuclear weapons. Moscow would have to contemplate the possibility of a permanent enemy presence near its heartland, while Washington might face the collapse of NATO, its most important alliance. In such circumstances, the use of “only” one of two tactical nuclear warheads to avert an outcome with such far-reaching consequences might seem reasonable — especially given the existence of relevant capabilities and supportive doctrine on both sides.

»Command breakdown. Strategic nuclear weapons like intercontinental ballistic missiles are tightly controlled by senior military leaders in Russia and America, making their unauthorized or accidental use nearly impossible. That is less the case with nonstrategic nuclear weapons, which at some point in the course of an escalatory process need to be released to the control of local commanders if they are to have military utility. U.S. policy even envisions letting allies deliver tactical warheads against enemy targets. Moscow probably doesn’t trust its allies to that degree, but with more tactical nuclear weapons in more locations, there is a greater likelihood that local Russian commanders might have the latitude to initiate nuclear use in the chaos of battle. Russian doctrine endorses nuclear-weapons use in response to conventional aggression threatening the homeland, and obstacles to local initiative often break down once hostilities commence.»

Thompson n’évoque pas ces scénarios d’une façon théorique. Il les évoque parce qu’il juge qu’ils rencontrent des situations très possibles dans le cours de la crise ukrainienne, sinon d’ores et déjà illustrées par divers incidents. Ainsi poursuit-il après avoir évoqué le dernier scénario, montrant qu’il s’intéresse moins à leur aspect théorique qu’à la réalité concrète qu’ils pourraient recouvrir... «When you consider all the processes working to degrade restraint in wartime — poor intelligence, garbled communication, battlefield setbacks, command attenuation, and a host of other influences — it seems reasonable to consider that a military confrontation between NATO and Russia might in some manner escalate out of control, even to the point of using nuclear weapons.»

L’intérêt essentiel de ce texte par rapport au précédent que nous avions commenté, se trouve justement dans la comparaison entre les deux. Dans le premier, Thompson évoque la possibilité d’une escalade jusqu’au nucléaire comme une possibilité, mais comme une possibilité qu’on devait juger comme quasiment impensable, c’est-à-dire faisant tout ce qui importe pour que cela soit impossible. Dans le second, Thompson observe implicitement que l’escalade vers le nucléaire est devenue une possibilité, et cela notamment à cause d’éléments concrets qu’on relève sur le terrain de la crise, justement divisés en quatre cas différents de faiblesses des participants à cette crise, permettant un “dérapage” vers le nucléaire. (Selon notre appréciation, le premier cas, particulièrement, est tout à fait possible, le renseignement US s’étant montré extrêmement médiocre jusqu’ici dans cette crise, – bien plus médiocre que le renseignement russe, malgré ce que dit Thompson, qui renvoie pour les exemples de mauvais renseignement russe à la crise de Cuba de 1962, du temps où c’était l’URSS qui était en jeu, pas la Russie, et avec une direction très divisée au contraire de la direction actuelle qui est institutionnellement très stable. Par ailleurs, comme on le lit, Thompson ne nie absolument pas la médiocrité du renseignement US, et là, dans les conditions actuelles, dans la période ouverte en 2001.)

Si l’on se réfère à ce que nous percevons de Thompson, de la position qu’il occupe dans les milieux de la défense à Washington, de ses contacts avec le Pentagone (tout cela détaillé dans le texte référencé du 14 mars 2014), nous pouvons en déduire que l’opinion des milieux d’experts les plus expérimentés jugent que la situation en Ukraine s’est aggravée au point que le risque d’une escalade nucléaire n’est plus un appendice, certes important mais hors des possibilités opérationnelles, mais bien une possibilité opérationnelle de tel ou tel cas extrême. Certains aspects des réflexions de Thompson laissent voir que la possibilité de déploiement de troupes US en Ukraine n’est plus du domaine de l’“impensable”. Il faut voir là, semble-t-il, un relais des craintes du Pentagone devant certaines évolutions des dirigeants politiques.


Mis en ligne le 28 avril 2014 à 05H54