Les Russes, leurs “bulles” et nos alarmes 

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Les Russes, leurs “bulles” et nos alarmes 

On n’arrête donc pas de découvrir les capacités des Russes, avec leur démonstration en Syrie qui commence à ressembler également (en plus d’une offensive militaire et stratégique) à une formidable offensive de communication de démonstration de puissance et de capacité de projection de forces. Il y a là de quoi rendre passablement inquiets les grands esprits stratèges et militaires du bloc BAO, particulièrement les psychologies vulnérables et américanistes si sensibles aux effets de la communication sur laquelle pourtant portent tous leur efforts et va toute leur attention. Ce qu’on commence à mesurer avec les dernières nouvelles à cet égard, et qui pourrait constituer une explication acceptable de cet effet de communication qu’ils produisent, c’est combien les Russes ont mélangé le nouveau et le traditionnel, notamment en assurant à leurs nouvelles capacités de projection des forces une capacité sans égale de protection des forces...

De là, nous passons à l’affaire des “bulles”. C’est en effet le mot qu’on retrouve dans divers articles et déclarations, qui concernent d’ailleurs plusieurs domaines. C’est un mot qui est largement utilisé aujourd’hui, de manière péjorative ou laudative c’est selon, qui a perdu beaucoup de son aspect moqueur ou vain (“faire des bulles” n’est pas, traditionnellement, la marque d’une capacité d’affirmation, mais le contraire) ; il y a, depuis deux ou trois décennies, l’emploi devenu d’usage de l’image des “bulles financières” qui indiquent en général l’enfermement de croissances incontrôlées d’artefacts financiers jusqu’à l’explosion catastrophique de la chose lorsqu’elle est brusquement percée par les contraintes de la situation vraie ; il y désormais, d’usage plus récent, les “bulles stratégiques” signifiant qu’on parvient à enfermer d’une capacité de protection quasi-inviolable un territoire, une force, une capacité stratégique et opérationnelle. On comprend que c’est à propos de cette seconde catégorie de “bulles” que s’exclament nos divers experts, lorsqu’il est question des Russes.

• Il y a par exemple une déclarations du général Hodges, qui commande l’US Army en Europe, faite à Defense News et reprise avec empressement par Sputnik.News. D’une façon générale, Hodges avoue son étonnement, voire sa stupéfaction concernant la capacité des Russes à déplacer des forces importantes aussi rapidement qu’ils l’ont fait lors de l’opération en Syrie, impliquant par là que ce fut à la plus grande surprise de l’OTAN et renouvelant ainsi, sur une plus grande échelle et dans des conditions évidemment différentes, le “coup de Crimée” du point de vue de la perception de leurs capacités militaires par les généraux US & Cie. Là-dessus, Hodges enchaîne en constatant que cela est complété par l’établissement d’une “bulle” de défense aérienne couvrant toute la zone de la Méditerranée orientale (ce qui implique que les chefs militaires US confirment que les Russes ont déployé en nombre respectable des batteries de missiles à longue portée [type-S300], éventuellement par simple déplacement de navires lance-missiles à proximité de la base de Lattaquié, comme c’est le cas avec le croiseur lance-missiles Moskva depuis quelques jours).

« “The ability [of Russians] to move a lot of forces very quickly is the thing that worries me the most about what they can do. The lack of indicators and warning that we have and their ability to move a lot of stuff real fast – that's not a good combination,” Lt. Gen. Ben Hodges told Defense News. Hodges also mentioned area and access denial capabilities that Russia has in Kaliningrad and Crimea. According to the US general, Moscow is quite capable of denying access to the Baltic Sea and the Black Sea if it wants to. “Then they have the ability to create sort of a bubble over a quarter of the Mediterranean with the air defense systems that they have put into Syria,” the general added. »

Ces déclarations du général Hodges concordent avec celle de son supérieur, le général Breedlove (SACEUR, ou commandant en chef suprême des forces de l’OTAN) faites lors d’une intervention devant le German Marshall Fund (GMF), le 28 septembre dernier. (Breedlove parle d’une troisième “bulle” créée par les Russes autour de la Syrie et de la Méditerranée orientale, – après celle de la zone de la Baltique autour de Kaliningrad et celle de la Mer Noire autour de la Crimée...)

« “As we see the very capable air defense [systems] beginning to show up in Syria, we’re a little worried about another A2/AD bubble being created in the eastern Mediterranean,” said Breedlove to an audience at the German Marshall Fund Monday. A2/AD stands for anti-access/area denial. During the early stages of warfare, A2/AD could have been a moat around a castle, or spikes dug into the ground—anything to keep the enemy off a certain swathe of territory. In the 21st century, however, A2/AD is a combination of systems such as surface-to-air missile batteries and anti-ship missiles deployed to prevent forces from entering or traversing a certain area—from land, air or sea. According to Breedlove, the introduction of an A2/AD bubble in Syria would be Russia’s third denial zone around Europe... »

• Un autre aspect de la “bulle” est développé au travers de diverses interventions dans la presse antiSystème, sur internet. On trouve un article de Webster Tarpley sur OSNet.com, le 17 octobre et un autre article sur le site Sic Semper Tyrannis, du colonel Pat Lang, du 19 octobre. Parlant de la création d’une zone dite-A2/AD (Anti-Access/Area Denial) pour reprendre la terminologie US concernant cette situation tactique, les deux articles reprennent la même référence d’une intervention de Sputnik.News, d’avril 2015, sur la présentation d’un nouveau système général russe de contre-mesures électroniques :

« The Richag-AV system, mounted on the Mi-8MTPR1 (a variant of the Mi-8MTB5-1 helicopter) is said to have no global equivalent. Its electronic countermeasures system is designed to jam radar, sonar and other detection systems in the aims of defending aircraft, helicopters, drones, ground and naval forces against air-to-air and surface-to-air defense systems within a radius of several hundred kilometers. It can be mounted on units from any branch of the armed forces, including helicopters and airplanes, as well as ground and ship-based forces. The Mi8-MTPR1-based Richag-AV platform, using multi-beam antenna arrays with DRFM technology, is designed to actively jam and thus ‘blind’ radar systems in order to defend against radio-electronic guided weapons systems. In a combat situation, the system would operate as part of an aviation shock attack group aimed at breaking through virtually any defense system, blinding everything up to and including the US MIM-104 ‘Patriot’ anti-aircraft missile system. »

Le commentateur du site Sic Semper Tyrannis (TTG) donne un grand crédit à cette interprétation et, d’une façon large, à la capacité des Russes à créer des zones générales qui annihilent une grande partie des capacités technologiques très avancées, mais également extrêmement vulnérables, sur lesquelles sont basées les forces américanistes, et du bloc BAO en général. Le commentaire reprend, d’une façon générale également, la capacité défensive des Russes (protection des forces), même dans des postures offensives de projection des forces (cas syrien).

« Seems that the Russians were listening as our defense experts were touting full spectrum dominance as the cornerstone of our military doctrine. Our doctrine was/is based on seeing and knowing it all. In response, the Russians moved to dominate the full spectrum in classic Soviet/Russian radio electronic combat style. This approach balanced the preservation of their forces (force protection) while enhancing their ability to apply offensive combat power. With apologies to Heinlein, technology is a harsh mistress… especially when it lays with a sober doctrinal philosophy. »

Tout comme Tarpley dans son article de OSNet.com du 17 octobre, TTG se réfère à l’épisode fameux du Su-24 intervenant contre la frégate AEGIS USS David Cook en Mer Noire, en avril 2014. TTG remarque : « At the time, I couldn’t decide if there was any truth to this story or it was just false war propaganda. Seems there was a lot of truth to that story. This is the system that shut down the USS Donald Cook. And now it’s in Syria along with the Krasukha-4 jamming station and who knows what other pieces of radio electronic combat wizardry. My advice for anyone eager to teach the Russians a lesson is to proceed very cautiously, or better yet, just STFU and reexamine your own military forces. »

Nous avions parlé de cet incident du “Su-24 versus USS Donald Cook”, le 24 avril 2014 ; nous y étions revenu le 5 juin 2015, à l’occasion d’un incident du même type (toujours le Su-24 et des frégates AEGIS de l’US Navy, et toujours en Mer Noire). Nous avions convenu qu’il y avait deux aspects dans les deux incidents, qui présentaient une similitude évidente : l’aspect technique/technologique et l’aspect de la communication. On observera, dans l’actuelle occurrence où nous parlons des “bulles” que créent les Russes, non seulement selon les spéculations d’experts antiSystème mais selon les analyses-Systèmes de nos grands chefs américanistes, une singulière évolution qui est due à la communication bien plus qu’à la technologie. Alors que les incidents Su-24/US Navy, et donc les capacités supposées des Russes de contre-mesures (protection des forces) avaient été très fortement minorées, sinon implicitement moquées et démenties par la partie USA/BAO, les activités actuelles des Russes dans ce domaine sont au contraire mises en évidence et considérées selon une perception structurelle massive qui tend à accréditer sinon à “magnifier” (du point de vue de la communication, sans aucun doute) les capacités russes dans ce domaine considéré en fonction de leurs capacités technologiques supposées (ou contre-technologiques si l’on veut bien comprendre l’esprit de la chose). Il s’agit d’une tournant remarquable, puisqu’il est quasiment à 180°.

On observera pourtant qu’il y a par ailleurs continuité dans le haut esprit des grands chefs USA/OTAN-BAO puisque Hodges autant que Breedlove ne tarissaient pas d’éloges invertis (type-“la Russie est un grand méchant loup dont il faut avoir très peur”) dès le printemps 2014 à l’occasion de la Crimée. Mais cet alarmisme-réalisme n’avait nullement affecté les incidents Su-24/US Navy, comme on l’a vu. Nous soupçonnons là une querelle non-coordonnée des centres de pouvoir washingtonien, l’affaire Su-24/US Navy impliquant, comme cela est dit, l’US Navy qui ne voudrait pas apparaître, selon notre hypothèse, comme technologiquement affaiblie et dépassée, surtout lorsqu’il s’agit du système AEGIS dont dépend sa présence comme pilier principal dans le système BMD et BMDE (anti-missiles stratégiques) dans le dispositif BAO. Au contraire, nos grands chefs type US/OTAN cherchent à tout prix à gonfler l’alarme qu’ils ne cessent de lancer pour obtenir plus de forces, plus d’attention, plus de crédit (en espèces sonnantes et trébuchantes autant qu’en importance bureaucratique sinon intellectuelle), bref un peu plus de tendresse de la part du “centre” washingtonien qui distribue la manne imprimée par la Federal Reserve. Nous sommes aujourd’hui au point de convergence de tous ces intérêts divergents, et c’est la posture alarmiste qui l’emporte sans aucun doute puisqu’il s’agit de dénoncer l’expansionnisme agressif, militariste, éventuellement exceptionnaliste-imposteur des Russes, – et d'observer là-dessus que les performances russes y concourent diablement et imposent une perception qui va dans ce sens.

Cela est d’autant plus efficace que ces “performances russes”, comme on le remarquait plus haut, mélangent dans la conception le traditionnel et le neuf, c’est-à-dire ne paraissent nullement prisonnières de la technologie, même si elles en usent autant qu’il importe de le faire. Cela rend, au niveau psychologique et de la communication sans présumer de la vérité de cette situation qui pourrait se révéler brusquement au jour, en cas de catastrophe militaires du côté BAO sur un point ou un autre, la position de nos grands chefs et de nos vaillantes armées régulièrement conviées à des exercices décisifs de l’OTAN, particulièrement fragile et vulnérable. Eux, chefs et vaillantes armées, sont par contre totalement prisonniers de la technologie, et dans ce cas le moindre doute est dévastateur, comme celui que font désormais peser les Russes de tout leur poids. Dans l’article du 24 avril 2014, nous observions : « On se trouve là devant le travers du technologisme avancé, lorsqu’il commence à être contre-productif : pour juger de son efficacité, donc de la confiance qu’on lui fait, donc des stratégies qu’on détermine en fonction de lui, il faut de plus en plus souvent une certitude à quasiment 100% des capacités qu’on lui a données en théorie ; la moindre réduction de ce pourcentage bouleverse totalement les constructions envisagées autour de lui. La guerre postmoderne, – celle qui donne en théorie le triomphe quasiment sans bataille, – est un “tout ou rien” redoutable et nous n’avons pas fini de l’apprendre à nos dépens. Mais il s’agit, finalement, d’un reflet du Système en général, et de sa dynamique surpuissance-autodestruction. »

Bien ... Quant aux performances russes, aux “bulles”, etc., nous ne prendrons pas absolument position, tout en jugeant quasiment comme une évidence que ces combinaisons, telles qu’elles sont décrites, ressemblent beaucoup à l’esprit russe, au savoir-faire russe, aux tendances historiques russes dans ce brio pour combiner défensive et offensive. Par contre, et cela est assuré, sort de ce micmac technologique et communicationnel une de ces vérités-de-situation qui nous importent absolument. C’est la perception grandissante et semble-t-il irrésistible, proliférant au niveau de la communication qui règle toutes les politiques, cette perception-là qui constitue un tournant psychologique essentiel de ce dernier quart de siècle, selon laquelle la puissance russe, militaire, stratégique, politique, est désormais un facteur fondamental, que plus personne ne peut écarter, nier, isoler, etc.

 

Mis en ligne le 21 octobre 2015 à 11H21

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