Les deux morts

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Les deux morts

15 décembre 2019 – Dans le débat français sur les retraites, totalement surréaliste pour mon compte entre d’une part l’importance de la crise civilisationnelle qu’il illustre et d’autre part la micro-technicité tatillonne des “points” et des “régimes spéciaux” sur laquelle il se fait, une chose a retenu mon attention, peut-être comme par inadvertance ou par désœuvrement dans cette marée de parlottes pour s’y retrouver. C’est l’argument selon lequel, “comme fait tout le monde” selon la doctrine triomphante du panurgisme, notamment en Europe et avec quel succès, il faut travailler plus parce que “l’espérance de vie” s’est notablement allongée. C’est l’expression “espérance de vie” qui m’arrête, et la question qui me vient aussitôt à l’esprit : mais de quelle “vie” parle-t-il donc ?

Mon père est mort à 80 ans. Il était en pleine santé comme on peut l’être à cet âge quand le Ciel favorise votre vieillesse, encore vigoureux, plein d’allant  et marchant d’un bon pas. Il vivait sa retraite à lui au Tholonet, au pied de la Sainte-Victoire et près de la “Tour-Cézanne” où le peintre s’installait parfois pour une des multiples peintures qu’il fit de cette montagne sacrée des Anciens. Un jour, sortie d’achats courants dans quelque magasin, mon père traversait la fameuse Nationale 7 à la sortie d’Aix-en-Provence, “dans les clous”, devant deux voitures arrêtées pour le laisser passer, lorsqu’une moto qui avait eu l’idée de doubler à bonne vitesse ces deux voitures à l’arrêt le frappa de plein fouet et l’envoya valdinguer et retomber sur le crane.

On le retrouva à l’hôpital, en réanimation, puis “sauvé”, c’est-à-dire gardé “en vie”. Simplement, son cerveau était broyé et fermé à jamais, ses yeux absolument vides, et il était devenu ce qu’on nomme amèrement et sans grâce “un légume”. Son sort déchira ma famille : fallait-il le laisser dans cet état ou débrancher la machine pour qu’il s’en aille définitivement ? Cette affreuse querelle installa des rancunes tenaces et mit à jour des hostilités jusqu’alors contenues et domestiquées, entre les partisans de l’un ou l’autre terme du dilemme affreux que les progrès de la médecine imposent aux survivants. Finalement, mon père mourut malgré la machine et ma famille sortit de cette épreuve brisée à jamais.

Ainsi mon père avait-il été, le temps de la survie, créature des statistiques qui vous informent triomphalement de l’allongement de “l’espérance de vie” qui constitue l’un des arguments pour cette civilisation qui est en train de nous fabriquer un simulacre d’immortalité à mi-chemin entre Silicon Fantasy et l’hollywoodisme progressiste-sociétal, sur l’autoroute du transhumanisme. Je ne sais précisément rien des statistiques, toutes ces choses si trompeuses qu’elles m’en paraissent diaboliques, mais il me semble que la survie de mon père fait partie de cette avancée de la science et de l’humanité, et j’aimerais bien savoir combien de tels cas, à une époque où l’on vous fait “survivre” des années et des années dans ces conditions, contribuent à l’allongement de “l’espérance de vie” et donc donnent argument à tous les beaux parleurs qui discourent sur la question de “l’âge-pivot” de la retraite pour renforcer le PIB, la fortune des “plus-riches” et la réputation du capitalisme triomphant de la postmodernité.

Ce qui m’amène à mon sujet. Ne craignez rien, je ne m’engagerai certes pas sur le terrain incertain de l’euthanasie qui permet de ressortir les vieux démons à propos d’une polémique qui n’est que la conséquence de la conséquence d’une catastrophe que nous vivons chaque jour. Je veux vous parler enfin de la question des “deux-morts”, selon l’expression que j’applique à un passage lumineux du livre Homunculus (*) que je suis en train de lire minutieusement et à pages comptées, dont j’ai déjà eu l’occasion de faire quelques citations et commentaires.

... On sait que, pour Marghescu, auteur de l'essai et décrypteur de la “critique dostoïevskienne de l’anthropologie”, la modernité constitue une infamie diabolique résultant d’une prise de pouvoir par la “conscience humaine” s’érigeant en maîtresse absolue du destin de l’être humain, jusqu’alors conduit par les préceptes de la “vie” du monde transmis par la Tradition venue d’une Unité immémoriale. C’est à cette lumière qu’il faut lire ce passage et en faire un objet de méditation pour nos discours sur l’“espérance de vie” en augmentation, et de ce que c’est que la “vie” à ce compte, et de quelle “mort” nous n’osons plus parler vraiment :

« “Tout ce qui est honteux et vicieux porte en soi la mort et tôt ou tard trouve son expiation”, rappelle soudainement Dostoïevski [dans Journal d’un écrivain,] dévoilant le fondement absolu de toute réaction contre la modernité.
» “La mort” est la seule instance à pouvoir opposer son autorité à celle de la conscience humaine et [à]en contester la souveraineté. Mais il ne s’agit pas de cette mort familière – et presque domestiquée – qui fait partie du cycle de la vie, permettant de l’entretenir et de le renouveler, cette mort que l’homme normal [l’“homme traditionnel”], “saturé de jours” comme le dit la Bible, attend comme une délivrance et presque comme un accomplissement. Il s’agit, bien au contraire, de cette autre mort, qui n’est pas celle de la dernière heure, mais qui, restée à l’état sauvage, entoure la vie à chaque instant et la menace comme la pesanteur menace à chaque instant le marcheur ; elle est la manifestation immédiate du néant cosmique et éternel contre lequel la vie se dresse et tente de résister, comme une opposition passagère, menacée et en fait condamnée à l’avance.
» “La vie – remarquait Claude Bernard – est l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort” ; mais cette opposition est gouvernée par une loi précise et suit un chemin bien étroit. Car si “tout est permis” à la conscience, tout ne permet pas de vivre. L’action doit se conformer aux lois de la vie ; lorsqu’elle s’en éloigne, elle introduit subrepticement la mort au cœur du vivant sous la forme de “ce qui est honteux et vicieux” ; cette mort en sortira à son heure comme une “expiation”, dénoncera, condamnera et engloutira ce qui désormais lui appartient. »

Je ne disconviens certes pas de l’importance de la question du débat sur les retraites, mais, en l’opposant pour en mesurer la vanité dans ce cas à la crise civilisationnelle dans lequel il évolue, je demande qu’on se rappelle que ce débat s’insère dans un cadre anthropologique répondant à la description de Dostoïevski (« Tout ce qui est honteux et vicieux porte en soi la mort... »). Toutes les circonstances de nos querelles politiques, sociales, culturelles, sociétales, etc., doivent être considérées par rapport à ce cadre anthropologique d’où elles viennent, lequel cadre figure comme l’arc-boutant de cette architecture civilisationnelle, ou contre-civilisationnelle, qui pèse de tout son poids, qui brûle des cathédrales chargées de lumière sur l’île de la Cité pour construire des tours sataniques à Doubaï.

Notre “espérance de vie” augmente proclament-ils, mais il faut voir de quelle “vie” il s’agit lorsqu’on trouve le courage et la caractère de la considérer du point de vue spirituel, et quelle “mort” elle nous réserve alors, c’est-à-dire au bout du compte de leurs manipulations de comptable-statisticien... Si, pour éviter l’épreuve suprême de la mort, ils parvenaient jamais à créer l’immortalité du transhumanisme alors ils auraient créé le simulacre suprême de faire de Dieu une prison à perpétuité. C’est alors que nous pleurerions sur “la mort de la mort”, celle que, « “saturé de jours” comme le dit la Bible », nous attendons « comme une délivrance et presque comme un accomplissement ».

Ces simples constats démontrent l’impossibilité d’être de cette anthropologie et explique la pression en constante augmentation pour opérationnaliser l’effondrement de notre Tour de Babel. Cela se comprend aisément puisque, bien entendu, toutes ces choses, jusqu’à leur “espérance de vie immortelle” faite d’une immortalité-simulacre, portent en elles le poids du vice et le cri de la honte, et qu’elles ne sont encore parmi nous que pour trouver « tôt ou tard [leur] expiation ». Il est vrai que la modernité, qui est cette œuvre de mort qui a défiguré la mort, doit être jusqu’au bout elle-même, c’est-à-dire doit être jusqu’au terme ce non-être obligé d’attendre « tôt ou tard [son] expiation » pour se révéler dans sa totalité. Pour cette raison, la Grande Crise d’Effondrement du Système prend tout le temps nécessaire pour s’accomplir absolument jusqu’à son terme. “Il faut donner du temps au temps” disait l’autre, même si le “temps” est, par les temps qui courent, particulièrement véloce, rapide, fulgurant, décisif et définitif, – et d’ailleurs oui, justement, parce qu’il est tout cela, aller au terme de la Fin des Temps.

 

Note

(*) Homunculus, Critique dostoïevskienne de l’anthropologie, de Mircea Marghescu, L’Âge d’homme, Lausanne 2005. Voir notamment Les Notes d’Analyse du 11 octobre 2019.