Les doutes de Norman Augustine

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Rubrique Contexte, dd&e, Volume 13, n°05 du 10 novembre 1997

Le 1er août 1997, Norman Augustine abandonnait la direction de Lockheed Martin et prenait sa retraite. C'est lui qui fut l'architecte de la grande fusion d'août 1994 entre Lockheed et Martin-Marietta (qu'il dirigeait), et il fut le premier patron de Lockheed Martin.

Après son départ en retraite, Augustine émit diverses réflexions sur l'évolution à venir de l'industrie aéronautique, entre les fusions et la globalisation. Le ton est prudent et sceptique, voire inquiet et désenchanté..

dde.org

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Les doutes de Norman Augustine

Norman Augustine fut un des “grands patrons” américains (« fut », puisqu'il s'est retiré le 1er août 1997 pour une fin de carrière universitaire, au Massachussets Technology Institute). Il fut l'architecte de la fusion Lockheed-Martin (il était PDG de Martin-Marietta), et il est resté le “philosophe” de la bande, l'homme qui conceptualise et commente les actes industriels fondamentaux. Avant l'industrie aéronautique, il avait été au Pentagone, comme secrétaire à l'US Army dans les années soixante-dix. Il avait rapporté de cette expérience un livre (Augustine's Laws) qui, avec l'arme de l'humour pour faire passer la pilule, traçait un avenir sombre du chaos budgétaro-démocratique de l'“art” du procurement (achat des matériels militaires) au Pentagone.

L'une des “lois” d'Augustine est restée fameuse : « Si les méthodes du Pentagone et l'évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l'USAF, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps. » En 1997, presque vingt ans après, cette “loi” d'Augustine n'a pas pris une ride, on peut même avancer que les événements ne cessent de confirmer sa prévision rocambolesque. Lui-même, Norman Augustine, n'hésite pas à continuer à la citer, ce qui montre qu'il la juge toujours actuelle. (1)

Quelques déclarations discrètement tonitruantes

Ainsi comprend-on mieux que l'architecte des triomphantes restructurations de l'industrie stratégique américaines semble plutôt sombre aujourd'hui. On ne sait pas très bien pourquoi Norman Augustine a quitté prématurément (il pouvait y rester encore jusqu'à fin 1998 au moins) la direction du fabuleux consortium Lockheed-Martin. Si on lit ses récentes déclarations, on serait tenté de croire qu'il a voulu prendre ses distances, et qu'il n'est pas loin de penser que la formidable machine industrielle qu'il a contribué à créer n'est pas autre chose qu'une sorte de créature monstrueuse en train d'échapper à son docteur Frankenstein. Au royaume de la super-technologie, voilà une histoire vieille comme le monde.

Norman Augustine n'est donc pas précisément optimiste sur l'avenir de l'industrie stratégique américaine restructurée. Dans un article d'Interavia de septembre 1997, le journaliste Nick Cooks cite cette déclaration d'Augustine, recueillie au cours d'une interview : « Un des grands défis de l'industrie aérospatiale américaine dans les quelques années qui viennent sera de savoir si nous continuons de rivaliser et de collaborer avec Boeing, ou bien si [ce cadre de rapports organisés] va s'effondrer. » Et il poursuit : « [S]i Boeing et Lockheed-Martin prennent une position dure l'un vis-à-vis de l'autre et forcent le reste de l'industrie à choisir son camp » la situation deviendra « tragique  ». A ce point, Augustine évoque même, — un comble dans ce paysage américain tout entier lié à la notion de libre-entreprise et de non-interventionnisme — la nécessité de l'intervention du gouvernement, sans d'ailleurs préciser comment et avec quels effets, et si seulement cette intervention sera possible au vue des forces en présence aujourd'hui dans le paysage financier, industriel et politique aux États-Unis. Une autre intervention d'Augustine est remarquable ; elle a eu lieu en juillet 1997 au cours d'un symposium de l'Air Force Association. Parlant de l'avenir, Augustine détailla quelques « questions fondamentales ». Citons-en quatre, telles qu'elles sont présentées par la revue de l'Air Force Association (Air Force Magazine, octobre 1997):

• « Si l'industrie se globalise, qui décidera ce qui sera vendu, et à qui? »

• « Les USA devraient-ils permettre à des gouvernements étrangers de posséder indirectement des éléments essentiels des capacités américaines de R&D et de production? »

• « Les USA devraient-ils accepter de devenir technologiquement dépendants d'éléments électroniques et de logiciels détenus par l'étranger? »

• « Qui doit avoir la responsabilité de maintenir une forte base industrielle nationale de défense? »

Une préoccupation constante pour l'idée nationale

Au travers de ses divers écrits, Norman Augustine a toujours montré une préoccupation majeure pour l'idée nationale, — c'est-à-dire, sur un plan pratique, l'idée du contrôle de ses ressources de sécurité nationale par une autorité politique centrale. Sur la question des possibles fusions transatlantiques dont on fait grand cas aujourd'hui et qui constituent le grand objectif américain pour la globalisation, Augustine se montre très réservé pour cette raison.

Dans une interview au journal parisien Les Échos, le 19 juin 1997, il envisageait certes en théorie une globalisation de l'industrie aérospatiale, donc les USA avec les Européens prioritairement («  Dans une certaine mesure, on devrait assister à la constitution d'une industrie aéronautique globale ») ; mais il restait extrêmement prudent : « L'Europe est la prochaine étape [de la restructuration]. Mais la conclusion d'alliances transatlantiques se fera à un rythme plus lent, par étapes. » Il s'expliquait enfin de cette prudence en s'attachant au cas de la défense : « [L]a défense est différente des autres secteurs puisqu'elle implique des questions de sécurité nationale. Ce qui veut dire qu'on doit être avant tout “nationale”. Il faut soigneusement veiller à ce que les intérêts nationaux soient protégés quand les sociétés des divers pays commencent à travailler ensemble. »

Certains pourraient croire à une attitude tactique (pour endormir l'éventuelle vigilance des Européens qui craignent une main-mise américaine). Cela ne paraît nullement le cas : à chaque occasion, même lorsqu'il s'agit de textes à “consommation intérieure” comme dans l'exemple déjà cité en note (1), Augustine a renouvelé ses réserves.

Prépondérance de la compétitivité et du profit

Les nouvelles analyses de la restructuration qui commencent à apparaître, notamment celle d'Ann Markusen déjà citée dans nos colonnes (2), et qui font de ce phénomène industriel l'effet d'une manoeuvre essentiellement financière de Wall Street, ne démentent en aucune façon le sentiment contrasté d'Augustine, et même l'alimentent si justement qu'on pourrait faire l'hypothèse qu'elles rencontrent l'appréciation d'Augustine lui-même. Il s'agit bien de l'évolution vers des entités industrielles et financières dont le champ d'activité est l'espace global libéré des contraintes nationales, et dont le but essentiel est le profit, et non plus la rencontre des besoins de la sécurité nationale. Markusen avertit qu'on verra dans le chef de ces énormes conglomérat américain des orientations de moins en moins attentives aux spécifications du Pentagone, notamment le refus de l'innovation de matériels neufs au profit du bénéfice garanti de la production de matériels déjà anciens, et cela est également confirmé par certaines remarques venues du Pentagone et rapportées par Aviation Week & Space Technology (3).

S'il s'agit effectivement d'une évolution vers la globalisation comme le signale Augustine (ces conglomérats type Lockheed-Martin et Boeing sont prêts à passer à la dimension internationale), sa principale caractéristique est une potentialité considérable d'abandon des critères d'intérêt national (qualité du produit, protection de ses caractéristiques) pour des critères économiques et à finalité financière (la compétitivité pour accroître le profit). Ainsi pourrait-on faire l'hypothèse que l'essentiel des préoccupations qu'on signale concerne la forme de l'activité et l'ambition qui caractérise celle-ci, plus que la dimension globalisante.

La globalisation contre l'industrie stratégique ?

Les doutes de Norman Augustine sont caractérisés, dans l'intervention qu'il a faite au symposium de l'Air Force Association, par une conclusion qui prend la forme d'une image bien dans sa manière : « En 2020, le Pentagone est réduit à un carré, l'entièreté de l'industrie de défense de la nation tient autour de deux tables, le secrétaire à la défense est Mike Wallace [actuellement un présentateur de TV déjà très vieux] et je suis moi-même à la tête de Lockheed Martin Northrop Grumman Loral Disney. L'USAF veut remplacer son inventaire complet d'avion, consistant en un seul F-16, mais un assistant au Congrès fait remarquer que toutes les forces actives ont été retirées du service au profit d'un simple avertissement donné à nos ennemis que nous avons beaucoup d'avions furtifs, qu'ils ne peuvent pas voir par définition... »

Il ne faut pas s'y tromper : la plaisanterie de l'industriel américain caricature une interrogation qui a toutes les chances de devenir majeure sur le sort de l'industrie de défense américaine dans le contexte de la globalisation. Elle concerne la caractéristique essentielle et dévastatrice de cette globalisation, plus que le fait même de la globalisation : la recherche de la compétitivité et du profit, dont on commence à soupçonner qu'elle pourrait entraîner l'étouffement des spécificités des industries qu'elle touche. L'industrie stratégique de l'aéronautique et de la défense étant particulièrement spécifique, il est normal que ce soit à son propos qu'on rencontre des interrogations aussi importantes, venant de personnages aussi peu suspects d'opposition idéologique et/ou systématique à ce processus.

Il faut s'attendre à ce que le débat, qui en est à son extrême début, prenne une réelle ampleur aux États-Unis, puisqu'il concerne la substance même de l'État de Sécurité Nationale, à l'heure où des contestations sérieuses contre l'État fédéral s'affirment. Dans cette perspective, le retard européen, qui a provoqué tant de critiques et de jérémiades, pourrait s'avérer être un utile délai de réflexion ; et la tendance, également tant dénoncée ces dernières années, à l'intervention étatique systématique dans ces pays européens (en France, mais aussi au Royaume-Uni et en Allemagne malgré les affirmations contraires), pourrait s'avérer comme un très utile garde-fou, une façon d'appréhender avec le maximum de précautions le processus nécessaire de restructuration.

 

Notes

(1) Voir l'article d'Augustine sur l'industrie aéronautique américaine intitulé «Unhappy Anniversary» et publié dans American Aerospace, la revue de l'Association Américaine des Industries Aérospatiales, numéro de février 1997 : «Le coût unitaire des produits aéronautiques militaires a cru à un rythme étonnant et intenable tout au long de l'histoire. Considérons l'exemple des avions tactiques. Comparant l'évolution du coût unitaire par rapport au temps, [...] nous observons que le coût d'un avion tactique a été multiplié en moyenne par 4 tous les dix ans. En extrapolant le budget de la défense selon les tendances de ce siècle, on découvre qu'en 2054 la courbe du coût d'un avion rejoindra celle du budget. Ainsi, au rythme actuel, le budget de la défense entier ne permettra d'acheter [en 2054] qu'un seul avion tactique. »

(2) Voir dd&e, Vol13, n°02, rubrique “de defensa”.

(3) « Defense Planners Wary of Mergers », 29 septembre 1997.

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